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Louis Aragon par Jean Cocteau





















"Mercredi 11 juillet /1962/. - On me jette sans cesse Aragon dans les jambes. Il récolte ce qu'on me refuse, alors que son œuvre est aussi ouverte que la mienne est close et que son lyrisme coule sans secrets.

Il suffit que Gallimard ait publié un long poème d'Aragon du même format que le mien pour qu'on parle d'une ressemblance intérieure alors que ce n'est qu'une ressemblance de couverture.

Aragon n'est que verbal. Il ignore les chiffres. Sa science est celle des mots.

Aragon ira rejoindre Péguy et Claudel. C'est une autre famille. Autre également la famille mallarméenne. Ma famille est celle des sans famille. Et la famille des sans famille est toujours suspecte. C'est la noblesse pouilleuse des bohémiens et le luxe royal de la roulotte. Cela sent le vol et la descente de police" (J. Cocteau : Le Passé défini, 1962-1963 ; Gallimard, 2013, p. 140-141).


Nous sommes en juillet 1962 et Cocteau est d’humeur morose. Son égérie et mécène Francine Weisweiler continue de l’héberger à Saint-Jean-Cap-Ferrat, dans sa villa Santo Sospir, mais les relations avec elle se détériorent car depuis quelques temps lui est préféré un médiocre auteur de romans policiers, nommé Henri Viard, que Cocteau vexé surnommera “le mirliflore”.

L’inquiètent encore davantage les incertitudes de son destin littéraire. “Il avait perdu son principal combat : être reconnu, à la suite d'Apollinaire, comme le poète français du siècle. Les surréalistes l’avaient emporté ; les livres, les catalogues, les thèses répercutaient leur version des faits ; la quarantaine où l'avait tenu Breton prenait l'allure, avec le temps, d’une destinée" (C. Arnaud ; Jean Cocteau ; Gallimard, 2003, p. 719). Trop fier pour s’en plaindre publiquement, trop courtois pour exprimer l’agacement que lui inspire la faveur selon lui imméritée dont jouissent certains de ses confrères, c’est dans son Journal tenu inédit qu’il se défoule. C’est là qu’il libère des rancoeurs, dont certaines - les plus tardivement écrites - apparaîtront au grand jour en 2013 seulement. Ses ennemis évidemment y passent : “les “faux révolutionnaires”, “l’intelligentsia la plus obtuse”, “l’ignoble Philippe Soupault”... Mais aussi bien ses amis et voisins du Palais-Royal : Emmanuel Berl (“Berl croit me connaître mais (...) il ne connaît de moi que le personnage inventé par mes ennemis,” op. cit. p. 136), Colette (“On se demande par quel mécanisme du destin elle devint cette brave dame Tartine du Palais-Royal ? (...) Chez Colette, l’amour des bêtes est un mythe”, op. cit. p. 141).

Là, Cocteau se reprend, réfléchit, lève la plume. Son amitié avec Colette, la familiarité de village qui les unissait, était elle-même devenue un mythe journalistique. Cocteau sent le danger qu’il y a, pour lui et son “image”, à salir par de l’aigreur le cliché aimable des deux vieux écrivains bavardant sur un banc du Palais-royal. Mais bravement, il assume : “Je le sais bien que je ne devrais pas écrire ces quelques lignes sur Colette, mais je me suis juré d'écrire dans ce journal tout ce qui me passe par la tête afin qu'il continue après ma mort à faire le vide autour de moi et de ne me laisser que le crime”, (op. cit.).

Dans ces giclées d’amertume, il n’est pas de raison pour qu’Aragon soit épargné. Aragon, devenu aussi célèbre que lui et embarrassé, tout comme lui, de son double, de ce second personnage médiatique, frivole, à la fois reconnu et peu connu, avec lequel on le confond. Aragon toutefois, dans ces mêmes années 1960, entreprendra de détacher de lui cet encombrant personnage, de l’isoler, de le mettre en scène, de lui donner, pour achever de l’anéantir, une nouvelle identité. Ce sera l’Antoine Célèbre de La Mise à mort, écrivain fat et craintif, flanqué d’une épouse-impératrice. Cocteau, qui a renoncé à écrire des romans, ne dispose pas de cette ressource. Malgré ce masque de “Poète” et ces yeux de verre que, dans "Le Testament d’Orphée", il s’est plaqué sur le visage, c’est lui qui se trouve directement mis en jeu, exposé plus qu’il ne le voudrait.


Ses relations avec Aragon, d'abord conflictuelles du fait de Breton (aux dires de Bunuel, Aragon aurait, en compagnie d'Eluard et de lui-même, monté la garde à sa porte pour lui "donner une raclée", C. Arnaud, op. cit. p. 456), sont devenues, avec les années, parfaitement pacifiques. Tous deux se sont même entendus pour donner naissance à cette curiosité littéraire que personne n‘a encore songé à rééditer : une conversation enregistrée au “magnétophone”, au cours de laquelle ces deux mandarins des lettres commentent des reproductions photographiques des peintures du Musée de Dresde, étalées devant eux à la manière d’un jeu de cartes (Aragon-Jean Cocteau : Entretiens sur le Musée de Dresde ; Editions Cercle d’Art, 1957).

Cocteau n’en est pas moins jaloux d’Aragon. Au point de s’agacer qu’on le compare à lui et qu’on rapproche leurs inspirations poétiques. La tentation existe cependant : tous deux ont usé d’une forme faussement académique et véritablement mobile, ont réuni, selon la formule d’André Maurois, la forme classique à la folie romantique ; tous deux ont souffert d’une indétermination foncière de la personnalité que l’accession à la renommée ne fit qu’accentuer. Mais Aragon, à la différence de Cocteau, “parvint à faire de lui-même un poids-lourd” (C. Arnaud, op. cit. p. 19), il s’imposa à lui-même une ligne sévère, partisane, amoureuse et même vestimentaire. En outre, on voit, avec le recul des années, - et Cocteau s’en serait encore davantage désolé - qu’Aragon a obtenu l’estime des esthètes tout comme celle des esprits doctes. Il s’est définitivement installé dans la catégorie des poids-lourds de la littérature, en compagnie de Péguy et de Claudel comme Cocteau le relève avec ironie.

Tandis que lui-même continue encore aujourd’hui de virevolter, - sinon dans la catégorie des poids-coqs, à la manière d’Al Brown, le boxeur dont il s’était entiché -, du moins dans celle des poids-légers. Pour autant, il n’est pas le seul écrivain intéressant qui puisse se déclarer “sans famille”. Aragon, veuf de son épouse et de son parti, sur le tard redevenu bâtard, l’a finalement rejoint dans une fraternité de la noblesse pouilleuse. Et l'on ne peut dire que son oeuvre soit davantage “ouverte” que celle de Cocteau ni que son lyrisme ait coulé “sans secret”. Mais cela, il est vrai, était difficilement perceptible en 1962...

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