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Ximenès Doudan (1800-1872) - Introduction


Je ne ne peux dire que ce soit par l’effet du hasard que j’ai appris l’existence du cours qu’Antoine Compagnon a prononcé au Collège de France le 11 avril 2019, ayant pour titre : “Ximenès Doudan ou les célibataires de l’art”.

https://www.franceculture.fr/emissions/les-cours-du-college-de-france/les-cours-du-college-de-france-emission-du-dimanche-11-aout-2019

Google restreint la part du hasard dans nos vies et c’est la sélection faite par Chrome des “Articles pour vous” qui a pris soin de me signaler cette conférence (quand c’est en revanche ma tablette que j’utilise, je suis apparemment, aux yeux de ce GAFA prétendument exempt de fantaisie, un tout autre personnage ; sur cet autre support, il m’informe en priorité que “Nabila est enceinte” ou que “le nouveau cliché de Shy’m en maillot de bain inquiète ses fans”).


Ainsi donc, ce jour-là, 11 avril 2019, une heure de conférence radiodiffusée a-t-elle été dédiée à Ximenès Doudan.

Cela faisait déjà quelque temps que je voulais consacrer à ce personnage une niche dans mon anthologie des auteurs oubliés, tant il y trouvait naturellement sa place. C’est qu’il a anticipé, organisé et théorisé son oubli, s’est revendiqué tel, a prévu dans quel panthéon, tout aussi discret que lui-même l’a été, la minuscule confrérie de ses lecteurs viendrait placer ses cendres.

Peut-être Doudan est-il un peu moins inconnu depuis qu’Antoine Compagnon lui a consacré la dernière conférence de son cycle sur “Proust essayiste”. J’ai bon espoir toutefois qu’une bonne partie de sa personnalité restera dans l’ombre, car que savons-nous de lui ?


Pour ceux qui l’ont connu et estimé de son vivant, il se réduisait à son être social et mondain tant il s’est peu ouvert sur lui-même. Jeune étudiant brillant et désargenté, il est embauché en 1825 par la duchesse Albertine de Broglie pour servir de précepteur à son fils Albert (celui qui deviendra président du conseil et chef du parti de ‘l’Ordre moral” dans les premières années de la IIIe République). C’était alors “un tout jeune homme, d'une figure remarquablement jolie, et qui annonçait une distinction d'esprit plus rare encore” (A. de Broglie, Mémoires ; Calmann-Lévy, 1938, t. 1, p. 5). Immédiatement remarqué et estimé par les Broglie pour son bon esprit et ses talents de conversation, il s’incruste au sein de cette famille ou de ce clan et ne le quitte plus jusqu’à sa mort en 1872. Victor de Broglie, dans ses différents postes ministériels, le prend comme chef de cabinet, de 1830 à 1836. Après quoi il est nommé maître des requêtes au Conseil d’Etat. Mais Doudan ne mettant jamais les pieds au Conseil, reste comme reclus dans ce milieu “Broglie” si particulier, à la fois libéral, hautain et dévot, dont l’austérité a pu s’habiller indifféremment de religion prude et de réserve aristocratique. “Pendant cette longue série d'années, M. Doudan ne devait plus passer un seul jour hors du toit de la maison ; la place de M. Doudan est restée la même : celle d'un fils ou d'un frère adoptif, et il repose aujourd'hui dans la place du cimetière de Broglie réservée à notre famille, à côté des êtres chéris que nous avons perdu” (A. de Broglie, Mémoires, op. cit.).

Ainsi confiné, blotti, il ne fera rien, n’agira ni ne travaillera, n’écrira rien sinon des lettres. Au point que son aboulie, son hypocondrie finiront par agacer quelque peu son ancien élève : “En 1825, M. Doudan n'était alors qu'un inconnu ; mais c'était déjà un esprit d'une portée rare, un cœur susceptible des affections les plus vives et les plus délicates; en un mot, un être d'élite. Malheureusement, c'était (...) déjà ce qu'il n'a jamais cessé d'être, une de ces natures toujours souffrantes qui, par là même, malgré qu'elles en aient, font souffrir ceux qui les approchent (...). Atteint de cette étrange maladie nerveuse, que les médecins connaissent mais ne comprennent pas, et qui fait qu'on se plaint, qu'on s'alarme et même qu'on souffre de tous les maux qu'on n’a pas : tel il a été toute sa vie, tel il était dès lors...” (A. de Broglie, Mémoires, op. cit.).

Après sa mort, un petit ouvrage sera édité rassemblant ses minces écrits : quelques articles de revue et sa correspondance. Trois membres de l’Académie française collaborent à cette publication, alors que lui-même s’est toujours refusé à écrire ce peu grâce à quoi il aurait pu lui aussi se faire élire. Ses amis craignaient du coup que rien ne pût subsister de lui, sinon le souvenir d’un pilier de salon. Mais il fut tout de même un peu lu, son nom reste cité en compagnie de tous les personnages brillants qu’il put fréquenter familièrement (les Broglie, les Haussonville…). Proust dans “Le Côté de Guermantes” charge Mme de Villeparisis d’évoquer sa mémoire en compagnie de ces autres survivants du groupe de Coppet qu’étaient Schlegel, Lebrun et Salvandy.


Le lien - un peu lâche selon moi - est ainsi opéré avec Marcel Proust. Car Antoine Compagnon voit en Ximenès Doudan un de ces “célibataires de l’art” dont Proust redoutait si fortement le destin d’impuissance créative. “Célibat, botanique, mélancolie, scepticisme, angoisse de l’oisiveté, de la vie gaspillée”, c’est ainsi que Compagnon résume une lignée d’artistes sans oeuvre, de destins ratés, qui irait de Joubert à Doudan. Lignée que Proust interrompt : “Il faudrait analyser le miracle qui transforme un Doudan en un Proust”, lance Antoine Compagnon en note finale de son cours.

