“Souvent, à deux heures du matin, en me retirant chez moi, à Bologne, par ces grands portiques, l'âme obsédée de ces beaux yeux que je venais de voir, passant devant ces palais dont, par ses grandes ombres, la lune dessinait les masses, il m'arrivait de m'arrêter, oppressé de bonheur, pour me dire : Que c'est beau ! En contemplant ces collines chargées d'arbres qui s'avancent jusque sur la ville, éclairées par cette lumière silencieuse au milieu de ce ciel étincelant, je tressaillais, les larmes me venaient tes yeux. Il m'arrive de dire à propos de rien : Mon Dieu ! que j'ai bien fait de venir en Italie !” (Stendhal, cité in : P. Martino : Stendhal ; Boivin, 1934, p. 89).
Le Recteur Pierre Martino, auteur de plusieurs ouvrages traitant de la littérature du XIXe siècle, de Stendhal jusqu’à Verlaine, écrivait à une époque où il ne convenait pas de citer ses sources ni d’insérer des notes même discrètes en bas des pages. Ainsi ne savons-nous pas d’où provient cet extrait de Stendhal que je donne à goûter. Martino le cite en exemple du “lyrisme d’expression” dont use Stendhal lorsqu’il se prend à évoquer sa “volupté d’être en Italie”. De "Rome, Naples et Florence" ? De sa Correspondance ? Peut-être aussi du "Journal d’Italie". Le lyrisme d’expression qui s'y déploie est rare selon Pierre Martino : Stendhal craint toujours de paraître ridicule en s’épanchant et il préfère - à choisir - être trop sec plutôt que verbeux et sentimental. Il ressent par ailleurs les insuffisances de l’expression écrite quand il s’agit de décrire une jouissance presque physique. Juste avant de se lancer dans cette évocation de ses promenades nocturnes, il a indiqué ce qu'était alors son état d'esprit et de sentiment : “J'éprouve une sensation de bonheur de mon voyage en Italie que je n'ai trouvé nulle part, même dans les jours les plus heureux de mon ambition”. Voici donc l’objet à évoquer, fuyant, vague, tel que Stendhal ne les aime pas : “une sensation de bonheur”.
Comment décrire cette sensation autrement que par ce constat qu’elle est éprouvée, et par la réitération de ce fait brut et intraduisible qui rappelle l’amour mais qui n’est pas l’amour ? Stendhal, au risque de se répéter, indique à nouveau que cette sensation est quelque chose qui fondamentalement “s’éprouve“, mais ne se définit pas et ne se peut se comparer pas davantage : “J'éprouve un charme dans ce pays ci, dont je ne puis me rendre compte ; c'est comme de l'amour; et cependant je ne suis amoureux de personne”.
Et alors, échec suprême pour cet analyste qui se targue d’avoir adopté pour méthode d’introspection celle prôné par les Idéologues (Destutt de Tracy, Cabanis, tous ces prétendus géomètres de la pensée que l’on ne connaît plus que par l‘admiration que Stendhal leur portait), pour cet anticlérical moqueur qui vomit Chateaubriand, son flonflon, ses volutes et son imprécision, il se met, faute de mieux, à vouloir faire du Chateaubriand ! du beau Chateaubriand d’ailleurs, plus sobre que son modèle mais qui n’en comporte pas moins tous les procédés stylistiques les plus éprouvés : rythme ternaire, éléments à peine esquissés d’un paysage méditerranéen, mais d’autant plus évocateurs qu’ils ne sont pas qualifiés ; leurs couleurs, leur éclat, ne sont pas précisées : tout est en noir et blanc, puis enfin le crescendo montant vers la note finale, dont on attend qu’elle soit “tenue”, qu’elle se prolonge indéfiniment :
“L'ombre des beaux arbres, la beauté du ciel pendant la nuit, l'aspect de la mère, tout a pour moi un charme, une force l'impression qui me rappelle une sensation tout à fait oubliée...“.
