André Maurois habitant de Neuilly
Le hasard a voulu que Maurois et Mauriac emménagent en même temps dans un nouvel appartement, soit en 1931. Ce n’est en revanche pas le jeu du hasard si ce fut dans des immeubles neufs, situés dans les beaux quartiers de l’Ouest parisien, et si ces immeuble furent de style Art déco. C’est à cette époque en effet que le Paris bourgeois a débordé, depuis les VIIe et VIIIe arrondissement, jusque sur ses bordures périphériques, encore riches, en ce début du XXe siècle, de jardins, de villas, de terrains non bâtis et disponibles. Neuilly, Auteuil, Passy se sont développés et urbanisés et ont pris le visage densément construit que nous leur connaissons.
Entre ces villages, Mauriac a choisi Auteuil (38 avenue Théophile-Gautier, 75016, Paris), Maurois Neuilly (86 boulevard Maurice-Barrès, 92200, Neuilly-sur-Seine).
Le 86 boulevard Maurice-Barrès à Neuilly : "André Maurois, 1885-1967, habita dans cette maison de 1931 jusqu'à sa mort " (plaque commémorative)
L’immeuble de Mauriac a été réalisé par l’architecte François Hillard, celui de Maurois par Georges Vaudoyer : dans les deux cas, du moderne certes mais tempéré et pas trop novateur. Mauriac comme Maurois ont chacun éprouvé le besoin de se défaire de leur lourd mobilier ancien, reste d’héritages et, en ce qui concerne Maurois, d'un précédent mariage. Tous deux ont confié le soin d’aménager leur nouvel intérieur à des décorateurs renommés : Jean-Michel Frank pour Mauriac, René Joubert et Philippe Petit (groupés sous le label commun : Décoration Intérieure Moderne) pour Maurois. Le résultat fut donc à peu près le même : couleurs neutres, murs nus, longs canapés de cuir, décoration minimaliste, à la fois impersonnelle et coûteuse. Maurois, ravi, trouve cela admirable; Mauriac maugrée...
A la suite de quoi, nos deux grands écrivains s’épanchent sur leur expérience de nouveau propriétaire dans la même distinguée revue : "Art et médecine". Il s’agissait d’une revue mensuelle illustrée de belle qualité que les médecins à riche clientèle déposaient sur les tables basses de leurs salles d’attente. Pour disserter sur des sujets inoffensifs, - l’art, les beaux paysages, les gloires de la France -, cette revue faisait appel à des écrivains reconnus comme l’étaient justement Mauriac et Maurois. Tous deux se sont donc livrés en même temps au même exercice littéraire : la présentation de leur nouvel appartement.
La comparaison des deux articles est instructive et permet de mesurer les différences d’esprit et de tempéraments de ces deux écrivains grands bourgeois et aux noms semblables. Maurois n’en sort pas à son avantage. L’article de Mauriac (que j’ai commenté dans le post du 19 novembre 2018 : “Le 38 de l’avenue Théophile Gautier”) est rempli d’humour, tant à l’égard de lui-même que de la mode puriste qui saisit alors le petit monde de l’art et de la décoration. On y sent en même temps ce don de la contradiction intérieure et du tourment chronique qui fait la saveur de ses romans. Tandis que Maurois, sur un ton pontifiant et donneur de leçons, énonce de pompeuses généralités sur ce que doit être une belle décoration intérieure, comme s’il faisait là l’éloge de son propre appartement. Car ce sont des photographies de celui-ci qui illustrent le propos, ainsi que du couple Maurois (qui prend la pose : Monsieur songeur en costume de ville, Madame en robe du soir).
On ne peut guère tirer d’intéressant de cet article que cet extrait, en ce qu’il marque bien la manière dont fut vécu à l’époque le passage de l’Art nouveau au modernisme tempéré du Paris des années 1930 : “Longtemps la folie des décorateurs modernes fut de vouloir recommencer l'histoire de l’art, comme si le monde avait été créé en 1895. C'était l'erreur où tombent certains écrivains qui prétendent inventer eux-mêmes leur langage. Vers le début de ce siècle on vit proscrire les courbes simples, les médaillons elliptiques des fauteuils anciens, et dessiner dans le bois et la pierre d'étranges paraboles, d’inhumaines hyperboles. “Mais un art trop libre s’égare toujours”. Depuis la guerre nous voyons travailler parmi nous une génération de décorateurs qui a compris que l'ornement doit être soumis aux besoins et qui, je crois, est en train de créer le style de notre temps" (A. Maurois : Le décorateur et l’écrivain ; Art et Médecine, avril 1932, p. 25).
