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"Son oeuvre est vile..." (G. Bernanos)


“Je n'ai pas voulu me borner à une caricature d'Anatole France, mais puisqu'on parle de lui, tant mieux. Cela devrait contenter, d'ailleurs, ses rares disciples, dans un moment /1926/ où leur maître glisse à une indifférence, à un oubli mille fois plus dur à un tel homme que le mépris. Son œuvre est vile. Ce n'était qu'un jeu, dit-on. Mais quel jeu ? Jouer avec l'espérance des hommes, c'est duper la faim et la soif du pauvre. Il y a peut-être aujourd'hui dans le monde tel ou tel misérable, fait pour se rassasier de certitude et qui meurt désespéré parce que l'auteur de Thaïs avait de l'esprit, savait sa langue. Cela, c'est la faute que rien ne rédime, c'est le crime essentiel, absolu. La haine même fait place à une espèce d'horreur sacrée si l'on songe que cette consommation de l'espérance n'a servi qu'à donner, pendant plus d'un demi-siècle au cruel vieillard, des félicités de professeur libertin” (G. Bernanos : Le Crépuscule des vieux ; Gallimard, 1956, p. 75).


Nous sommes en 1926. Georges Bernanos vient de faire paraître “Sous le soleil de Satan”. Le succès critique est immédiat et le jeune auteur fait l’objet d’une interview dans les "Nouvelles littéraires". Il est interrogé sur un des personnages du roman : Antoine Saint-Marin de l’Académie française. "Cet illustre vieillard exerce la magistrature de l’ironie”. Dans un esprit de dilettantisme littéraire, on le voit faire le déplacement jusqu’au village de Lumbres, où les manifestations de piété populaire qu’y suscite le curé Donissan excitent sa curiosité. Les lecteurs de l‘époque n’ont pas manqué d’y reconnaître une caricature d’Anatole France, mort deux ans auparavant, soit au moment même de la rédaction du roman. Pourquoi cette agressivité, cette moquerie, à l’égard d’un inoffensif et consensuel littérateur que de tous les côtés de la bourgeoisie, l’on célébrait : à gauche parce qu’il était politiquement progressiste et à droite, parce qu’il était littérairement conservateur ? L’intervieweur (Frédéric Lefèvre) lui pose la question et Bernanos lui fait alors la réponse véhémente que l‘on vient de lire.

Pour Bernanos, le Diable n’est diable que s’il exerce une vraie séduction. Rien d’étonnant donc à ce qu’il lui fasse prendre la figure de ce romancier fin et souriant dont raffolaient les bonnes dames. Ce masque aurait tout aussi bien été celui d’Alain si l’action avait bien voulu se situer derrière les murs d’un lycée. Mais Bernanos n’a sans doute jamais franchi l’enceinte d’un lycée public que pour y passer les épreuves du baccalauréat. De toute façon, Anatole France fait très bien l’affaire. Il y avait en lui tout le talent et la malignité, sinon d’un diable, du moins celui d’un mortel joyeusement et résolument possédé par l’un d’eux.

Dans cette merveille de drôlerie et de saveur qu’est son roman “La Révolte des Anges”, Anatole France imagine des Anges gardiens prolétaires se laissant gagner par l’esprit de la Révolution. Lui-même ferait un parfait Diable gardien, car discipliné et ne se révoltant jamais. Gardien de la langue française et de l'érudition livresque, gardien de cet esprit français que Rimbaud déclarait “haïssable au 14e degré”, gardien de prison pour la sacralité et l’Esprit saint qu’il renferme derrière de vieilles reliures, gardien d’un siècle qu’il vénère pour avoir été, plutôt que celui de Rimbaud et de Mallarmé, celui de Sully-Prudhomme et de François Coppée :

“Je ne crois point que la génération à laquelle j'appartiens ait fait une œuvre mauvaise. Il me semble qu'elle n'a manqué ni d’art, ni de raison, ni de sentiments. Il me semble que depuis les premiers poèmes de M. Sully Prudhomme, depuis les Intimités de M. François Coppée, jusqu'aux Essais psychologiques de M. Paul Bourget et aux Voyages intellectuels du vicomte Eugène Melchior de Vogüé, il s'est écoulé vingt belles années de poésie et d'étude. Ces vingt années-là, pour ma part, je les ai vécues avec délice. J'ai estimé plusieurs de mes contemporains, j'en ai aimé et admiré quelques-uns ; je puis me dire heureux” (A. France, La Vie littéraire, 1ère série, 1888 ; Calmann-Lévy, rééd. 1921 ; in Oeuvres, Ed. Kindle, empl. 23807).