Et alors ? Et alors ? Quelle est-elle, cette “sensation tout-à-fait oubliée” ? Chateaubriand se serait débrouillé pour la relier à un épisode sur lequel il se serait déjà longuement épanché précédemment et dont son lecteur aurait gardé le souvenir. Permettant ainsi à ce lecteur de s’affaisser avec satisfaction, et en la compagnie du Vicomte, dans les coussins confortables d’une mémoire partagée. Pour l’aider, ce lecteur, Chateaubriand peut pousser la complaisance jusqu’à citer précisément la page à laquelle il lui convient de se reporter pour apprécier plus vivement la profondeur d’écho de ses propres évocations : “Si vous n'êtes pas trop las, cherchez au Livre X de ces Mémoires, première Partie b, l'effet que produisit sur moi en 1822 la vision subite de cette femme” (Mémoires d’outre-tombe, t. 3, Flammarion, 1949, p. p. 126).
Mais il n’est pas aisé, pour un prosateur qui se veut, comme Stendhal, spontané, désinvolte, ennemi des artifices, de jouter avec Chateaubriand sur la propre estrade de celui-ci et de le défier au jeu des pigeons s’envolant du chapeau et de la cape. Pour obtenir le même effet, Il lui faut comme opérer un tour de magie ou de télépathie, faire en sorte que sa “sensation oubliée” éveille dans l’esprit du lecteur le souvenir d’une même sorte de sensation, que le lecteur, ce frère, ce semblable, aurait à son tour éprouvée puis oubliée, puis qu’il ressentirait à nouveau, ressuscitée par cet appel qui aura été lancé vers elle.
C’est un jeu mais qui suppose un long entraînement et auquel Stendhal quant à lui a toujours refusé de se contraindre : battre les cartes, les faire disparaître, grimacer devant un jeu de miroirs : lui, jamais ! Mais tant pis, l’élève Beyle s’est risqué au jeu de la poésie et de ses enchantements, il a commencé sa belle phrase, il lui faut la terminer et cette “sensation oubliée”, le public l’attend. Alors, la voici : “Ce que je sentais à seize ans, à ma première campagne”.
C’est donc ça ? Mais que faisait donc Stendhal à seize ans ? De quelle campagne nous parle-t-il ? Une campagne avec des herbes et des vaches ? Ou une campagne militaire ? Et pourquoi cette campagne aurait-elle si émouvante ? Où la note en bas de page qui nous éclairera ? Ah mais oui! c’est du Martino, première édition en 1914, réédition remaniée et refondue en 1934, toujours sans aucun appareil critique ! Bon, eh bien, on n’y comprend rien, échec total !... Stendhal n’enchantera jamais, ne fascinera, n’hypnotisera jamais un public de belles dames à éventails. Laissons cela au Vicomte.
Stendhal se relit, hoche la tête, dépité : la phrase si bien commencée, il n’a pas su la finir, on le reprendra à vouloir être lyrique, à vouloir exprimer des états d’âmes inexprimables. Il est lucide, il fait le constat de son échec, de toute façon, on le sait bien, il est un théoricien du fiasco : “Je vois que je ne puis rendre ma pensée, toutes les circonstances que j'emploie pour l'atteindre sont faibles”.
Mais il ne se décourage pas. Il reprend son élan, saute à nouveau, et alors, c’est cette magnifique évocation des rues de Bologne à deux heures du matin, cette rêverie architecturale où la lune ne dessine que des “masses”, que de “grandes ombres”. Et là, c’est la stase contemplative, le moment où M. Beyle, pressé de rentrer chez lui, s’arrête de marcher, ébloui, content, paralysé, assommé non par la “sensation oubliée”, par on ne sait quel souvenir d’une vie médiocre, d’une vie passée à Grenoble, d’une vie que l’on a bien fait d’oublier, mais par une sensation présente, lourde autant que ces palais qui font masse, opaque comme la nuit dans laquelle il s’enfonce, une sensation qu’il ne peut qu’exhaler. Elle ne s’épanouit pas en delta, ne se perd pas en harmoniques. Au contraire un point d’exclamation la bloque, elle se clôt sur elle-même, trois mots tout simples puis la pâmoison muette : “Que c’est beau !”
Oui, il fait froid, il fait nuit, tout le monde dort, mais que l’Italie est donc belle qui fait s’arrêter le passant qui l’oppresse de bonheur, qui le fait renoncer à faire des phrases ! Je défie tout lecteur de me trouver, dans toute l’oeuvre de Chateaubriand, un seul passage qui comme celui-ci fasse entendre aussi distinctement le cri, le souffle, le soupir étouffé de la volupté pure.