“Retour à l’ordre”, “modernité élitiste”, “classicisme épuré” sont les termes employés par les historiens de l’architecture pour désigner cette brève période de transition que Maurois croyait être appelée à durer. Il ne pouvait, il est vrai, que s’y sentir à l’aise. il ne fut jamais plus heureux que dans cet entre-deux-guerres dans lequel il a pu s’offrir le luxe de paraître un peu “moderne”, tout en restant fidèle au bon goût classique hérité des années de lycée. Il en avait rapporté un matelas de valeurs conservatrices et bourgeoises dans le confort desquelles il a cru pouvoir s’installer pour toujours : “Bientôt je suis très attaché à ce logis. J'en aimais les murs blancs, les vastes bibliothèques d'acajou qui rappelaient ma première maison d'Elbeuf, les tableaux peu nombreux mais choisis avec amour (Marquet, Kisling, Boudin, Léger). C'était un décor simple, un peu rigide et nu, mais harmonieux. Il nous plaisait de penser que nous y finirions notre vie” (A. Maurois : Mémoires ; Flammarion, 1970, p. 216-217).
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Las ! cet idéal d’ordre et de raison ne fut pas efficacement protégé par la conviction de Maurois, proche de celle du Docteur Queuille, selon laquelle “toute question ajournée est souvent plus qu'à moitié résolue (...). Les questions qui paraissaient les plus dangereuses se trouvent un jour résolues par les circonstances, ou par les changements naturels. Peut-être le corridor polonais cessera-t-il assez vite d'être une difficulté. Comment ? pourquoi ? Nous ne pouvons le prévoir” (A. Maurois, Relativisme, Fragments d’un journal, Ed. du Sagittaire, 1931, p. 185-186). En 1939-1940, tout se brisa, y compris le corridor polonais. Contraints à l’exil, André et Simone Maurois durent abandonner leur bel appartement et tout recommencer dans leur vie aux Etats-Unis à partir de quasiment zéro.
Au retour, André retrouva des pièces entièrement remeublées : “Dans le salon, Simone a déplacé le mobilier de l'avenue Hoche qu’abandonnaient ses parents. La haute tapisserie, les fauteuils Louis XV sur lesquels sont brodées les fables de La Fontaine, les bustes de marbre faisaient un ensemble plus solennel que notre salon moderne d'avant-guerre” (A. Maurois : Mémoires ; Flammarion, 1970, p. 410-411). Mais, plus que la perte de son “salon moderne”, ce qui le chagrina, ce fut une bibliothèque aux “rayons désertiques” : “J'ouvre ma porte. Dans mon bureau, les rayons que j'avais, en quarante années, rempli de livres choisis avec amour, sont maintenant vides. Ne trouvant pas l'homme, la Gestapo a pris la bibliothèque” (A. Maurois : Mémoires, op. cit., p. 405-406).
Maurois parvint, grâce à des dons, à reconstituer une partie de cette bibliothèque mais l’essentiel en fut perdu qui était sédiments : “Tant de livres y avaient abrité tant de souvenirs. Où était L’Ame russe que m’avait jadis donnée Kittel à la fin de ma sixième ? Où le Spinoza, précieux présent, après mon année de philosophie, d'Alain qu'il avait lui-même reçu de Lagneau ? Où les prix du concours général, aux reliures dorées ? Et où les œuvres de mes amis, celles de Valéry ornées de dédicaces affectueuses et de dessins ; celles de Gide, de Mauriac, de Duhamel ?” (A. Maurois : Mémoires ; op. cit., p. 406)
Le “living room” de Neuilly avec son canapé et ses “deux fauteuils en cuir naturel”, les “rideaux de soie tissée à la main, avec dégradé beige”, la “cheminée en pierre Comblanchien”, la “lampe en verre de Venise bleu avec abat-jour vert, en voiline”, ces livres, alignés dans des meubles en “noyer et ronce de noyer vernis, de teinte claire” (Art et Décoration, op. cit.), tout cela n’a donc pas survécu au cataclysme de la guerre et de l’occupation. Maurois finit sa vie rattrapé par ce par quoi il avait refusé de s’encombrer en 1931, à savoir la pompe surannée des tapisseries et des marbres de sa belle-famille. Mais n’oublions pas que ce qui l’avait, avant toutes choses, séduit dans ce 86 boulevard Maurice-Barrès, c’était la vue qu’on y apercevait : “De nos fenêtres la vue, sur le bois de Boulogne et sur Paris, était immense : devons-nous s'étendaient les vagues vertes des arbres ; à gauche, on découvrait l'Arc de Triomphe, toujours noyé dans la brume, grise ou dorée suivant le temps ; à droite, le Mont-Valérien ressemblait à une colline florentine couronnée de cyprès” (A. Maurois : Mémoires ; Flammarion, 1970, p. 216). Cela, la Gestapo n’a pu le lui retirer.
