En 1913-1914, André Granet réalisa, sur des parcelles semblablement découpées, plusieurs immeubles de rapport dans la rue Desaix, à savoir tous ceux allant du n° 30 au n° 38 sur le trottoir pair, ainsi que le n° 29 sur le trottoir impair, soit 6 immeubles au total. Alignés sur le trottoir pair, ils faisaient face à l’arrière de la caserne Dupleix au temps où celle-ci existait encore.
Ils sont homogènes sur le plan architectural, bien que Granet ait réussi à en briser la monotonie : construits sur des lots parcellaires de taille identique, ils étaient destinés à une même clientèle de ménages petits-bourgeois. Ils ont relevé en revanche de maîtres d'ouvrage différents. Les n° 29, 32 et 34 ont été commandés par la Société nationale immobilière et foncière, le n° 30 par la Société des immeubles du Champ-de-Mars, les n° 36 et 38 par Paul Watel.
Celui-ci, qui, selon le site "www.paris-artdéco.org", aurait été marchand de vin, est également à l'origine du chef-d'oeuvre d'André Granet, le très bel immeuble dit "Immeuble Watel", situé au 30 avenue Marceau.
A. Granet a également réalisé l'hôtel particulier de M. Watel qui se situait au 3 avenue Hoche.
Cf. https://archiwebture.citedelarchitecture.fr/fonds/FRAPN02_GRAAN/inventaire/objet-49285
30 avenue Marceau, 75008, Paris
Parmi ces autres "immeubles-Watel" de la rue Desaix, il en est un qui intrigue par la décoration sculptée de son premier étage. Celle-ci paraît être un rébus. On y voit les deux bustes d’un homme et d’une femme d’une quarantaine d’années, sans doute des époux : leurs regards sont tournés l’un vers l’autre et ils s’adressent des sourires un peu grimaçants car la sculpture n’en est pas très habile. Leurs traits sont nettement caractérisés, au point chez l’homme de frôler la caricature (oreilles de démon, nez aquilin, yeux plissés, front large et menton proéminent, long cou de la femme orné d’un collier, au menton et au nez assez marqués et proéminents). A droite de l’homme, l’on voit ce qui une sac sur lequel sont gravés les mots : “Viator ad aerarium”. A gauche de la femme, se trouve suspendue une tortue dont la tête est aspirée par un petit chapiteau en forme de bouquet de plumes.
Que signifie cet étrange assemblage ?
Le sac portant l'inscription ‘Viator ad aerarium” est une reproduction fidèle de ceux utilisés, dans l'Empire romain, par les agents du trésor lorsqu'ils effectuaient des transferts de fonds. L'Aerarium désignait en effet le trésor public, originellement placé dans le temple de Saturne : "Le même lieu servait de dépôt des archives ; on y déposait les comptes des magistrats, les registres du cens, les textes de lois, les enseignes militaires, etc." (Dict. Gaffiot).
Mais pourquoi la façade d'un immeuble parisien porterait-elle cet hommage érudit aux agents du fisc ?
En cherchera-t-on l'origine dans les liens qu'André Granet avait noués avec le monde aéronautique ?
Neveu de Gustave Eiffel, “passionné d'aéronautique depuis l'adolescence”, André Granet était, à l’époque de la construction de l’immeuble, secrétaire général de l’Association des industriels de la locomotion aérienne (ancêtre de l'actuel Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales ou GIFAS). Il eut l’idée du premier Salon de la locomotion aérienne et il en fut, en décembre 1908, le maître d’oeuvre et le scénographe. Il mobilisa pour cela une aile du Grand Palais à Paris, tandis que se tenait dans une autre partie du bâtiment le Salon de l'automobile. Son nom reste attaché à ce Salon aux destinées duquel il ne cessa par la suite de présider et ce, jusqu’en 1951. Il exerça brillamment ces fonctions car c’est dans des mises en scène, dira-t-on, “à couper le souffle”, que les Salons de l'aviation se succédèrent sous la Nef (cf. G. Hartmann : Quand l’aéronautique tenait Salon au Grand-Palais des Champs-Elysées à Paris ; site hydroretro.net).
Après quoi, le salon change à la fois de nom et de lieu d’exposition : il devient l'actuel Salon international de l'aéronautique et de l'espace du Bourget. Bien qu’il ne fût plus alors tout jeune, c’est encore André Granet qui fut désigné pour être l'architecte du nouveau bâtiment construit pour accueillir le salon.
Cf. https://www.hydroretro.net/etudegh/Quand_l_Aeronautique_tenait_salon_au_Grand_Palais_debut.pdf
https://www.grandpalais.fr/fr/article/le-salon-de-laviation-1909-1951
Tout cela ne nous éclairerait sur l’inscription latine que s'il s'était agi d'évoquer un mode transport aérien des fonds publics, inconnu à ma connaissance en 1913. Reste à savoir si cette piste est susceptible de nous éclairer sur l’identité du couple figuré sur la façade de l’immeuble.
S’agirait-il notamment de Robert Esnault-Pelterie (1881-1957), pionnier de l’aviation et proche compagnon d’André Granet ? Tous deux furent à l’origine tant de la création de l'Association des industriels de la locomotion aérienne que de la tenue du Salon de 1909. La notice biographique de l’IFA le signale comme un des commanditaires d’A. Granet. Toutefois, je ne crois pas qu’on puisse l’identifier au quadragénaire qui, un rien méphistophélique, ricane du haut de l’entrée du 36 rue Desaix. Robert Esnault-Pelterie n’avait que 32 ans en 1913, il était alors célibataire (il s’est marié sur le tard, en 1928) et les visages, dès lors que l’on oublie la moustache dont le port était alors très commun, ne se ressemblent pas.
Je trouve en revanche une certaine ressemblance entre le portrait de l’homme en buste et celui de Maurice Duval (1869-1958) qui, en 1913, encore simple capitaine, deviendra général de brigade en 1918 et finira comme chef du service de l’aéronautique au GQG, mettant en oeuvre la 1ère division aérienne. Retiré du service, il continue de baigner dans le monde de l’aéronautique : il siège au comité directeur de l’Aéro-Club de France (1921), devient président du Comité français de propagande aéronautique (1925), de la Compagnie franco-roumaine de navigation aérienne (1920-1925), puis, enfin, de la Compagnie internationale de navigation aérienne (CIDNA) (1925-1932).
L’âge de Maurice Duval en 1913 correspond au portrait figurant en façade d’immeuble ainsi que sa situation de famille d’homme marié (Il avait épousé, le 1er octobre 1894, Marie Joséphine Lucienne Yvonne Teisserenc, dont malheureusement on ignore les traits du visage).
Cf. http://albindenis.free.fr/Site_escadrille/Maurice_Duval.htm
Mais, en supposant que nous ayons trouvé notre homme et notre femme, quel rapport entre eux, le Trésor public et les immeubles de la rue Desaix ? Et pourquoi avoir accolé une tortue sans tête au buste de la supposée Mme Duval ?
Il pouvait survenir, enfin, que fussent reproduits au dessus des portails d'immeubles les visages des commanditaires et de leurs époux ou épouses. Mais, en l'occurrence, nous savons que le maître d'ouvrage était Paul Watel, marchand de vins, non pas aviateur ni agent du Trésor.
Le mystère reste donc entier sur le 36 rue Desaix...
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