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Adelaïde d'Orléans (1777-1842) : portrait croisé


Lorsque Rémusat trace le portrait d’une personnalité qu’il a fréquentée, voire qu’il a simplement croisée, il est minutieux à l’extrême et s’efforce de n’omettre aucun trait susceptible d’évoquer la silhouette qu’il a en tête. En cas de doute, il faut que le récit des faits donne au personnage incomplètement portraituré l’occasion de ré-apparaître. Il prendra alors à nouveau la pose devant Rémusat qui ajoutera une petite touche au portrait précédent, au risque parfois d’en brouiller les contours . Dans cet exercice du portrait, Mme de Boigne procède de manière toute différente. Elle dessine d’une main rapide et sûre. Pour éviter que le fil de son récit soit interrompu par la stase que constitue le portrait en pied, elle cherche dans sa mémoire quelque anecdote significative car celle-ci, dans sa forme, sera un nouveau récit. Et si la signification en est mince, eh bien, tant pis ! Mme de Boigne, pressée par le temps, court au but qu’elle s’est fixée.

Face à Adelaïde d’Orléans, la soeur cadette de Louis-Philippe, nos deux portraitistes échangent leurs qualités ou leurs défauts. Si Rémusat, qui; visiblement, l’a peu pratiquée, n’a pas grand-chose à en dire, Mme de Boigne, qui, en revanche, la connaît très bien, a aussi le sentiment que très peu de personnes peuvent en dire autant ; elle se donne donc pour mission de sauver de l’oubli et de la méconnaissance une personnalité qui n’a jamais eu la liberté de se révéler pleinement. Aussi Rémusat est-il bref et il y a quelque chose d’injuste et même de grossier dans cette brièveté qui ne lui est pas habituelle. Tandis que Mme de Boigne, ordinairement concise, y va de mille nuances et n’hésite pas, pour ne laisser échapper aucune d’entre elles, à alourdir d’un portrait de 3 pages son allègre récit des Trois Glorieuses.

Le rôle d'Adelaïde d'Orléans est demeuré peu visible dans le déroulement de ces événements, comme dans l’histoire qui a suivi, car rien ne sortait des conversations politiques qu’elle tenait régulièrement avec Louis-Philippe. Mme de Boigne explique bien les contraintes qui pesaient sur elle et qui faussant sa situation, l'ont resserrée, comme conseillère de l’ombre, belle-soeur dominatrice et tante célibataire, dans les à-côtés du règne. Mademoiselle (c’est ainsi qu’elle la nomme) n’a cessé d’être la fille de son père que pour devenir la soeur de son frère et ce, à une époque où, en l’absence de presse “people”, il était encore plus difficile qu’aujourd’hui d’exister en tant que personnage purement princier. Ne serait-ce d’ailleurs que d’être appelée tantôt “Mademoiselle” tantôt “madame Adelaïde” suffisait à la rendre, quelles que fussent ses qualités et l’intérêt de sa conversation, aussi privée d’identité et d’individualité agissantes que les quatre filles de Louis XV.

Rémusat, la voyant physiquement sans attrait, ne perçoit en elle aucun des dons d’esprit que lui prête Mme de Boigne et ne juge pas qu’elle fut jamais une “femme de tête”. De toute façon, Adelaïde d'Orléans n’avait pas à démontrer de talent propre pas plus qu’adolescente, il ne lui fut permis d’exprimer son amour pour son père. Ne lui est resté, même au sommet de sa fortune, que le loisir d’être brutale ou gaffeuse en petit comité, quitte à devoir solliciter ensuite les bons conseils de Mme de Boigne, conseils obligeamment dispensés en vertu non pas d’une quelconque attirance mutuelle mais d’une solidarité mécanique de sexe, de milieu social et de génération qui excluait Rémusat. Nous comprenons que Mme de Boigne, bien des années après sa mort, se soit estimée en dette auprès d’elle et ait tenu, pour se racheter, à nous entretenir un peu longuement de cette “Mademoiselle” qui ne fut ni grande ni frondeuse et dont les nuits d’adolescente solitaire n’intéressèrent aucun romancier.

