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Le 14 de la rue Perrichont (75016)


Juste en face de du n° 15, auquel j’ai consacré le post du 2 octobre 2018, se dresse l’immeuble du n° 14.

Sa façade n’offre à première vue rien de remarquable. Au regard de son étroitesse, tout y est lourd, épais : le bow-window central bordé de pilastres ioniens est trapu, voire “puissant” si, comme les auteurs du PLU de Paris, l’on veut être aimable à son endroit. Lourds sont les balcons à balustres du 2e étage. Lourdes également les colonnettes qui encadrent le petit balcon asymétrique du 4e étage et la console qui le soutient, comme si, malgré sa petitesse, ce balconnet était fragile et craignait l’effondrement.




Mais il faut se repaître des détails : d’abord les garde-corps de style Art nouveau dessinés par Hector Guimard et réalisés par son fabricant habituel, la fonderie de Saint-Dizier.





Ensuite, l’encadrement sculpté de la porte d’entrée : une guirlande de feuilles s’enroulant en torsades, se heurtant et rebondissant, comme des vaguelettes, sur un buste féminin central. Les traits de cette femme, qui esquisse un sourire plutôt fier, sont bien caractérisés : abondante chevelure frisée, menton lourd, sourcils arqués. Il s’agit donc d’un portrait, mais de qui ? C’est là une question qu’on se posera souvent devant ces immeubles de la Belle-Epoque car les bons bourgeois de l’époque aimaient à s’y faire représenter en buste ou en cariatide (cf. le 13 de la rue Réaumur posté le 1er octobre 2018).





En l’espèce, le Bulletin officiel de la Ville de Paris en date du 23 octobre 1910 nous apprend que le propriétaire du terrain d’assiette de la construction était la “Veuve Schneider”. Il est dommage que le prénom ne soit pas mentionné ni le nom de jeune fille, car des veuves Schneider, cela ne devait manquer dans le Paris d’alors ! D'autant plus que les veuves se lançaient alors volontiers dans des opérations immobilières : "Investir dans la pierre était souvent une opération qui allait de soi pour des femmes atteinte par le sort mais détentrices d'un certain capital" (G. Vigne, Hector Guimard ; Ed. du Patrimoine, 2016, p. 33).

Ce nom permet de rêver et de s’imaginer que nous avons affaire à Hortense Schneider. Alors âgée de 77 ans, celle-ci, qui s'était fait construire non loin de là un hôtel particulier, au 123, avenue de Versailles, aurait pu encore recevoir une sorte d’hommage rétrospectif. Mais, hormis la forme du menton, la ressemblance avec la dame de l’immeuble n’est pas évidente, pas plus qu'on ne retrouve en cette dernière le large visage d'Hortense Schneider. L'ancienne égérie de Jacques Offenbach, divorcée depuis plusieurs années d'un M. de Brionne, n'aurait d'ailleurs eu aucun motif pour s'affubler du titre de "Veuve".

Passons maintenant au sculpteur qui, lui non plus, n’est pas facile à identifier. Son nom en effet n’est pas mentionné sur la façade de l’immeuble. Celui de l’architecte en revanche l’est : Deneu de Montbrun, mais cela ne nous renseigne guère. Cet architecte, qui signait ses réalisations et qui a droit à une notice Wikipédia :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Deneu_de_Montbrun a certes laissé son nom sur d’autres immeubles du quartier, soit les 21 et 23 rue Théophile Gautier, le 32 rue Jean de la Fontaine (Villa Jeanne d’Arc) et le 77 rue Boileau. Nous savons par ailleurs que son adresse professionnelle était située en 1907 au 97, rue Lauriston (B.O. de la Ville de Paris, 23 novembre 1907). En 1910 il la troque contre le 23, rue Théophile Gautier (BO de la Ville de Paris, 16 octobre 1910), soit dans l’immeuble qu’il venait tout juste de construire et dans lequel il s’était donc aménagé un appartement pour lui-même. Mais c’est là tout ce que savons de lui. Nous ignorons notamment son prénom et sa date de naissance. S’agit-il de la même personne qui, à la même époque, naviguait dans les milieux royalistes ? Soit ce Lucien Deneu de Montbrun, qui fut vice-président du Groupe des Etudiants royalistes en 1901 (le Figaro, 2 septembre 1901) puis président du Cercle royaliste d’escrime en 1909 et 1914 (l’Action française, 7 juin 1909 ; le Gaulois, 13 mai 1914). C’est possible, car les dates coïncident, mais il pourrait tout aussi bien s’agir d’un frère ou d’un cousin.

En tout cas, l’architecte peut nous conduire au sculpteur. Sur l’immeuble du 23 rue Théophile Gautier figure la mention gravée de “Pierre D. de Folleville sculpt”. Il serait étonnant que pour deux immeubles voisins, l’un construit en 1907 l’autre en 1911, Deneu de Montbrun ait pu faire appel à deux sculpteurs différents. Ce nom de “D. de Folleville” évoque d’abord celui de Jules Hector Despois de Folleville (1848-1929). Regardé en 1903 comme un “sculpteur bien connu, célèbre par ses magnifiques restaurations du Palais de justice de Rouen, et dont les nombreux ouvrages ont puissamment contribué à la création et au développement du style nouveau” (Gil Blas, 28 janvier 1903), il se signala au sein de la Société industrielle de Rouen, par des communications savantes sur l’architecture et la décoration rouennaises. Il fut actif à Paris, grâce à son amitié avec l’architecte Albert Sélonier (1858-1926), et on lui doit notamment la décoration des immeubles situés au 202, boulevard Raspail (1908) et du 75 boulevard de Grenelle. Toutefois, le sculpteur de l’immeuble de la rue Théophile Gautier se prénomme Pierre, non pas Jules Hector. Il s’agit en vérité du fils de ce dernier, plus précisément de Jules Pierre Despoix de Folleville, né à Rouen le 4 février 1882, décédé à Buires-sur-Ancre le 4 décembre 1953.

Ancien élève de l’Ecole des Arts décoratifs, celui-ci a, comme son père, d’abord embrassé une carrière de sculpteur. Mais en 1914 le sergent de réserve Pierre Despoix de Folleville est mobilisé. Promu sous-lieutenant en 1915, il reste au front jusqu’au 29 mai 1916, date à laquelle il est gravement blessé à Douaumont. Cela lui vaut une citation du général Nivelle, des décorations (Croix de guerre, Légion d’Honneur), mais aussi des séquelles qui le marquent durablement. En 1924, les psychiatres du Val-de-Grâce relèvent des “séquelles de commotion cérébrale. Une amélioration certaine. Cependant on constate encore un état de dépression psychique avec lenteur de l’idéation et de l’expression verbale. Hyperréflexion /sic/ émotive” (tous ces renseignements sont issus du dossier individuel de l’intéressé déposé auprès de la chancellerie de la Légion d’Honneur, accessible sur la base de données “Leonore”). Après la guerre, le pauvre et dépressif P. Despoix de Folleville se retire à Charenton puis à Buires-sur-Ancre, dans la Somme, où il se déclare “expert-architecte-décorateur”. Le post-traumatisme consécutif à la Grande Guerre a eu raison de sa carrière d’artiste et de sculpteur.

Ses décorations signées au 23 rue Théophile Gautier ne sont, il est vrai, guère intéressantes. Mais on lui devra le visage attachant et gaiement enguirlandé de la “Veuve Schneider”.

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