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André Maurois biographe


“Le beau de la biographie, c'est justement de montrer comment, d'une vie en apparence médiocre, peut jaillir une œuvre sublime. J'ai essayé de sauver le romanesque des grandes existences. Qu'est-ce que cela veut dire ? Le romanesque, c'est l'écart entre l'image provisoire du monde et des êtres que forme tout adolescent, et l'image plus adéquate que la vie lui révèle peu à peu. Goethe a écrit Les Années d'apprentissage de Wilhelm Meister. Voilà le sujet romanesque par excellence. Quand Proust montre qu'à Combray, dans son enfance, le côté de Guermantes n'était qu'un nom, et quand plus tard il découvre, derrière ce nom, une réalité toute autre que celle qu'il avait imaginée, il écrit, comme Balzac, des Illusions perdues, mais trouve le salut dans une illusion volontaire qui est l’art.

Voilà exactement ce que j'ai tenté de faire dans mes biographies. Si elles ont un mérite, c'est de révéler une société, un groupe humain, lentement, au fur et à mesure que le héros lui-même les découvre. Je veux que le lecteur voie la famille Balzac, Tours, Vendôme comme les vit l'enfant Balzac ; puis que nous apprenions avec lui la vie, les femmes, l'amour, la ruine, les misères et la grandeur de l'écrivain. Je veux que le lecteur se sente parfois dans l'atelier même de Balzac, riche des mêmes souvenirs que lui, au moment où s’opère cette fusion fulgurante dont sortiront Le Père Goriot ou Une fille d'Ève. Si j'y ai réussi, si le lecteur participe un peu à la vie de Balzac et à la création balzacienne, alors j'ai gagné, alors je sais que j'ai fait oeuvre utile. Car il est sain de vivre avec un grand homme et de l'admirer.

Non pas comme une statue de marbre, immobile et glacée, mais tel qu'il était, avec sa force et ses faiblesses, en mettant l'accent sur sa force, car il est un grand homme et s'il a fait une grande œuvre, c'est que sa force a dominé ses faiblesses. Une grande vie prouve au lecteur que la réconciliation est possible et lui donne confiance en soi... Voilà ce que j'ai voulu faire” (A. Maurois : Mémoires ; Flammarion, 1970, p. 442).


Original, Maurois l’est en tant que conférencier et que biographe. Sa voie était celle-ci et non une autre, et vers la cinquantaine, enfin débarrassé d’Alain et de son influence néfaste, c’est celle-là qu’il a suivie et de plus en plus résolument. Il est le premier écrivain qui, plutôt que d’inventer des personnages, a préféré aller les chercher dans les manuels et les histoires de la littérature. Il s’est glissé parmi les grands écrivains du passé pour les interviewer admirativement et les photographier. Non pas à la manière d’un photographe de presse ou de police judiciaire, mais plutôt à la manière des Studios d’Harcourt. Car, pour embellir et mettre en valeur ses modèles, il avait compris qu’il fallait opérer des retouches, le faire d’un pinceau délicat mais décisif. "Maurois n’égratigne que les morts célèbres, et encore, légèrement ! Il n'exige pas d'effort, sa bienveillance va à son sujet comme à ses auditeurs" (M. Martin du Gard : Mémorables ; Gallimard, 1999, p. 1057). Ainsi donnait-il à ces auditeurs la seule illusion qui valût. Pas celle de la réalité. Celle, au contraire, de la grandeur et de la célébrité posthumes. Il s’agit là d’un mensonge encore mais volontaire, assumé. Le portrait certes se trouve comme “photoshoppé”. Mais la vérité, quand il s’agit de celle d’un personnage que nous avons décidé d’admirer, ne se découvre pas dans une photographie qui en accuse les rides et le double menton et en laisse subsister les yeux rouges. Pas davantage dans un regard malveillant qui les scrute et s’y attarde.

Maurois pratique le flou et le noir et blanc, le surplomb et le gros plan, tel que Cocteau en nimbera son au-delà de cinéma. Dans le royaume des Ombres, il organise des visites guidées, dressant son parapluie devant des groupes de vieilles dames et de jeunes filles désireuses de s’instruire. C’est là la tâche à laquelle il s’est dévoué, une fois revenu de son exil américain de la Seconde Guerre mondiale. Pour évoquer cette façon courtoise de visiter les Morts, Maurois a d’abord parlé de “biographies romancées”. Il l’a vite regretté car ce terme suscita la naissance de toute une série de publications bêbêtes auxquelles ses ennemis (car il en avait !) assimilèrent ses propres ouvrages. Son but à lui n’était pas celui-là, il n’était pas trivial : il entendait, comme il le déclare lui-même, “sauver le romanesque des grandes existences.’


Cette expression est, il est vrai, devenue aujourd’hui presque aussi datée et inemployable que celle de “biographie romancée”. Nous ne réclamons plus maintenant des biographes qu’ils nous instruisent ni qu’ils nous édifient mais plutôt qu’ils projettent sur les grands hommes le regard d’un valet de chambre. Ainsi, une fois inhumés, sont-ils châtiés, ces héros de la littérature et de l’histoire. Certes, l’on ne s’intéresse qu’à eux. Ils ont seuls ce privilège d’être peints en pied et de derrière, avec le détail de leurs existences étalé dans des livres. Le genre littéraire de la biographie est des plus élitistes qui soient. Mais ce privilège est douteux, car, s’agissant surtout des écrivains, lesquels ne furent que rarement dans leur vie personnelle d’irréprochables héros, n’émergent de ces récits, de ces enquêtes, de ces démarches inquisitoriales, que de “misérables tas de petits secrets”, d’alcôve le plus souvent. Et - paradoxe - ces secrets, ces petites coucheries, ce sont le plus souvent de dignes professeurs d’université qui se délectent perversement à les dévoiler et à les exhiber. Qu’un auteur aussi secret, aussi pudique que Valéry, notamment, ait pu faire l’objet de ce genre d’absurde entreprise est pour moi un objet d’étonnement.


