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L'Affaire Dreyfus au jour le jour - Paradoxes


L’Affaire Dreyfus est une affaire de justice, justice militaire et justice civile : un arrêt du conseil de guerre de Paris l’inaugura, un arrêt de la Cour de cassation la termina et la termina si bien qu’aujourd’hui vérité judiciaire et vérité historique coïncident en cet arrêt. Elle divisa des militaires et des magistrats, aussi bien dans leurs personnes que dans les décisions qu’ils furent conduit à prendre, elle opposa Justice et Armée. Et pourtant aucun ouvrage n’a été consacré à l’embourbement dans l’Affaire de ces deux corps professionnels. Concernant les militaires, André Bach est décédé avant que son livre sur “L’Armée de Dreyfus” (Taillandier, 2004) ne soit celui de “L’Armée de l’Affaire” du même nom. Et concernant les magistrats, le récit fait par le magistrat Alphonse Bard des six mois pendant lesquels l’Affaire l’absorba et faillit l’emporter est resté à l’état de manuscrit. Sur tous ses autres collègues - et ils furent nombreux - “la contribution de J.-P. Royer dans l’ouvrage collectif de La France de l’Affaire Dreyfus (sous la dir. de Pierre Birnbaum, Gallimard, 1994) se limite à une série de portraits pertinents de magistrats” (V. Duclert, in L’Affaire Dreyfus de A à Z, Flammarion, 1994, p. 371).

L’Affaire, de manière générale, suscita et suscite encore un immense flot d’imprimés, de libelles, de brochures, de thèses, d’ouvrages de vulgarisation. Et pourtant : “Aussi formidable que cela puisse paraître pour un sujet soi-disant éculé et sur lequel tout aurait été dit, la bibliographie peut bien être phénoménale, elle a été longtemps, du point de vue scientifique, comme le dit justement Vincent Duclert, d'une extrême pauvreté” (P. Oriol : L’histoire de l’Affaire Dreyfus ; Stock, 2008, p. 10). Et cette pauvreté est toujours constatable, y compris sur son versant “scientifique” : “L'historiographie de l'affaire Dreyfus est extraordinaire. La bibliographie annuelle de l'histoire de France lui consacre une rubrique particulière et les bilans régulièrement donnés impressionnent par leurs dimensions. Mais quantité et qualité ne font pas toujours bon ménage (...). Si elle n'a certainement pas le monopole des redites oiseuses, l'affaire Dreyfus semble en être un terrain de prédilection” (B. Jolly : Histoire politique de l’Affaire Dreyfus ; Fayard, 2014, p. 9).

L’Affaire fut, sur le plan de l’histoire politique de la France, un événément majeur, comme il s’en produit un ou deux par siècle. Nous n’en sommes nous-mêmes pas tout-à-fait sortis. Et pourtant il a fallu attendre l’ouvrage majeur (et délectable tant il est merveilleusement écrit et pensé) de Bertrand Jolly déjà cité, pour que cette histoire, envisagée sous l’angle des institutions et des règles du jeu politique, soit enfin écrite et apparaisse dans son absolue nouveauté.

Enfin, cette Affaire, qui mit sur le devant de la scène nombre d’écrivains, de poètes, d’artistes, d “’intellectuels” - puisque le terme fut inventé à cette époque -, et qui donna occasion à Emile Zola de s’illustrer dans un domaine autre que romanesque au point de lui valoir le Panthéon, eh bien cette Affaire ne donna lieu à aucune grande oeuvre littéraire. Les seuls romans dans lesquels il soit utile d’aller puiser, parce qu’ils furent écrits par des contemporains et des acteurs, “M. Bergeret à Paris” d’Anatole France et “Jean Santeuil” de Marcel Proust, ne sont ni l’un ni l’autre de bonnes illustrations de ce qu’un grand écrivain peut faire d’un grand sujet : “M. Bergeret à Paris” est, de la série de M. Bergeret, son épisode le plus ennuyeux et schématique. Quant à Jean Santeuil, il peut certes séduire et amuser des lecteurs modernes. Mais il n’a pas malheureusement pas séduit Proust lui-même, qui en tira la conclusion qu’une manière de reportage un peu décalé sur l‘Affaire, comme il en avait essayé d’en écrire un, n’était en réalité pas soluble dans le bol de la fusion romanesque qu’il avait en tête.


