"Ce pauvre Léon..." (E. de Goncourt) 2
Toute sa vie, Léon Daudet a gardé rancune à Manuel Baudouin, d’une part, d’avoir prononcé un divorce qu’il n’avait pas sollicité, d’autre part, de lui en avoir imputé la faute. Le fait que, peu d’années après, le même Manuel Baudouin se signale pour ses positions en faveur de l’innocence de Dreyfus, que lors de l’instruction du second procès de révision il prenne la liberté d’houspiller le général Mercier et qu’il parvienne ensuite à faire triompher ses idées révisionnistes à la Cour de cassation n’a évidemment pas contribué à redorer son image aux yeux de celui qui était devenu entretemps un chef de l’Action française. Mais la faute initiale de Baudouin demeure tout de même bien dans la manière volontariste dont il est intervenu pour résoudre une querelle conjugale qui concernait directement Léon Daudet. Qui le concernait lui en tant que jeune homme aux yeux rougis de larmes, et non en tant que politicien vitupérant. Si un procès a pu lui importer en ces années-là, ce fut le procès Daudet-Hugo 1895, non le procès Dreyfus 1894.
J’ai dit que Léon Daudet ne se remit jamais de son divorce. Octave Mirbeau, voulant caractériser la forme que prit chez lui la satire, "énorme, passionnée", la voit surgir, en flots "d'improvisation torrentueuse", "des sources les plus profondes de l'enthousiasme déçu et de l'amour trahi" (Le Journal, 6 décembre 1896). Léon Daudet ne se remit pas davantage des autres éléments de trouble et de désarroi affectifs et professionnels que furent pour lui, dans ces mêmes années, d’une part, la maladie et la mort de son père, pris dans des souffrances que Léon, reconverti en infirmier et aide-soignant, ne parvint pas à apaiser, et, d’autre part, son échec à l’internat en 1891 et son renoncement à devenir médecin.
Les deux événements sont liés. Le désir d’apaiser les douleurs que causait à son père la syphilis dont il souffrait a nourri son souhait de devenir médecin. Mais l’échec total qu’il constata des médications et des remèdes expérimentées sur Alphonse Daudet par les plus grandes sommités médicales de l’époque le dégoûta desdites sommités et de leur prétendue science : “L'inertie de la thérapeutique, en face de lésions qui devraient être curables, au moins modifiables, me surprenait et m'indignait. Alors, à quoi bon l'étude, à quoi bon les concours, à quoi bon le sacrifice des belles années de l'existence, si l'on devait aboutir à ce nihil, à cette abstention, à des palliatifs pires que tout, comme la morphine ?” (L. Daudet, cité in E. Weber : L’Action française ; Fayard, 1985, p. 64, n. a). Il fallut alors à Léon Daudet se réinventer professionnellement et à 30 ans, ce ne lui fut pas très facile...
D’autant que son divorce eut pour lui d’autres conséquences qu’affectives ou familiales : il le coupa du courant de la gauche libérale, “éclairée”, progressiste et bien installée dans la vie qui était celle de Jeanne Hugo et de son beau-père Edouard Lockroy. Un écrivain en proie, comme le fut Léon Daudet, à une déception amoureuse peut faire le choix d’en faire le sujet d’un roman ou de poésies, et écrire à la manière de Paul Bourget un récit démontrant les méfaits du divorce. Mais ce même écrivain peut aussi, pour des raisons qui seront personnelles et non plus littéraires, prendre l’option inverse et se taire. Ce choix du silence fut celui de Léon Daudet. Tout au long d’une oeuvre prolixe, dans laquelle il parla abondamment de lui, de ses passions et de ses haines, Léon Daudet ne fit quasiment jamais d’allusions à sa séparation. Le texte que je cite en entrée est l’une des rares exceptions et ce qu’il contient de personnel reste voilé (Daudet évoque “un divorce”, sans préciser qu’il s’agit du sien). De même, il n’écrivit que de rares fois, et dans un contexte qui rendait la chose indifférente, le prénom et le nom de sa première femme.