Car le Diable aime, comme lui, la facilité, la clarté et le bon goût. Il ne faut certes pas compter sur lui pour “se prendre la tête. Pas de rétention chez lui, pas de complication ni d’involution. L’évidence, le bon-sens, doivent pouvoir s’écouler librement. Anatole France entend faciliter la tâche à son saint patron, lui élargir les voies : “Plus je vis, plus je sens qu'il n'y a de beau que ce qui est facile. Je suis bien revenu de la beauté des grimoires. À mon sens, le poète ou le conteur, pour être tout à fait galant homme, évitera de causer la moindre peine, de créer la moindre difficulté à son lecteur. La science a le droit d'exiger de nous un esprit appliqué, une pensée attentive. L'art n'a pas ce droit. Il est, par nature, inutile et charmant. Sa fonction est de plaire ; il n’en a point d'autres. Il faut qu'il soit aimable sans conditions” (A. France, op. cit., empl. 23850-23941).


Bernanos, lui, n’est pas aimable, n’est pas charmant. Bien au contraire, il est sombre, toujours irrité, fuligineux, parfois inintelligible. On ne comprend rien à ses intrigues ni à ses personnages. En enfonçant un pieu vengeur sous la 7e côte d’Anatole France, il avait bien choisi son adversaire. Et pourtant ce suprême adversaire, il le méconnaît, il le sous-estime, il ne rend pas entièrement justice au vrai pouvoir qui est le sien et qui est, entre autres, d’avoir été invulnérable.

Comment croire en effet que France, ayant définitivement rejoint la cohorte des mauvais anges, pourrait s’y trouver en quoique ce soit gêné par la constatation que son oeuvre a entretemps glissé dans l’indifférence ou dans l’oubli ? Et que cette indifférence, cet oubli lui sont “mille fois plus durs (...) que le mépris” ? Anatole France est bien au dessus d’une vanité aussi dérisoire ! Son oeuvre est oubliée peut-être, lui-même est au purgatoire, plus personne ne le lit ? Et alors ? France ne croyait pas davantage à la postérité ou à la survie des oeuvres littéraires qu’à la ressurection des corps et à l’immortalité des âmes. Il a bien profité de la popularité qui a été la sienne tant qu’il a été physiquement en mesure d’en goûter les fruits. Il a fait bon accueil aux lectrices qui venaient lui confier leur admiration pour ses ouvrages tant qu’elles ne le dérangeaient pas dans sa sieste. Il n’a refusé aucun honneur, aucun hommage, aucun grâce. Il n’a pas été atteint de la folie qui aurait consisté à sacrifier les voluptés, les petits plaisirs de la célébrité, ce que Bernanos nomme ses “félicités de professeur libertin” à l’irréel profit d’une réédition en Pléiade (à laquelle il a tout de même eu droit mais qu’importe ?). Il n'était pas si sot.

Afin que l’on puisse juger de la lucidité de France, de son esprit, de son humour, je vais, sur le sujet de la postérité des écrivains, lui donner pleinement la parole. Ce sera un peu long, je préviens, mais après avoir lu ce morceau de bravoure, on comprendra pourquoi Bernanos a eu raison de tant le détester. Anatole France, c’est le plus radical, le plus anéantissant, le plus insaisissable de tous les agnostiques. Il est la fuite, il est le vide, il est le rire. Le poison de Monsieur Ouine infiltré partout en nous en particules fines et qu'on se plaît à respirer (enfin, moi, en tout cas, j'y trouve du plaisir, je ne sais pas pour les autres !...).