Et pourtant...

On ne saurait imaginer ni rêver épisode historique plus passionnant, plus riche en événements, en rebondissements, épisode judiciaire plus complexe et plus animé, histoire policière et récit d’espionnage plus sombre, phénomène d’opinion plus sonore et agité - duels, Forts Chabrol, manifestations, rixes et aussi brouilleries mondaines et familiales… En ce qui concerne l’invention des personnages, nous sommes tout aussi gâtés : vieilles badernes décorées et empanachées avec bicornes et fortes moustaches, écrivaillons pouilleux à la Drumont, héros élégants à la Picquart, brutes stupides et dévouées comme le commandant Henry... Et surtout, quel romancier est jamais parvenu à nous fabriquer un expert fou tel que Bertillon, un pantin exalté tel que du Paty de Clam, et surtout la plus achevée de ces créatures : un commandant Walsin-Esterhazy, faux comte hongrois et traître besogneux, lequel trouvait moyen pour se défendre d’une accusation qui aurait fait s’effondrer n’importe qui de normal, d’aller d’écrire des lettres d’insultes au président de la République en s’y plaignant de n’être pas fêté et célébré, comme il pensait avoir droit de l’être ?

Aucune fiction n’a jamais été aussi inventive qu’une telle réalité !


L’Affaire Dreyfus dépasse dans le baroque de sa construction les limites de notre entendement, le champ de notre vision. Pour nous comme pour les contemporains, elle reste insaisissable, immaîtrisable, profuse, jaillissante. On ne peut que se laisser rouler par elle, comme pas les rouleaux d’une plage de l’Atlantique.

D’autant que si elle offre d’infinies possibilités d’exploration, ses rivages, ses îles, sont des plus faciles à aborder. Il suffit de consulter les sites de Gallica, de Wikisources pour y trouver, sous une forme imprimée et très facilement lisibles toutes les archives disponibles. C’est même un des rares événements historiques pour lequel les sources de première main sont plus facilement consultables que les ouvrages de synthèse rédigés par des universitaires. En quelques clics, les six volumes de l’Histoire de l’Affaire Dreyfus de Joseph Reinach, (1901-1908), avec leur saveur et leurs mille détails, s’ouvrent à nous. Ce n’est pas le cas de l’ouvrage le plus récent et le plus complet sur le sujet, “L’histoire de l’affaire Dreyfus” de Philippe Oriol (les Belles Lettres, 2014), aucune bibliothèque de prêt parisienne n’ayant jugé bon de le proposer à ses lecteurs, pas plus qu’aucune des libraires dans les rayons et les étals desquelles je l’ai cherché en vain (heureusement, il nous reste toujours la ressource d’Amazon : j’en remercie d’autant plus les GAFA et les grands acteurs de la Toile que les prétendus amoureux du passé ignorent ou dédaignent l’immensité de ce qu’ils nous apportent !... ).


Ainsi s’ouvre, sous ce label de l’Affaire Dreyfus au jour le jour”, une nouvelle série de la Stryge. Une chronologie privilégiant de la manière la plus complète possible les aspects et événements juridiques est en cours (une première moûture ayant été présentée le 12 août 2019). Il me reste à lui trouver une forme et une présentation qui la rendent assimilable et digeste. Et dans les posts qui vont suivre, je me propose d’explorer, à la faveur du cas Proust et de quelques épisodes et personnalités judiciaires, les raisons qui ont rendu l’Affaire si peu littéraire et son histoire si peu juridique.



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