L’Art déco et son austérité affectée avaient de toute façon cessé de plaire. L’appartement de Mauriac n’eut pas besoin de subir le moindre épisode de dévastation pour lui aussi, finir par s’encombrer de bibelots de famille et d’un peu n’importe quoi. Une fois le décorateur parti, les propriétaires reprennent possession du logis et ne se soumettent plus à des diktats puristes qui briment leur fantaisie ou leur mauvais goût naturels.
Certains, restés farouchement à l’écart des changements esthétiques, s’étaient d’ailleurs gaussés de l’image empesée que le couple Maurois avait laissée de lui dans les pages d’Art et Médecine. Ecoutons à ce propos ricaner Paul Léautaud, “de ce rire bruyant, sarcastique et cruel dont il a le secret” (M. Garçon : Journal 1939-1945 ; Fayard-Les Belles Lettres, 2015, p. 205) :
“8 avril 1932. - (...) Jean Seval (...), qui fait de la critique littéraire dans des revues médicales, m'a envoyé le numéro d'une revue de ce genre : Art et Médecine (...). Dans ce même numéro, un article sur André Maurois, avec des photographies de lui et de sa femme chez eux. Grand dieux ! Vivre dans un pareil cadre. Cela ressemble, à s'y méprendre, à un magasin de chaussures comme on en voit aujourd'hui avenue de l'Opéra, ou un hall de grand hôtel pour étrangers, rue de Castiglione ou place Vendôme” (P. Léautaud : Journal littéraire 1928-1940; Mercure de France, 1986, p. 938-939).
Aujourd’hui, sauf à se rendre dans l’appartement lui-même, on ne peut pas apprécier la beauté de la vue qui séduisit tant Maurois lorsqu’à la première visite, il se pencha sur le balcon. Mais on peut l’imaginer. L’immeuble se trouve face au bois de Boulogne, dans la partie où se trouve le Jardin d’acclimatation et maintenant le bâtiment de la fondation LVMH. Il n’est pas besoin d’habiter bien haut dans les immeubles du boulevard Maurice-Barrès pour y jouir d’une “vue très dégagée et sans aucun vis-à-vis” - ainsi que parlent les agences immobilières -. Pour autant; le quartier est vide de commerces et d’animation, l’avenue est désespérément rectiligne. les immeubles, tous construits sauf quelques exceptions dans le premier tiers du XXe siècle y sont alignés au cordeau.
Il s’agit d’un environnement bien décoloré, parfait peut-être pour y abriter un “monde où l’on s’ennuie” et un auteur qui fuit les excès.
Laissé à lui-même et à sa tranquillité naturelle, Maurois choisit ses couleurs dans un cercle chromatisme restreint où l’on passe par mille nuances délicates des couleurs “dégradées” aux couleurs “rompues”, (le gris, la terre de sienne, le vert pâle, le blanc cassé). Sans jamais accéder aux bonnes vieilles couleurs “primaires”, vraiment trop malséantes. Le vermillon s’offrait pourtant à André Maurois. En tout cas, la peinture et la littérature de son époque n’en ont pas manqué ! Finalement, il y eut bien du rouge vif dans sa vie, mais projeté du dehors jusque dans sa belle bibliothèque, et avec une violence qui, hélas, ne fut pas celle de l’art.
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