Mais cette réserve qu’il s’imposa vis-à-vis de Jeanne Hugo, il n’était pas question que Léon Daudet en fît également bénéficier le cercle de barbus républicains qui entourait celle-ci. Ces bonnes figures, largement inoffensives et oubliées, se sont donc retrouvées, dans ses livres de souvenirs et ses articles de polémique, la cible principale de ses attaques et de ses moqueries. La verve méchante et railleuse sous laquelle il accable ces braves sénateurs de la Lozère ou des Basses-Pyrénées serait incompréhensible s’il ne s’était agi d’une manière détournée de règler ses comptes avec une “ex”.
On sait que Daudet ne craignait, dans la polémique, ni l’outrance ni la démesure, au risque d’ailleurs de ne pas toujours être pris au sérieux. Il est toutefois un personnage qui suscita en lui une haine à ce point insistante, résolue et emphatique qu’en comparaison, toutes ses autres moqueries semblent perdre en virulence, comme pâlies sous la lumière pas encore tout-à-fait éteinte d’une amitié ancienne. Ce personnage, c’est Alfred Naquet.
Quand il s’agit de Naquet, alors là ! Daudet s’empourpre, le thermomètre s’enflamme comme dans un dessin animé de Tex Avery, on croirait lire du Rebatet “se payant” François Mauriac, Céline rageant contre Sartre. C’est que, sur Alfred Naquet, ce “damné en promenade terrestre”, dont Daudet reconnaît par ailleurs l’honnêteté et la sincérité (même si c’est dans le mal), pèse le poids d’un crime sans nom : il est “l'auteur de la loi du divorce”. C’est un juif, certes, et en plus “un juif non assimilé”, mais il n’est pas le seul dans ce cas. Il est le seul, par contre, que Daudet décrive en des termes sataniques qui font parfois songer, lorsqu'il fulmine ainsi, à un Bernanos roulant contre le Mal des yeux et des moustaches. Ainsi évoque-t-il tout à tour, parlant de Naquet, sa “libido du néant”, sa “ténacité dans la destruction”, son “goût du délabrement, de la corruption et de la mort”, une passion pour “ce qui se décompose, ce qui se dégrade, ce qui se putréfie, les larmes familiales, le deuil national, l’émeute, la guerre civile, tous les fléaux…”. Quoique, heureusement, il n’ait pas “réalisé ici-bas le millième du mal qu’il souhaitait y accomplir...” (L. Daudet : Au temps de Judas ; Souvenirs et polémiques, coll. Bouquins, 1992, p. 552-553).
Ce que Naquet a eu le temps de réaliser, c’est tout de même cela : cette loi du divorce, qui a été son oeuvre, celle à qui il a donné son nom, et qu’il faut entendre, selon Daudet, comme un plan de dissociation de “la famille française”. L’appliquer, cette loi, à la manière de juges tels que le Président Baudouin, c’est couper en deux “les petits Français, rejetant du côté du père et des grands-paternels le tronçon n° 1, du côté de la mère et des grands-maternels le tronçon n° 2”. C’est faire en sorte, également, que ces “enfants de divorcés, se rappelant leur condition malheureuse, redoutant de la renouveler pour leur descendance”, aient “une tendance naturelle à restreindre la natalité” et soient incités à ne retenir “du mariage que le plaisir ou l'intérêt immédiat”. De sorte que “la première victime de l'insanité politique, législative, morale, sociale, c'est toujours l'enfant, soit à naître, soit naissant, soit grandissant”. Cet enfant, l’Etat le sèvre de ses parents, de leur “conjonction indispensable”. “Il le fait grandir dans l'incertitude et dans la confusion familiales” (L. Daudet : Le stupide XIXe siècle ; Souvenirs et polémiques, coll. Bouquins, 1992, p. 1268-1269).
