Maurois était ainsi fait qu’il éveillait les interrogations rhétoriques, les questions sans réponse. Gide, dans son Journal, indique sans autre commentaire avoir séjourné quelques jours, chez lui, dans son territoire d’Elbeuf. Il fait suivre cette notation laconique d’une phrase très étrange, introduite abruptement et sans aucun rapport avec la précédente. Celle-ci, qu’il est toutefois tentant, vu le contexte, de rattacher à l’homme qui fut son hôte, prend la forme, pour une fois, non pas d’une énième interrogation sur le mystère Maurois mais d’une fin de non recevoir qui lui serait opposée. Gide s’arrache par énervement à la réflexion rêveuse que la question-Maurois amène en lui. Elle est jugée vaine, sans objet, conduisant à une ratiocination sans issue :
“3 octobre 1924. - Retour à Cuverville après deux jours à Elbeuf, chez Maurois, avec les Du Bos et Anne Desjardins.
Comme si le monde était une énigme dont il nous fallût trouver la clef !” (A. Gide : Journal, 1989-1939 ; Biblioth. de la Pléiade, 1965, p. 790).
Et effectivement pourquoi l’homme et son monde seraient-ils une énigme ? Pourquoi faudrait-il perdre son temps devant un Sphinx faussement savant et facile à vaincre (à qui il suffit, pour être décontenancé, de la réponse bêbête que lui fit Oedipe) ? Gide hausse les épaules, écarte la tentation de se “prendre la tête” sur un problème qui n’en est pas un : Maurois est comme il est ; aucune énigme ne se dissimule en lui qui mérite une heure de peine.
Mills College (Oakland, Californie)
Maurois à son tour se pose la question de son identité. A la fois romancier et biographe, comment ne pouvait-il un jour ou l’autre ne pas s’y “coller” ? C’est en 1941, alors qu’il avait trouvé à Oakland, dans le Mills College, un havre des plus confortables, qu’il commence de rédiger des souvenirs dont, plus tard il extraira ses “Choses nues”. Comme je l’ai dit, dans ces dernières, il se présente avantageusement, en compagnie de hauts personnages à qui il cède volontiers la parole. La partie plus personnelle de ces souvenirs, sa jeunesse, ses premiers écrits, son départ de France en 1940, est publiée, en une première partie, durant son exil américain en 1942. La seconde partie est rédigée en des temps plus détendus et un peu au fil des années. A la veille de subir une opération chirurgicale, Maurois, rattrapé par la maladie, trouve juste le temps de rédiger la préface de ces Mémoires qu’il signe et date ainsi : “André Maurois, 20 septembre 1967 (avant la visite du chirurgien)”. Il mourra une vingtaine de jours plus tard, le 9 octobre et l‘ouvrage complet paraîtra à titre posthume en 1970. II ne comporte certes aucune révélation intime ou scandaleuse. Maurois n’en a pas moins eu du mal à se faire son propre biographe (sa fille Michelle reconnaîtra l'échec de cette autobiographie trop timide). Voici la manière dont il a présenté les difficultés qu’il a rencontrées et sur lesquelles il a finalement achoppé :
“Le Personnage est l'homme que les autres imaginent que nous sommes, ou avons été. Deux Personnages différents, contradictoires, et même l'un à l'autre hostiles, peuvent nous survivre dans l'esprit de nos amis, de nos ennemis, et continuer, après notre mort, une lutte dont notre figure posthume est l'enjeu. Si nous avons été complexes, réticents, mystérieux, ou simplement honnêtes, toute une armée de personnages peut livrer de longues batailles pour obtenir le droit de nous représenter, et le combat dure, jusqu'au moment ou l'oubli impartial couche dans la même boîte à jamais fermée ces marionnettes belliqueuses. “En ce qui me concerne, pensai-je, l'oubli viendra vite. Mais le tumulte des passions est aujourd’hui si fort qu'avant le silence éternel, il pourrait naître de moi quelques Personnages bien surprenants. Les uns seraient meilleurs que moi, les autres pires. Si je dois être aimé ou haï, je veux au moins que haine et sympathie aillent à l'homme véritable. Pourquoi n'essaierai-je pas de le peindre tel que je crois l'avoir connu ?” (A. Maurois, Mémoires ; op. cit., p. 10).
Ce texte est étrange, s’agissant du moins d’un romancier. Les “Personnages” dont Maurois choisit de nous entretenir ne sont pas en effet les personnages de ses propres romans. Dans “Le Romancier et ses personnages”, paru bien des années auparavant, en 1933, François Mauriac ne voulait avoir affaire qu’à ces derniers. Il les présenta comme, certes, des êtres de fiction mais acquérant, par la magie de la création littéraire, une autonomie, une liberté souhaitées par leur créateur même. Car cette capacité à exister et à agir par soi-même marque la réussite de ce dernier ; et en l'évoquant, Mauriac use d’un certain ton de fierté ; cette réussite, il pense en effet l’avoir obtenue : c’est qu’à cette époque, romancier se prenant pour Dieu, il ne s’était pas fait encore, pour ce péché d'orgueil, étriller par Sartre !
