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L'Affaire Dreyfus au jour le jour - Introduction


Apprendre que le disert procureur général de la Cour de cassation qui, en 1903, eut à conclure sur un curieux cas d’épouse dépourvue de vagin fut, également, celui sur les réquisitions de qui le capitaine Dreyfus fut enfin innocenté, donne envie de s’attarder un peu encore auprès du personnage. Je me suis donc reporté sur ce grand arrêt du 12 juillet 1906 dans lequel il eut à requérir et à conclure et qui mit un terme définitif à “l’Affaire”.

Mais le Recueil Dalloz de l’année 1908, dans lequel l’arrêt est publié à la page 565, ne reproduit pas les conclusions de Manuel Baudouin ni son réquisitoire de 800 pages (il fut publié séparément à l'Imprimerie nationale en 1905). L’arrêt lui-même est assez bref si l’on songe à la très longue suite d’actes judiciaires qui le précéda. Cela s’explique, car la Cour n’eut alors à se prononcer que sur les présomptions de culpabilité pesant sur le capitaine Dreyfus. Or celles-ci se résumaient en fait à fort peu de choses : les similitudes de l’écriture du capitaine avec celles de l’auteur du fameux bordereau qui fut trouvé dans la corbeille de l’attaché militaire de l’ambassade d’Allemagne et la probabilité que l’officier ainsi accusé aurait pu se procurer les documents et notes dont ce bordereau dressait la liste et les communiquer à son présumé commanditaire. Pour écarter ces soupçons, un peu plus de quatre pages d’attendus suffirent. Cela paraît beaucoup, suivant nos critères actuels, une page de Dalloz comportant alors à peu près 11.000 signes. Mais les décisions juridictionnelles de l’époque, ainsi que les conclusions des avocats généraux et commissaires du gouvernement, étaient rédigées dans un style bien plus prolixe que de nos jours, de sorte qu’un arrêt de cette longueur n’a en ces années rien d’exceptionnel. Au regard des formidables développements pris par l’Affaire, c’est même donner à celle-ci une forme terminale d’entonnoir ou de sifflet que de la clore ainsi.

S’il est une décision de justice qui justifie qu’on la restitue dans l’ampleur de son contexte, c’est donc bien cet arrêt du 12 juillet 1906. Les rédacteurs du Recueil Dalloz y ont bien-sûr veillé. Ils ont fait précéder la simple reproduction des termes de l‘arrêt par un récapitulatif de l’Affaire, baptisé “dissertation” par son (ou ses) anonyme(s) auteur(s). Il s’étend sur 13 pages extrêmement denses et précises dont l’ensemble constituerait un livre complet, achetable en librairie, si elle avait été publiée dans un format et une police de caractère adéquats. La “dissertation” en question ne constitue pourtant qu’un bien mince résumé des 1001 actes de procédure qui occupèrent les années 1897 à 1899 mais surtout et d’une manière extraordinairement resserrée l’année 1898.

Je laisse pendant quelques moments la parole à ses auteurs car, en introduction, ils présentent les limites de leur travail avec une modestie qui laisse deviner l’importance de la documentation qu’ils eurent à compiler :


“Le présent arrêt des chambres réunies de la cour de cassation met fin à une affaire qui, pendant près de 12 années, a donné lieu à de nombreuses décisions émanées de diverses juridictions, provoqué des lois spéciales, excité dans la presse et au Parlement une agitation qui parfois a faussé la politique générale du pays. L'exposé, même sommaire, de l'ensemble et des faits, des incidents de tout ordre qu'elle a suscités, exigerait des développements excessifs et surtout l'examen de questions différentes de celle que doit traiter un recueil de jurisprudence. Aussi la dissertation qui va suivre ne fera-t-elle mention que des circonstances de fait ou des points de droit dont l’énoncé ou les discussions sont nécessaires pour fixer l'enchaînement, le sens et la portée des principales décisions judiciaires antérieures et donner le commentaire de l'arrêt ci-dessus reproduit. Il convient d'ailleurs d'observer que les affaires de révision sont surtout des affaires de fait (...). Dès lors, à l'occasion d'un arrêt de la Cour de cassation portant révision, au fond, d'une condamnation injustement prononcée, arrêt d'une importance exceptionnelle, l'indication des principaux éléments de fait est indispensable” (D.1908, 1, p. 553).


On ne saurait mieux dire...

En outre, une telle manière de présenter et de raconter l’Affaire, en en privilégiant les aspects juridiques, ainsi qu’il convient de le faire dans “un recueil de jurisprudence”, permet de la reconsidérer aujourd’hui d’une manière neuve.