***

Ch. de Rémusat

C'était une bonne personne, commune d'extérieur et d'esprit, mais à qui l'expérience des révolutions prêtait une certaine intelligence politique. Dans les premiers temps, elle avait été la gauche du roi. Mais depuis quelques années, elle s'était bien rangée, elle ne se distinguait plus de lui par aucune nuance. Personne n'aurait vu, avec plus de douleur et d'étonnement qu'elle, la Révolution de Février (C. de Rémusat, Mémoires de ma vie ; Plon, 1962, t. 4, p. 176).

Mme de Boigne

Mes relations personnelles avec Mademoiselle datent de 1816 à 1817. J'ai toujours rendu hommage à son cœur et à son esprit, sans jamais avoir eu pour elle ce qui peut s'appeler de l’attrait. Cependant ses qualités sont à elles ; ses inconvénients sont nés des circonstances où elle a été placée.

Mademoiselle est la personne la plus franche et la plus incapable de dissimulation qui se puisse se rencontrer : voilà ce qui lui a fait tant d'ennemis. Les premiers épanchement de sa jeunesse ont été accueillis par la malveillance. Il lui en est resté de l'amertume : voilà ce qui lui en a mérité.

Son père était charmant pour elle. Élevée par madame de Genlis, dans des idées plus que révolutionnaires, elle l'avait vu s'avancer graduellement dans une carrière si fatalement parcourue sans en être effrayée. Elle était trop jeune pour en juger par elle-même alors et elle n'a jamais voulu consentir depuis à reconnaître que ce fut celle du crime, du crime sans excuse. On a prétendu le lui faire proclamer. Tout le temps de son séjour auprès de madame la princesse de Conti a été employé à obtenir d'elle une démarche où elle abandonnerait la mémoire de son père. Forte des souvenirs de sa tendresse, elle s'était fait une vertu de la résistance. Le résultat en a été de passer les années de son adolescence dans la solitude de sa chambre.

Les émigrés, formant la société de madame la princesse de Conti, refusaient de se trouver avec elle, et, de son côté, elle ne voulait faire aucune concession. Sa tante, qui avait beaucoup d'esprit, lui témoignait de l'affection, ne la violentait pas, ne la blâmait même pas, mais n'avait pas le courage de la soutenir contre l'esprit de parti.

Plus tard, elle espéra trouver auprès de sa mère une entière sympathie, et elle arriva en Espagne tout plein d'illusions filiales. Elle y fut mal accueillie et trouva madame la duchesse d'Orléans placée dans une situation si fausse que le séjour de Barcelone lui devint bientôt insupportable. Elle dut écrire à ses frères que sa position n'y était pas convenable. On voit combien tous les sentiments de la jeunesse, tout ceux qui font ordinairement la gloire et le bonheur des filles ont été froissés. Avec ces données, on peut, je crois, comprendre à la fois les qualités et les défauts de Mademoiselle.

Elle est franche, parce qu'elle s'est accoutumée à ne point cacher ses impressions, sans s'inquiéter si elles étaient opportunes ou devaient plaire aux autres. Elle n'est pourtant pas expansive, parce qu'elle a été repoussée par tous ceux qui auraient dû, dans sa première jeunesse, développer les facultés aimantes de son cœur.

Aussi ce cœur s'est-il donné, avec la passion la plus vive et la plus exclusive, à son frère, le premier qui lui eût fait goûter les douceurs de l'intimité, le seul en qui elle puisse trouver entière sympathie pour la grande croix qui pèse sur son cœur bien plus que sur son front. La vie et la mort de leur père sera toujours un lien plus puissant entre eux que peut-être ils ne se l’avouent à eux-mêmes ; et, sur ce point, tous les deux, si faciles en général, ils sont susceptibles et même rancuneux à l'excès. Jamais ils n'ont su être à leur aise avec la famille royale, surtout avec madame la Dauphine qui, de son côté, les a constamment traités avec une répulsion marquée.

Mademoiselle a conservé beaucoup d'amertume contre la noblesse et les émigrés qui ont abreuvé sa jeunesse de dégoûts, comme classes. Son excellent cœur leur pardonnerait à tous, individuellement ; mais, là encore, les formes sont contre elle et prennent l'apparence d'une sorte de vengeance.

