L'Aigle à deux têtes (1947)
Mise en scène et scénario : Jean Cocteau
Images : Christian Matras
Décors : Georges Wakhewitch
Direction artistique : Christian Bérard
Musique : Georges Auric
Interprétation : Edwige Feuillère (la Reine), Jean Marais (Stanislas), Jean Debucourt (Willenstein), Silvia Montfort (Edith de Berg), Jacques Varennes (le Ministre).
Encore regardable, L’Aigle à deux têtes ? Cela peut se discuter. Ceux à qui l’univers de Cocteau est familier peuvent s’y plaire à retrouver, sous un nouveau visage - celui d’Edwige Feuillère en l’occurrence - le personnage de femme à la fois tyrannique et implorante que l’on trouve çà et là dans la vie et l’oeuvre de ce créateur, et qui a pu, selon le temps et les circonstances, s’incarner dans une mère abusive (Les Parents terribles) ou une amante délaissée (La Voix humaine, Le Bel Indifférent).
Dans L’Aigle à deux têtes, les deux variantes se confondent. Edwige Feuillière joue le rôle d’une reine d’âge mûr, portant le deuil inconsolable d’un Roi mort d’accident le soir de ses noces et promenant, depuis, dans tous les palaces et châteaux d’Europe sa peine et ses caprices. Une Sissi qui aurait eu de bonnes raisons d’être mélancolique mais qui n’en concentrerait pas moins, tout comme cette dernière, sur son inutile personne les haines politiques que suscite le spectacle à la tête de l’Etat du luxe et de l’oisiveté. La Reine est pour cette raison tant la cible des groupes “anarchistes” que celle du gouvernement, lassé de devoir subventionner à grands frais le train de vie d’un personnage de cour impopulaire et encombrant. Pour débarrasser d’elle le royaume, le ministre de l’intérieur favorise contre elle un attentat terroriste en faisant pénétrer dans le château où elle réside un jeune poète anarchiste nommé Stanislas, décidé à l’assassiner. Mais le poète en question, outre qu’il se montre bien falot et inoffensif, a le bonheur d’être le sosie du roi défunt. La Reine se trouve donc ravie d’une telle rencontre qui, en la sortant de son ennui, lui offre la double possibilité d’une dernière aventure amoureuse et d’une sortie de scène spectaculaire. Elle séduit le naïf Stanislas, le convainc de s’attacher à elle et, enfin, le manipule de manière à se faire tuer passionnellement par lui, alors qu’elle est en grande tenue d’officier et s’apprête à parader devant ses troupes. Toutes les conditions étant ainsi réunies pour une mort magnifique.
L’action se déroule dans un royaume d’opérette qui rappelle vaguement la Bavière de Louis II. Les personnages de chambellan, d’officier, s’y promènent dans des uniformes rutilants et souvent ridicules mais aucune prise n’est laissée à la parodie ni à l’humour et le ton reste grave. La Reine s’épanche longuement devant des hommes que le respect ou l’embarras rendent muets et se lance dans des monologues pathétiques, y égrenant, comme dans Le Bel Indifférent, questions, réponses, reproches, supplications... Son statut de reine lui permet d’alterner sans invraisemblance chantage affectif et recours à l’autorité.
C’est là une manière non familière de rejouer un mélodrame familial et d’expérimenter une représentation “en costumes” et très transposée des relations mère-fils.
Pourquoi pas ? On comprend que Cocteau, toujours préoccupé de ce même schéma psychologique ou névrotique, ait eu envie d’en varier les décors et de ne pas le confiner à des intérieurs haussmanniens. Mais, justement, ce qui pèche, dans L’Aigle à deux têtes, au delà d’un toile de fond historique qui fait songer à Offenbach plus qu’à Jacques Bainville, ce sont les costumes et les décors. Dus à Christian Bérard et à Georges Wakhewitch, ils sont, malgré tout le respect qui s’attache à ces deux noms, d’une laideur et d’un kitsch qui font sombrer le film très profond dans les abîmes d’un autre temps.
Les uniformes des hommes sont ceux d’une bande dessinée : Le Sceptre d’Ottokar d’Hergé, Le Petit Roi de Soglow. Leurs visages, (rouflaquettes collées à grand-peine par les maquilleuses sur des joues glabres) sont ceux des figurants d’une opérette alors pourtant qu’ils ne sont pas censés prêter à rire.
Les robes de soirée, lors de la scène du bal, devraient de leur côté préfigurer Le Guépard. Mais non ! On remarque surtout l’atroce laideur de la robe bariolée portée par Silvia Montfort (qui joue le rôle ingrat d'une dame de compagnie espionnant sa maîtresse). Quant à la scène finale de l’assassinat, elle ne suscite aucune émotion, tant Edwige Feuillère, en uniforme d’officier (cravache, buffleteries et bonnet à poil) y a l’air d’une danseuse de music-hall dont on s’attend à ce qu’au lieu de mourir en dégringolant sur les marches d’un escalier, elle se lance dans un numéro de claquettes. Ne soyons tout de même pas trop sévères : Cela vaut tout de même le détour que de voir Jean Marais affublé, on ne sait pourquoi - c’est un drôle de vêtement pour un poète ! - d’une culotte de peau tyrolienne qui lui fait exhiber devant sa Reine grosses cuisses, genou écorché et mollets de cycliste.
Bref, beaucoup de choses un peu grotesques dans ce film. On peut toujours rêver à ce qu’il eût été avec une distribution américaine : Erich von Stroheim derrière la caméra, Greta Garbo dans le rôle de la Reine et Cedric Gibbons directeur artistique plutôt que Christian Bérard.