"Et des luttes les plus vives, rien ne subsiste..."
- Jean-Pierre Demouveaux
- 31 août 2019
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 15 févr.

Edgar Zevort (1842-1908) est le premier historien de la IIIe République. D’une vingtaine d’années seulement l’aîné de son sujet d’études, il a marché, dans ses livres, avec un léger temps de retard sur l’histoire en train de se faire : son “Histoire de la IIIe République” notamment, a été entreprise en 1879, soit au moment même où cette République, sortant des limbes, achevait de se mettre en place. Chacun des volumes se rapportant ainsi à une tranche de cette histoire antérieure de 10-20 ans à la date de sa sortie en librairie, il s’en échappait, pour les lecteurs d’alors, comme un mince fumet de cendres : le souvenir spectral d’événements politiques dont autrefois eux-mêmes avaient été les témoins et que, sans s’en être rendu compte, ils avaient déjà eu largement le temps d’oublier. C’est ce sentiment contradictoire de relative jeunesse et d’oubli prématuré que retire en 1898 de la lecture d’un des tomes le chroniqueur anonyme qui, dans “L’Illustration”, était chargé de présenter les “nouveaux livres” aux lecteurs du magazine. Ce chroniqueur (dont j’aimerais bien connaître le nom car ses chroniques étaient parfois piquantes) s’en étonne et voit dans ce décalage l’effet de ce qui ne se nomme pas encore “l’accélération de l’histoire”. Daniel Halévy, n’avait pas encore inventé la formule, qui date de 1948. Mais déjà, cinquante ans auparavant, le phénomène était perceptible :
“Avec un sérieux imperturbable, M. Zévort poursuit son histoire de notre Troisième République. Il parle de M. Andrieux et de M. Rouvier sur le même ton que d'autres historiens nous parleraient d'Alcibiade ou du surintendant Fouquet ; et au premier abord, cette façon de traiter nos contemporains ne laisse pas de sembler étrange. Mais on s'aperçoit bientôt, au cours de la lecture, que si les acteurs qui nous montre en scène vivent encore, la comédie politique où ils ont tenu des rôles est pour le moins aussi lointaine, aussi finie et aussi oubliée, que si de longs siècles nous en séparaient. Le temps marche plus vite, décidément, dans l'âge de la vapeur qu’il ne faisait autrefois. Chaque année nouvelle détruit jusqu’au souvenir de la précédente ; et des luttes les plus vives, des entreprises les plus importantes, rien ne subsiste, même dans notre mémoire. C'est, d'ailleurs, ce qui rend si intéressante la lecture de cette histoire de M. Zévort, tant au point de vue des faits qu'elle nous rappelle, qu'à celui des méditations et de l'enseignement qu'elle suggère. Du 4 février 1879 au 14e décembre 1887, ses deux limites extrêmes, quelle effrayante consommation d’hommes, de projets de loi, de discours et de polémiques ! Et tout cela pour aboutir à la chute de Jules Grévy et à l'avènement du boulangisme, en attendant que celui-ci s'effondre à son tour !” (L’Illustration, 5 novembre 1898, p. 302).
Si nous transposons à notre propre époque les remarques de ce journaliste d’il y a un siècle, c’est à dire en les appliquant à une époque de 10 à 20 ans en arrière de la nôtre, ce sont les années du 4 février 1999 au 14 décembre 2007 qui se rappelleront à notre souvenir. Quelles étaient alors les figures marquantes de la vie politique, celles qui alimentaient en projets de loi, en discours et en polémiques les électeurs et la presse ? Jacques Chirac, Lionel Jospin, Dominique de Villepin…
Dans l’esprit de qui ces noms évoquent-ils encore l’image de luttes, d’entreprises encore vivantes en existantes ? Qui peut bien s’intéresser, par exemple, à Lionel Jospin ? Qui détient encore dans sa mémoire des préceptes, des retours d’expérience, venant de cet ancien premier ministre, qui puissent être d’une utilité quelconque pour un jeune homme de 20 ans ? Même l’ennui poli qu’il suscitait a disparu de nos mémoires, de même que l’agacement ou l’admiration qu’inspirait de son côté Dominique de Villepin. Il semble donc qu’il nous faille tenir pour acquis, dans le domaine de l’histoire politique en tout cas, ce troublant constat fait par le chroniqueur de l’Illustration : “Chaque année nouvelle détruit jusqu’au souvenir de la précédente”.
Cette conclusion désabusée d'un journaliste inconnu m’amène à clarifier le terme sous lequel je regroupe et unifie la plupart des chroniques de ce site : qu’est-ce qui est inactuel ? Quelle différence entre ce qui est inactuel, ce qui est passé et ce qui est oublié ?