“Je crois que la postérité n'est pas infaillible dans ses conclusions. Et la raison que j'ai de le croire, c'est que la postérité, c'est moi, c'est nous, c'est des hommes. Nous sommes la postérité pour une longue suite d'oeuvres que nous connaissons fort mal. La postérité a perdu les trois-quarts des oeuvre de l'Antiquité ; elle a laissé corrompre effroyablement ce qui reste. M. Leconte de Lisle nous parlait jeudi avec une noble admiration d'Eschyle ; mais il n'y a pas dans le texte du Prométhée qui nous est parvenu deux-cents vers qui ne soient altérés. La postérité des Grecs et des Latins a gardé peu de chose, et, dans le peu qu'elle a gardé, il se trouve des ouvrages détestables, qui n'en sont pas moins immortels. Varius était, dit-on, l’égal de Virgile. Il a péri. Élien était un imbécile ; il dure. Voilà la postérité ! On me dira qu'elle était barbare en ce temps-là et que c’est la faute des moines. Mais qui nous assure que nous n'aurons pas, nous aussi, une postérité barbare ? Savons-nous dans quelle main passera l'héritage intellectuel que nous léguons à l'avenir ! A supposer, d'ailleurs, que ceux qui viendront après nous soient plus intelligents que nous-mêmes, ce qui n'est pas impossible, est-ce une raison pour proclamer d'avance leur infaillibilité ? Nous savons par expérience que, même dans les âges de haute culture, la postérité n'est pas toujours équitable. Il est certain qu'elle n'a point de règle fixe, point de méthode sûre pour juger les actions. Comment en aurait-elle pour juger l'art et la pensée ? (...)

Loin d'être infaillible, la postérité a toutes les chances de se tromper. Elle est ignorante et indifférente. Je vois passer en ce moment sur le quai Malaquais la postérité de Corneille et de Voltaire. Elle se promène, égayée par le soleil d'avril. Elle va, la voilette sur le nez ou le cigare aux lèvres, et je vous assure qu'elle se soucie infiniment peu de Voltaire et de Corneille. La faim et l'amour l'occupent assez. Elle pense à ses affaires, à ses plaisirs, et laisse aux savants le soin de juger les grands morts. Je distingue précisément parmi cette postérité qui sort de l'Institut un joli visage coiffé d'un chapeau couleurs du temps. C'est celui d'une jeune femme qui me demandait, un soir de cet hiver, à quoi servaient les poètes. Je lui répondis qu'ils nous aidaient à aimer ; mais elle m'assura qu'on aimait fort bien sans eux. La vérité est que les professeurs et les savants forment à eux seuls toute la postérité. Ce sont donc les savants que vous croyez infaillibles. Mais non, car vous savez bien que la poésie et l'art ne relèvent que du sentiment, que la science ne connaît point la beauté et qu’un vers tombé aux mains d'un philologue est comme une fleur entre les doigts d'un botaniste.

Ah ! certes, les conclusions de la postérité ne sont point infaillibles ; elles dépendent beaucoup du hasard. J'ajouterai qu'elle ne sont jamais définitives quoiqu'en ait dit M. Alexandre Dumas. Et comment le serait-elle, puisque la postérité n'est jamais close et que les générations nouvelles remettent sans cesse en question ce qui a été précédemment jugé ?

Le XVIIe siècle a condamné Ronsard ; le XVIIIe siècle a confirmé ce jugement ; le XIXe l’a cassé. Qui sait comment jugera le XXe ? Dante et Shakespeare furent méprisés pendant longtemps avant d'être admirés comme ils le sont aujourd'hui. Racine fut outragé après un siècle de gloire, il ne l'est plus. Mais la langue change vite ; il faut déjà être un lettré pour bien comprendre les vers de Phèdre et d'Athalie.

J'ai entendu un excellent poète reprocher à Racine des impropriétés d'expression. Il ne voulait pas convenir que la langue ait changé depuis deux siècles, afin, peut-être, de ne pas s'avouer qu'elle changerait encore, et cette fois à son préjudice. Corneille et Molière lui-même sont mal compris ; les comédiens qui les jouent font à chaque instant des contresens. On parle communément de Rabelais, mais comme de la reine Berthe, sans savoir le moins du monde ce que c'est. Il y a des gloires qui s'éteignent. Celle du Tasse est mourante. Du Bartas fut, de son vivant, plus célèbre que Ronsard. Qui nous assure que sa gloire ne renaîtra pas ? Goethe le considérait comme le plus grand des poètes français et nos jeunes symbolistes l'aiment beaucoup. Il y a vingt ans, Lamartine était déjà abandonné, tandis que Musset restait l'objet d'une ferveur qui s’est peu à peu refroidie. Tous deux retrouvent aujourd'hui des fidèles. Ainsi la postérité ballotte les épaves du génie” (A. France, op. cit. empl. 13714-13758).






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