L’Affaire Dreyfus n’a jamais cessé d’occuper l’actualité (ne pense-on pas, en cet été 2019, à accorder une promotion posthume au colonel Dreyfus ?) et sa bibliographie ne cesse de s’enrichir. Mais ses historiens l’abordent rarement sous un angle exclusivement juridique. Bien qu’avocat, Jean-Denis Bredin, par exemple, n’a pas prétendu, dans sa vivante synthèse intitulée “l’Affaire” et publiée en 1983, faire oeuvre d’historien du droit. Or, selon qu’on en privilégie les aspects policiers, militaires, idéologiques, politiques ou littéraires, l’Affaire change du tout au tout. Aucun de ses acteurs n’a pu parvenir à la maîtriser par toutes ses faces car chacun agissait dans le cercle plus ou moins étroit de ses connaissances ou de ses intérêts. Sur le plan judiciaire notamment, les épisodes ont été tellement nombreux et divers, parfois entremêlés, parfois parallèles, que seul un professionnel du droit directement intéressé par elle pouvait prétendre les connaître en leur entier.

Les journalistes et commentateurs politiques d’alors, notamment, ne suivaient que de loin les affaires de justice et, malgré le précédent de Panama, ils peinaient à se rendre compte qu’elles pussent avoir une incidence politique ou couvrir des passions idéologiques. Ainsi, au début de la décisive année 1898, le calendrier judiciaire est déjà lourdement chargé de décisions de toutes sortes et Emile Zola, la veille, vient de publier son “J’accuse”. C’est précisément ce moment que choisit le chroniqueur politique de la Revue des Deux Mondes pour faire le constat d’un apaisement général des esprits : “Bien que la pacification ne soit pas encore complète, elle a fait d'incontestables progrès. La lutte religieuse, qui a été pendant plusieurs années si ardente, s'est ralentie. La génération nouvelle ne partage pas les passions qui ont enfiévré la précédente ; elle ne les comprend même plus très bien (...). Soit lassitude, soit intelligence plus élevée des besoins actuels du pays, la tendance à l'apaisement sur les questions purement politiques est générale” (F. Charmes : Chronique de la quinzaine ; Revue des Deux Mondes, 14 janvier 1898, p. 475). Et alors que l'Affaire est en train d'exploser, il jette avec une pointe d'agacement que l'opinion publique, déjà, "en paraît bien fatiguée" (Ibid).


Décrire l’affaire par le calendrier des actes de procédure plus ou moins directement liés à elle, c’est donc en projeter le film d’une manière à la fois exacte et irréelle, car les images de cette pellicule, dans leur succession et leur mouvement, n’ont été, sur le moment même, visionnées par personne et ils n’auraient pu l’être.

J’ai donc entrepris, pour y voir clair dans le déroulement factuel de l’Affaire, mais aussi pour m’offrir de ces faits un découpage nouveau, de les reclasser dans un ordre strictement chronologique. “L'ensemble et des faits, des incidents de tout ordre”, soigneusement collationné et ordonné par les rédacteurs du Recueil Dalloz, se trouve ainsi replongé dans son désordre originel. Je ne sais pas s’il existe ailleurs, librement disponible sur Internet, l’équivalent d’un tel déroulé. L’arrêt du 12 juillet 1906 a été officiellement commémoré lors de son centenaire. A cette occasion un site très bien conçu et de consultation agréable a été réalisé par le ministère de la culture : http://www.dreyfus.culture.fr/. Il comporte une chronologie du “périple judiciaire” subi par le capitaine. Mais, évidemment, il ne prétend pas rivaliser en précision et en exhaustivité avec celui qui résulterait d’une utilisation systématique des Recueils Dalloz.

Je commence donc l’aventure avec une première mouture. Mise en ligne à la suite de cette introduction, elle comporte pour l’instant une vingtaine de pages. Elle sera progressivement alimentée au fil de mes explorations et des extraits de jurisprudence que je vais tacher de réunir. Je me réserve également d’insérer dans ces sortes d’éphémérides des faits ou extraits de textes provenant d’autres sources que judiciaires ou administratives, (journalistiques ou littéraires par exemple), du moment qu’ils pourront être datés précisément.

D’ores et déjà une constatation se dégage. Judiciairement, il existe certes stricto sensu une “affaire Dreyfus”. Mais elle se résume à peu de décisions, tant les responsables militaires qui l’ont conduite l’ont honteusement bâclée. il existe surtout, dans les années qui ont suivi le jugement de 1894, une “affaire Zola-Perreux” (Perreux, c’est ce gérant du journal L’Aurore, poursuivi et condamné en même temps que Zola, oublié et délaissé au point que je ne suis pas encore parvenu à connaître son prénom) et surtout une “affaire Picquart”, la plus mouvementée de toute sur un plan juridique. Aucun justiciable n’aura jamais vécu une année de son existence aussi éprouvante et active que l’aura été, pour ce lieutenant-colonel, l’année 1898 ! Heureusement il avait de l’énergie à revendre. On s’en rend compte ci après, par le nombre de pourvois que le futur ministre Georges Picquart, constamment débouté et poursuivi, a formés lors de cette même année, avec non moins de constance que ses adversaires, mais en y ajoutant par rapport à eux le courage et la confiance dans la justice...



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