Les spécialistes ou biographes de Daudet que j’ai consultés (B. Oudin, J.N. Marque, E. Vatré) ne comprennent pas l’hostilité que Daudet marqua constamment à l’égard de la loi Naquet. Ils pensent que, du fait de sa situation de divorcé, il a au contraire “profité” ou “bénéficié” de cette loi et qu'en tonnant contre la loi de 1884, il se montre bien ingrat. En fait, cette loi, il n’a fait que la subir... Si l’un des conjoints en a “bénéficié”, cela a été Jeanne, laquelle s’est ensuite remariée à Jean Charcot, l’explorateur de l’Arctique, pour en divorcer ensuite et épouser un troisième mari.
De 1897 à 1903, année de son second mariage, Léon Daudet n’a plus su à quelle famille se raccrocher. En divorçant de sa femme, il a également rompu avec la famille républicaine à laquelle il avait cru appartenir. En rédigeant Les Morticoles, satire du monde médical, il s’est brouillé avec la corporation des médecins. La mort de son père, celle d’Edmond de Goncourt, qui font de lui un ayant-droit ou un exécuteur testamentaire, le privent des éléments protecteurs du cocon familial et social dont il avait pris l’habitude. Alors, pendant ces années d’inconsistance et de “confusion familiale”, il s’agite, tourne en rond, se bat en duel pour des motifs futiles… S’il s’extrait finalement de cette situation d’incertitude où le place son isolement, c’est par le mariage le plus endogame qui soit : il épouse Marthe Allard, fille de la sœur de son père, laquelle avait épousé le frère de sa mère. Marthe, encore plus antisémite et nationaliste que lui, lui présente le comte de Paris de la cause duquel il s’engoue et, surtout l’incite à entrer à l’Action française. Celle-ci sera pour lui une seconde famille qui se substituera à la première. Il lui dispensera son rire, sa faconde et son éloquence de tribune. Elle le comblera en retour de reconnaissance, d’hommages et d’embrassades et il ne la quittera plus jusqu’à sa mort. Il trouvera dans son second mariage et le militantisme la sécurité, la stabilité, et aussi l'enfermement qu’Elsa Triolet et le PCF apporteront de même à Louis Aragon lorsque celui-ci sortira, déboussolé, de la liaison avec Nancy Cunard
La blessure toujours vivante que Daudet a gardée de son divorce et de la rupture sociale et idéologique qui en a été la suite, rupture qui l’entraînera par la suite à se méfier profondément de toute exogamie, je ne connais qu’Eugen Weber pour en avoir perçu l’importance : “En 1891, Léon épousait Jeanne Hugo, sœur de son meilleur ami, Georges Hugo, et petite fille du poète. Le mariage, mariage civil seulement, ne fut pas une réussite. Le couple eut un fils et divorça en 1895. Il semble que Daudet ait contracté à la suite de cette expérience malheureuse une rancune durable à l'endroit de ses ex-amis. Ses souvenirs, mordants toujours, mais généralement de bonne humeur, paraissent se rembrunir dès qu’apparaît la famille Hugo, et il n'est pas impossible que ce ressentiment personnel ait influencé son attitude politique ultérieure” (E. Weber : L’Action française ; Fayard, 1985, p. 63).
On pourrait écrire en effet une histoire politique de la France en l’abordant par sa face la moins empruntée, celle du droit, non celui des institutions politiques, mais le droit des biens, le droit des personnes… Qui était bâtard ou enfant légitime ? qui était divorcé ou fils de famille ou mari en séparation de biens ? qui était propriétaire et de quoi ? de forêts ou de titres ? d’immeubles locatifs ou de hardes ? Péguy, qui avait dilapidé dans les Cahiers de Quinzaine toute la dot de sa femme républicaine, aurait bien voulu divorcer mais ne l’a jamais pu. Vaille que vaille, il est resté républicain. Daudet, qui ne voulait pas divorcer de la sienne, s’est finalement remarié avec une royaliste. A la suite de quoi il est devenu royaliste. Comme si les idées politiques faisaient, partie, au même titre que les meubles de la chambre à coucher, des biens de la communauté...