Mais ce n’est pas en un célibataire de l’art que, pour ma part, je vois en Doudan. Célibataire certainement. Il est impossible de l’imaginer avec femme et enfants s’accrochant à la caravane des Broglie. Mais qu’en est-il de l’art chez lui ?

Doudan ne comprenait rien à la peinture ni à la musique, contrairement à son ami et correspondant Raulin. Il était aveugle au génie de Poussin, sourd à celui de Bach. Il ne comprenait rien non plus à la littérature de son temps : Barbey d’Aurevilly lui reproche de ne pas avoir compris ni goûté Balzac. Mais il n’a pas montré davantage d’intuition, d’ouverture d’esprit et de sûreté de goût, vis-à-vis de Musset, de Sand, de Stendhal, de Flaubert. Ses lettres alimentent le sottisier du faubourg Saint-Germain, de façon certes plus fine que les jugements littéraires du duc de Guermantes et de M. de Norpois, mais sans plus de vraie compréhension des oeuvres. Et ce n’est pas faute d’intelligence ni de capacité de raisonnement, mais faute d’émotion, d’élan. Derrière l’entortillement précieux de son style (que Proust aurait eu plaisir à imiter s’il n’avait été trop démodé pour être celui d’un personnage de La Recherche), Doudan ne laisse filtrer aucun sentiment ni aucun souffle, aucune chaleur ni lumière. Or, du souffle, de l’émotion, de la ferveur, les célibataires de l’art, tels que Proust les décrit, en ont à revendre : ils en débordent, ils s'exclament, ils applaudissent ! La volupté que l’art procure à ceux qui savent le goûter en plénitude, ils en font généreusement offrande à chaque concert, à chaque exposition de peinture. Là où Doudan reste dans sa petite chambre à renifler ses dégoûts et ses réticences.


Il ne faut pas trop le comparer à Swann ni au Proust des "Plaisirs et les Jours". Ce pauvre Doudan n’a pas leur fortune, leur liberté ni leur audace de comportement. Il est subalterne, impécunieux, il a la crainte de déplaire à ses maîtres. Toute sa vie il est resté un subalterne, vivant aux crochets d’une famille qui le tolérait à sa suite et à sa table, plus haut placé que le professeur de piano mais moins que la cousine restée célibataire. En outre, il n’a jamais osé avouer qu’il avait une famille, parce que cette famille, c’était celle d’un failli et qu’avouer une telle filiation aurait été pour lui la honte suprême. Le halo de mystère que Doudan entretenait ainsi autour de ses origines, sa présence obstinée et inexplicable parmi les Broglie, faisaient voir en lui un de ces bâtards disgraciés et sournois comme les meilleures familles en cachent : “Cette longue intimité, si peu conforme aux habitudes de la société, a fait faire je le sais, à ceux qui voyaient un étranger si familièrement établi parmi nous beaucoup de suppositions plus ou moins charitables” (A. de Broglie, op. cit.).

S’il est des personnages de la littérature romanesque en la compagnie desquels il y a lieu de le laisser, ce sont ses collègues de la même profession : les précepteurs, les gouvernantes, les dames de compagnie . Cette petite troupe vêtue de noir, à la mine modeste, qui s’exprime précautionneusement et en recherchant ses mots, qui désire en secret, vit dans le respect et la jalousie, tait ses ambitions et macère ses tentations envieuses. Chez les hommes, ce sera Julien Sorel ou Robert Greslou, chez les femmes Jane Eyre et Rebecca.

Ces caractères ancillaires savent, dans les romans, sinon parfois dans la réalité, unir ambition sociale et conquête amoureuse. Ils s’introduisent dans la famille qui les emploie, ils en forcent les portes ou bien s'y faufilent de manière plus ou moins tortueuse. Rien de tel concernant Doudan. C’est un Julien Sorel qui, n’ayant jamais osé saisir la main de Mme de Rénal, aurait ainsi sauvé sa tête et ses petits appointements. On ne peut par exemple imaginer que Doudan n’ait pas été amoureux d’Albertine de Broglie, la fille douée et sacrifiée de Mme de Staël et, dit-on, de Benjamin Constant ; qu’il n’ait pas été tenté par l’idée de s’en faire aimer, elle dont l’union avec le sinistre et irréprochable Victor de Broglie fut si frustrante. Mais non, il est resté sagement à sa place car il aurait eu tout à perdre en cas de scandale. Si le Rouge et le Noir est resté sans effet sur lui, il a médité la leçon du Tartuffe : rester à sa place, réfréner ses ardeurs, ne pas fâcher ni trahir Orgon.

Doudan ne savait lire ni apprécier les romans, encore moins les écrire, pas davantage les vivre. Il est resté en dehors du roman, en dehors de l’art, en dehors aussi de la religion de l’art, car il est resté sceptique et méfiant en ce domaine comme dans les autres ... En une belle expression, Barbey d’Aurevilly a dit de lui qu’il eut le “goût exquis de l’obscurité”. Ayant tout connu de cette obscurité, s’y étant complu comme en une chambre close, y ayant également joui d’un certain confort, Ximenès Doudan nous fait plus qu’aucun autre ressentir la part de contentement et de fierté secrète qu’elle suscite chez celui que, toujours, la méconnaissance et les plaintes ont enveloppé de leurs ombres protectrices.


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