Le pionnier de la biographie d’écrivain que fut Maurois n’avait évidemment pas une telle approche à laquelle il ne songea même pas. A l’origine de sa création biographique (qui en est une au même titre que chez d’autres leur création romanesque), on trouve sa théorie de “l’illusion volontaire” telle qu’il la développe dans le texte dense et vibrant que j’ai placé en exergue.

Cette illusion, quelle est-elle ? Elle est la fin d’un roman, pas de n'importe quel roman, d’un roman d’apprentissage. Maurois distingue trois phases dans la vie d’un “grand homme”. Tout d’abord, lors de l’enfance et de l’adolescence, le futur grand homme nage comme tout un chacun dans l’illusion. Cette illusion est involontaire, simple produit de l’ignorance et de la naïveté. Lucien Chardon, replié dans la ville basse d’Angoulême, croit en la ville haute, croit en la poésie, croit en Paris, croit en Mme de Bargeton, Ce sont là des illusions motrices, stimulantes mais vouées à disparaître au premier choc. Ce choc, qui est celui de la confrontation avec le réel, ouvre la seconde phase, celle de la perte des illusions premières. Elle correspond au séjour de Lucien de Rubempré à Paris, aux premières et vaines tentatives de Balzac pour conquérir la gloire et la fortune, aux déboires de l’imprimeur David Séchard. Mais ce qui caractérise le grand homme selon Maurois, c’est sa capacité à surmonter cet échec. Pour le grand homme et pour lui seul, intervient l’ultime étape qui le sauvera, celle de l’illusion volontaire. Un nouveau monde est créé grâce à son génie et à sa force, fictif mais empruntant à la réalité ses traits essentiels, dévoilant la part de duperie et de gloire empruntée dont s’enrobent les d’Espart et les Guermantes, les Lousteau et les Swann. Lui seul saura les restituer à leur humanité première.


La reconstitution de la genèse d’un roman à laquelle André Maurois se livre ainsi est d’un grand et immémorial classicisme. Ce qu'il appelle “la vie”, soit l’existence matérielle, est à ses yeux la seule instance légitime de vérité. Elle seule propose une image “adéquate” du monde, car elle est le monde lui-même apparaissant dans sa réalité, offert, terne mais véridique, au regard d’un adulte détrompé. La création artistique, avec tous ses artifices, ne menace en rien la lucidité, la clarté d’esprit de cet adulte raisonnable, dès lors que suscitée par lui volontairement et consciemment, elle reste sous contrôle, confinée dans le champ littéraire, sans idée de la faire advenir dans la réalité. Ainsi se maintiendra-t-elle à sa modeste place, celle de l’illusion consolatrice. Pour peu toutefois que l’artiste parvienne à imposer la supériorité de son génie, cette illusion acquiert en outre une fonction salvatrice : elle apporte la gloire, la grandeur, lesquelles étaient vainement et - pour le coup - illusoirement cherchées dans “la vie, les femmes, l'amour...”. Une troisième vie s’offre alors au grand homme qui se prolongera indéfiniment après sa mort : par les noms de rue, les plaques commémoratives, le respect des professeurs, une biographie signée André Maurois...


Nous sommes loin des Surréalistes qui s’efforçaient, tout aussi consciemment que Maurois mais dans une trajectoire inverse, de remonter aux sources premières de l’illusion, d’une illusion qui se gardera bien d’être volontaire. Loin également d’une littérature catholique qui, de Péguy à Bernanos, était fort occupée à abattre les statues de “grands hommes” (et pas seulement les “statues de marbre, immobiles et glacées” : Rodin n’avait pas davantage de chances de survie auprès de ces iconoclastes). Loin même d’Anatole France qui se gaussait des hommages de la postérité. Mais c’est ainsi : Maurois ne respecte, ne reconnaît que ce dont il a subi personnellement et incontestablement le poids et la présence : les traditions familiales, les conventions sociales, les contraintes économiques, le regard des autres, l’imminence de la mort. Mais aussi la sublimité des “grandes existences”, laquelle nous permet de supporter tout ce qui précède.

Le lecteur, qui aura fait bon usage d’une biographie de Maurois, se trouvera ainsi non pas sauvé (même le grand homme ne l‘aura pas été : Maurois respecte les grandes religions mais ne croit pas en grand-chose), ni même “élevé” comme par une pensée pieuse ou une aspiration à l’idéal, mais remonté. Remonté, comme on remonte sur son cheval après en avoir été désarçonné, remonté comme après avoir bu un “remontant”. On fait “gloups !” puis on repart.

Cela, c’est le Maurois d’après la soixantaine, celui qui, - enchaînant les vies d’athlètes : Balzac, Hugo, Dumas, Sand… -, s’efforçait ainsi d'oublier ou de surmonter ses propres échecs. Le Maurois des Vies de Shelley et de Disraeli était bien différent : il recherchait alors moins des modèles de force que des compagnons. Le Maurois de cette époque n’avait pas connu la brisure de 1940-1944. il était plus fort, plus jeune. Il n’avait pas besoin d’un “remontant”.


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