Cette disposition l’a poussée à chercher ses appuis parmi les gens professant les mêmes répugnances. Elle a cru beaucoup trop, je pense, qu'ils s'arrêtaient au même point qu'elle, et à désirer voir le pouvoir entre leurs mains. Elle a travaillé à le leur remettre. Les Lafitte, les Barrot, les Dupont n’ont pas eu de plus chaud partisan dans les commencements ; et la ténacité de son caractère, la volonté de parti pris en elle de ne point abandonner les gens que les circonstances semblaient accuser et de leur toujours supposer de bonnes intentions les lui a fait soutenir à un point qui, pendant un temps, a beaucoup nui à son influence sur l'esprit du Roi. Elle l’a senti, elle en a souffert ; mais elle n'a pas changé. C'est ainsi qu'elle est faite.

On l'accuse d’être peu généreuse ; il y a du vrai et du faux. Jusqu'à la mort de sa mère, Mademoiselle ne possédait rien et vivait aux dépens de son frère ; la parcimonie était alors une vertu.

Depuis qu'elle jouit d'un revenu considérable, elle dépense honorablement ; elle emploie des artistes, elle fait travailler dans ses terres. Elle fait énormément de charités ; mais elle n'a pas les habitudes de la magnificence et ne sait pas dépenser royalement, même lorsque ce serait convenable. Elle calcule trop exactement pour une princesse. Mais aussi, au commencement de la nouvelle royauté, lorsqu'il fut d'abord question de fixer la liste civile, le baron Louis étant venu lui demander si elle se contenterait d'y être portée pour un million, elle se récria, comme s’il lui faisait injure, en protestant que sa fortune personnelle suffisait, et par-delà, à tous ses vœux.

Mademoiselle porte à ses neveux une affection que j'avais crue complètement maternelle jusqu'à la mort du petit duc de Penthièvre. Il avait sept ans et était presque en imbécillité.

Madame la duchesse d'Orléans fut au désespoir de cette perte. Mademoiselle ne feint jamais un sentiment ; elle était peinée du chagrin de sa belle-sœur, mais tenait et disait la mort de cet enfant une délivrance pour tous.

C'est la seule nuance que j'ai observée dans la tendresse des deux sœur pour les enfants. Peut-être même y a-t-il plus de faiblesse dans l'affection de Mademoiselle, quoiqu'elle s'associe tout à fait à l’excellente éducation qu'on leur donne.

Personne au monde, je crois, n'a plus complètement l'esprit d'affaires que Mademoiselle. Elle découvre avec perspicacité le nœud de la difficulté, s’y attache, écarte nettement toutes les circonlocutions, n'admet pas les discours inutiles, saisit son interlocuteur et le réduit à venir se battre, en champ clos, sur le point même. On comprend combien ces formes ont dû paraître désagréables dans des circonstances où presque tout le monde aurait voulu ne s'expliquer et ne s'engager qu'à peu près.

Cette disposition de l'esprit de Mademoiselle serait une qualité inappréciable si elle était à la tête des affaires, mais c'est un véritable inconvénient située comme elle l'est. Son rôle aurait dû être tout de nuances, et elle ne sait employer que les couleurs tranchantes.

Cela lui a fait personnellement beaucoup d'ennemis. Il en a rejailli quelque chose sur son frère dont on la croyait l'interprète. Elle s'en est aperçue, et le désir de ne point nuire à ce frère tant aimé a gêné ses discours et ses actions ; si bien qu'une personne dont la franchise va jusqu'à la rudesse, a acquis la réputation d'une extrême fausseté et qu'en poussant l'indulgence au-delà des bornes ordinaires elle passe pour haineuse.

Pendant le jugement des ministres de Charles X, je me rappelle qu'un soir, où l'on était fort inquiet, le maréchal Gérard, qui n'a jamais manqué une lâcheté, établissait le danger qu'il y aurait pour le roi de chercher à sauver monsieur de Polignac, Mademoiselle lui répondit d'un ton que je n'oublierai jamais : “Eh bien, maréchal, s'il le faut, nous périrons.” Sa figure, ordinairement commune, était belle en ce moment.

Je lui dois la justice qu'elle sait écouter la vérité, même lorsqu'elle est lui déplaît, non seulement avec patience, mais avec l'apparence de la reconnaissance. Je ne la lui ai pas épargnée dans maintes circonstances et, quoi que nous n'ayons peut-être pas ce qu'on appelle du goût l'une pour l'autre, elle ne m'en a que mieux traitée (Mme de Boigne, Mémoires, II ; Mercure de France, coll. Le Temps retrouvé, 1986, pp. 227-230).

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