L’inactuel, selon moi, c’est cette part du passé qui résonne avec l’actualité, qui la contredit ou bien qui la confirme, la rappelle ou l’abolit. Qui fait tinter en elle l’écho de son inactualité future. Qui lui promet le néant absolu ou ou une survie inespérée. Sans qu’on puisse prévoir le son que leur rencontre plus ou moins brutale provoquera en nous, c’est le choc à coup sûr bruyant de deux temporalités, de deux fils d’événements et de pensées qui ont cheminé en leur temps, en s’ignorant mutuellement.
Le passé, en soi, ce n’est rien ou pas grand-chose... La part dans nos vies de répétition et de banalité profonde, là où l’espèce, tranquillement et inconsciemment, respire, se nourrit et se reproduit. De lui, nous pouvons simplement faire le constat qu'il a silencieusement passé, qu’il n’est plus, car les personnes qui s’étaient chargées, il y a un siècle, de lui apporter leur petite contribution généalogique ont laissé leur place à d’autres. Les historiens des mentalités labourent de temps en temps quelques lopins de cette campagne indéfiniment et ennuyeusement cultivable, aussi vide d’individus, de sons et d’animaux que les plaines de la Beauce.
L’oublié, enfin, a lui aussi disparu radicalement de nos mémoires mais sans qu’il y soit de sa faute. C’est le fait du hasard, de la malchance : le guignon qui s’attache aux vies obscures, aux années sans dates et aux oeuvres avortées. Cet oubli peut d’ailleurs être volontaire. C’est résolument que nous avons décidé d’oublier Béranger et François Coppée, tant ils ont eu plus que leur part de gloire imméritée. La postérité a ses têtes et aussi ses exigences de justice ! Je ne donne pas cher non plus de la renommée de Jacques Prévert dans les décennies prochaines. Peut-être ne se souviendra-t-on plus de lui que grâce à Michel Houellebecq qui a dit de lui qu’il était un con. Ce qui contraindra les houellebecquiens de 2050 à rechercher dans Wikipédia qui pouvait avoir été ce “Jacques Prévert”, suffisamment fameux à la fin du XXe siècle pour avoir mérité de tels sarcasmes...
L’oubli qui touche Lionel Jospin est autre. A certains égards, cette allégorie politicienne du creux (raide à l’extérieur, vide à l’intérieur) fait encore partie de notre actualité : il vit encore, perçoit une rémunération en tant que membre du Conseil constitutionnel ; certains journalistes politiques, ceux qui ont plus de 40 ans, en parlent encore, se souviennent vaguement de lui, évoquent sa campagne présidentielle ratée de 2002. Il n’est pas encore la partie morte non de notre passé, non plus que le fragment d’un temps qui serait déjà historique. Il est plutôt la part décomposée de notre actualité, son humus, celle que l’on trouve, plus ou moins humide et odorante, quand on gratte les fleurs et l’herbe. Il est pour nous ce qu’était Rouvier pour les Français de 1898. Oublié, pas encore inactuel.
En cette qualité de politicien oublié, il reste à la disposition de tous les Edgar Zévort du présent et du futur. Mais avec cette différence dans la manière dont il sera traité par eux que le vrai Zévort écrivait à destination d’un public très peu avare de son temps de lecture. A cette époque, 4 tomes n’étaient pas de trop pour couvrir 30 ans de vie politique. Rouvier avait l’assurance d’y être traité long en large, avec le même sérieux “imperturbable” qu’Alcibiade ou que le surintendant Fouquet. Lionel Jospin, Dominique de Villepin ne peuvent, à court terme, miser sur les interminables loisirs d’un peuple de rentiers.
J’en suis médiocrement ému à vrai dire… Ils sont en bonne partie responsables de la disparition de cette catégorie de lecteurs, laquelle disposait de suffisamment de temps à perdre pour le consacrer à des politiciens en retraite. Rouvier aussi a sa part de responsabilité. Et encore davantage cette sombre ganache de Charles Dupuy, qui était président du Conseil en novembre 1898, lors de la parution du numéro de “L’Illustration” plus haut cité, et que Jacques Reinach nous déclare avoir été un “politicien retors, sans principes, Machiavel de réfectoire” (J. Reinach : Histoire de l’Affaire Dreyfus ; La Revue blanche, 1901, t. 1, p. 5). Mais tel que décrit par Reinach, Dupuy m’attire. Je sens en lui, dans l’ondoyante médiocrité qui était la sienne, dans son absence de principes, une vocation à l’inactuel, à un post futur. Mais Jospin, là vraiment, non je n’y arrive pas… Il peut encore rester oublié un certain temps !
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