Les “Personnages” que Maurois nous présente ne sont pas, quant à eux, issu de son imagination créatrice. Ils sont lui-même, et plus précisément la partie de son identité telle qu’elle existe dans le regard des autres, le pour-autrui, comme là encore dirait Sartre. Et les créateurs dans ce cas-là, ceux qui jouent le rôle démiurgique du romancier, ce sont les autres, ceux que l’on croise, auxquels on est confronté. Maurois se dissocie de ces "Personnages" créés par d’autres et qui prétendent être lui. En même temps on le sent impressionné par ces figures redoutables sur lesquelles il a encore moins de pouvoir que le Romancier sur ses personnages. Comme grandies encore par l’usage de la majuscule, “les Personnages” s’imposent à lui, le surplombent, comme le font, devant un enfant craintif, d’immenses adultes au regard sévère. Ainsi tenu en respect par eux, déchiré par des Moi non seulement multiples mais directifs et querelleurs, Maurois se révèle comme n’étant pas tout-à-fait comme “les autres” : il n’est ni comme les autres romanciers ni comme les “gens normaux”.
Eux non plus ne se reconnaissent pas dans le reflet du regard d’autrui, mais que leur importe? Ils sont conscients de ne posséder sur leur personnage social qu’un regard altéré ou confus et qui n’est source d’aucun savoir. Que ce regard soit réflexif, qu’il soit emprunté à ce qu’on croit savoir de la façon dont les autres nous perçoivent, il ne prétend pas délivrer sur nous-mêmes une vérité ultime. Celle-ci du reste ne ferait que nous écraser et nous condamner, à la façon d’un Jugement dernier. Personne n‘a d’intérêt à traquer cette vérité dans ses derniers recoins, à en savoir sur soi-même autant que Dieu. Au seuil de cette maison sombre, hantée par on ne sait qui, chacun de nous fait comme Gide : nous passons outre, nous rebroussons chemin. Si l’on est doué d’une imagination de romancier, il n’est qu’à laisser celle-ci courir ; libre à elle de s’incarner dans les personnages que selon sa fantaisie elle inventera ! Ce demi-savoir, cette paresse concertée, ce n’est donc normalement pas une source d’inquiétude. Chez Maurois, c’en est une et même d’angoisse. Les personnages qui s’emparent de lui dans la vraie vie, non seulement ils ne le représentent pas dans sa vérité, encore moins l’incarnent-ils, mais ils usurpent son identité, le rejettent hors de lui-même- et même pas de manière sereine car ils ne s’entendent pas entre eux et se combattent interminablement comme des frères siamois qui se détesteraient.
Revenons sur nos pas. Nous sommes en 1941, Maurois a 56 ans, il ne sait pas qui il est, les autres lui ont volé son identité et ne veulent pas la lui rendre : “Je veux au moins que haine et sympathie aillent à l'homme véritable. Pourquoi n'essaierai-je pas de le peindre tel que je crois l'avoir connu ?” plaide-t-il dans sa préface, en parlant de lui à la troisième personne. Mais cet “homme véritable” auquel il peine à s’identifier, cet être abstrait, factice, emphatiquement désigné, qui pourra jamais le peindre, lui donner des couleurs, le cerner d’un contour ?
Le fantôme de la plénitude enfin conquise, cette figure même de la fausse conscience humaniste et bourgeoise que le XXe littéraire et philosophique a délibérément délaissée ou combattue, c’est pourtant bien celle à laquelle Maurois, si fin, si cultivé par ailleurs, aspire encore d’atteindre. Le petit Maurois qui travaillait si bien en classe, tout comme le Maurois quinquagénaire, qui goûtait aux charmes de l’enseignement auprès des petites jeunes filles d’un collège de Californie. Sa vie durant, il est resté un enfant exemplaire, parfaitement obéissant, spirituellement vide. Il l'admettra lui-même mais en partie seulement : après trente ans, la douleur, selon lui, l'aurait finalement mûri : "J'ai montré comment des succès trop faciles, puis l'autorité sur une vaste usine, m'avaient rendu, au début de ma vie, dangereusement sûr de moi. Jusqu'à trente ans, sur aucun plan, je n'avais connu l'échec. D'où de graves lacunes dans mon éducation spirituelle, un manque surprenant de maturité. “Le tremblement est le meilleur de l'homme”. J'avais longtemps ignoré le tremblement. Mais la guerre, en me ramenant soudain au dernier rang et en m'arrachant à tous ceux que j'aimais, puis l'angoisse, la maladie et la mort m'avaient fait faire l'apprentissage de la douleur. C'est aussi celui de la patience et de la pitié" (Mémoires op. cit., p. 204).
Mais, à trente ans, Maurois était déjà l'écrivain à la fois heureux et retenu qu'il est resté par la suite et si, ensuite, il a pu comme chacun souffrir dans sa vie, rien de cette souffrance n'a glissé dans son oeuvre. Il se rendait bien compte qu'en littérature le vide est une puissance, que rien ne le remplit . Près de s’éteindre, il s’avoue encore “par nature scrupuleux et trop enclin à douter de soi”. Il part vers la mort en boitant, comme si son manque d'être l'alourdissait. Aucun de ses Personnages, de ses Doubles menaçants, il est vrai, ne l‘accompagne plus ni ne guide sa marche. Mais il ne se sent pas plus libre pour autant.
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