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"Et des luttes les plus vives, rien ne subsiste..." 1


Edgar Zevort (1842-1908) est le premier historien de la IIIe République. D’une vingtaine d’années seulement l’aîné de son sujet d’études, il a marché, dans ses livres, avec un léger temps de retard sur l’histoire en train de se faire : son “Histoire de la IIIe République” notamment, a été entreprise en 1879, soit au moment même où cette République, sortant des limbes, achevait de se mettre en place. Chacun des volumes se rapportant ainsi à une tranche de cette histoire antérieure de 10-20 ans à la date de sa sortie en librairie, il s’en échappait, pour les lecteurs d’alors, comme un mince fumet de cendres : le souvenir spectral d’événements politiques dont autrefois eux-mêmes avaient été les témoins et que, sans s’en être rendu compte, ils avaient déjà eu largement le temps d’oublier. C’est ce sentiment contradictoire de relative jeunesse et d’oubli prématuré que retire en 1898 de la lecture d’un des tomes le chroniqueur anonyme qui, dans “L’Illustration”, était chargé de présenter les “nouveaux livres” aux lecteurs du magazine. Ce chroniqueur (dont j’aimerais bien connaître le nom car ses chroniques étaient parfois piquantes) s’en étonne et voit dans ce décalage l’effet de ce qui ne se nomme pas encore “l’accélération de l’histoire”. Daniel Halévy, n’avait pas encore inventé la formule, qui date de 1948. Mais déjà, cinquante ans auparavant, le phénomène était perceptible :


“Avec un sérieux imperturbable, M. Zévort poursuit son histoire de notre Troisième République. Il parle de M. Andrieux et de M. Rouvier sur le même ton que d'autres historiens nous parleraient d'Alcibiade ou du surintendant Fouquet ; et au premier abord, cette façon de traiter nos contemporains ne laisse pas de sembler étrange. Mais on s'aperçoit bientôt, au cours de la lecture, que si les acteurs qui nous montre en scène vivent encore, la comédie politique où ils ont tenu des rôles est pour le moins aussi lointaine, aussi finie et aussi oubliée, que si de longs siècles nous en séparaient. Le temps marche plus vite, décidément, dans l'âge de la vapeur qu’il ne faisait autrefois. Chaque année nouvelle détruit jusqu’au souvenir de la précédente ; et des luttes les plus vives, des entreprises les plus importantes, rien ne subsiste, même dans notre mémoire. C'est, d'ailleurs, ce qui rend si intéressante la lecture de cette histoire de M. Zévort, tant au point de vue des faits qu'elle nous rappelle, qu'à celui des méditations et de l'enseignement qu'elle suggère. Du 4 février 1879 au 14e décembre 1887, ses deux limites extrêmes, quelle effrayante consommation d’hommes, de projets de loi, de discours et de polémiques ! Et tout cela pour aboutir à la chute de Jules Grévy et à l'avènement du boulangisme, en attendant que celui-ci s'effondre à son tour !” (L’Illustration, 5 novembre 1898, p. 302).


Si nous transposons à notre propre époque les remarques de ce journaliste d’il y a un siècle, c’est à dire en les appliquant à une époque de 10 à 20 ans en arrière de la nôtre, ce sont les années du 4 février 1999 au 14 décembre 2007 qui se rappelleront à notre souvenir. Quelles étaient alors les figures marquantes de la vie politique, celles qui alimentaient en projets de loi, en discours et en polémiques les électeurs et la presse ? Jacques Chirac, Lionel Jospin, Dominique de Villepin…

Dans l’esprit de qui ces noms évoquent-ils encore l’image de luttes, d’entreprises encore vivantes en existantes ? Qui peut bien s’intéresser, par exemple, à Lionel Jospin ? Qui détient encore dans sa mémoire des préceptes, des retours d’expérience, venant de cet ancien premier ministre, qui puissent être d’une utilité quelconque pour un jeune homme de 20 ans ? Même l’ennui poli qu’il suscitait a disparu de nos mémoires, de même que l’agacement ou l’admiration qu’inspirait de son côté Dominique de Villepin. Il semble donc qu’il nous faille tenir pour acquis, dans le domaine de l’histoire politique en tout cas, ce troublant constat fait par le chroniqueur de l’Illustration : “Chaque année nouvelle détruit jusqu’au souvenir de la précédente” (à suivre).



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