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"Et des luttes les plus vives, rien ne subsiste" 2


“Chaque année nouvelle détruit jusqu’au souvenir de la précédente”.

Cette conclusion désabusée d'un journaliste inconnu m’amène à clarifier le terme sous lequel je regroupe et unifie la plupart des chroniques de ce site : qu’est-ce qui est inactuel ? Quelle différence entre ce qui est inactuel, ce qui est passé et ce qui est oublié ?

L’inactuel, selon moi, c’est cette part du passé qui résonne avec l’actualité, qui la contredit ou bien qui la confirme, la rappelle ou l’abolit. Qui fait tinter en elle l’écho de son inactualité future. Qui lui promet le néant absolu ou ou une survie inespérée. Sans qu’on puisse prévoir le son que leur rencontre plus ou moins brutale provoquera en nous, c’est le choc à coup sûr bruyant de deux temporalités, de deux fils d’événements et de pensées qui ont cheminé en leur temps, en s’ignorant mutuellement.

Le passé, en soi, ce n’est rien ou pas grand-chose... La part dans nos vies de répétition et de banalité profonde, là où l’espèce, tranquillement et inconsciemment, respire, se nourrit et se reproduit. De lui, nous pouvons simplement faire le constat qu'il a silencieusement passé, qu’il n’est plus, car les personnes qui s’étaient chargées, il y a un siècle, de lui apporter leur petite contribution généalogique ont laissé leur place à d’autres. Les historiens des mentalités labourent de temps en temps quelques lopins de cette campagne indéfiniment et ennuyeusement cultivable, aussi vide d’individus, de sons et d’animaux que les plaines de la Beauce.

L’oublié, enfin, a lui aussi disparu radicalement de nos mémoires mais sans qu’il y soit de sa faute. C’est le fait du hasard, de la malchance : le guignon qui s’attache aux vies obscures, aux années sans dates et aux oeuvres avortées. Cet oubli peut d’ailleurs être volontaire. C’est résolument que nous avons décidé d’oublier Béranger et François Coppée, tant ils ont eu plus que leur part de gloire imméritée. La postérité a ses têtes et aussi ses exigences de justice ! Je ne donne pas cher non plus de la renommée de Jacques Prévert dans les décennies prochaines. Peut-être ne se souviendra-t-on plus de lui que grâce à Michel Houellebecq qui a dit de lui qu’il était un con. Ce qui contraindra les houellebecquiens de 2050 à rechercher dans Wikipédia qui pouvait avoir été ce “Jacques Prévert”, suffisamment fameux à la fin du XXe siècle pour avoir mérité de tels sarcasmes...

L’oubli qui touche Lionel Jospin est autre. A certains égards, cette allégorie politicienne du creux (raide à l’extérieur, vide à l’intérieur) fait encore partie de notre actualité : il vit encore, perçoit une rémunération en tant que membre du Conseil constitutionnel ; certains journalistes politiques, ceux qui ont plus de 40 ans, en parlent encore, se souviennent vaguement de lui, évoquent sa campagne présidentielle ratée de 2002. Il n’est pas encore la partie morte non de notre passé, non plus que le fragment d’un temps qui serait déjà historique. Il est plutôt la part décomposée de notre actualité, son humus, celle que l’on trouve, plus ou moins humide et odorante, quand on gratte les fleurs et l’herbe. Il est pour nous ce qu’était Rouvier pour les Français de 1898. Oublié, pas encore inactuel.

En cette qualité de politicien oublié, il reste à la disposition de tous les Edgar Zévort du présent et du futur. Mais avec cette différence dans la manière dont il sera traité par eux que le vrai Zévort écrivait à destination d’un public très peu avare de son temps de lecture. A cette époque, 4 tomes n’étaient pas de trop pour couvrir 30 ans de vie politique. Rouvier avait l’assurance d’y être traité long en large, avec le même sérieux “imperturbable” qu’Alcibiade ou que le surintendant Fouquet. Lionel Jospin, Dominique de Villepin ne peuvent, à court terme, miser sur les interminables loisirs d’un peuple de rentiers.

J’en suis médiocrement ému à vrai dire… Ils sont en bonne partie responsables de la disparition de cette catégorie de lecteurs, laquelle disposait de suffisamment de temps à perdre pour le consacrer à des politiciens en retraite. Rouvier aussi a sa part de responsabilité. Et encore davantage cette sombre ganache de Charles Dupuy, qui était président du Conseil en novembre 1898, lors de la parution du numéro de “L’Illustration” plus haut cité, et que Jacques Reinach nous déclare avoir été un “politicien retors, sans principes, Machiavel de réfectoire” (J. Reinach : Histoire de l’Affaire Dreyfus ; La Revue blanche, 1901, t. 1, p. 5). Mais tel que décrit par Reinach, Dupuy m’attire. Je sens en lui, dans l’ondoyante médiocrité qui était la sienne, dans son absence de principes, une vocation à l’inactuel, à un post futur. Mais Jospin, là vraiment, non je n’y arrive pas… Il peut encore rester oublié un certain temps !



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