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R.P. Bouhours : "Il y a longtemps que j'aime la mer"


"La première fois qu'ils vinrent sur le rivage pour se promener, Eugène s'attacha d'abord à considérer la mer, qui était alors pleine, et qui n'était point trop émue. Puis tout d'un coup se tournant vers son ami, n'est-ce pas là, mon cher Ariste, lui dit-il un admirable spectacle ? Et n’en êtes-vous pas touché comme moi ? Il faudrait être aveugle ou stupide répondit Ariste, pour n'être pas charmé : et je trouve cette petite rêverie où vous vous êtes laissé aller, la plus raisonnable du monde. Il y a longtemps que j'aime la mer, poursuivit-il : Je fis dans ma jeunesse un voyage exprès pour la voir, et je ne suis pas moins surpris en la voyant la première fois, que vous l'êtes. La merveille est que je l'ai admirée toutes les fois que je l'ai vue depuis, et que je l'admire encore aujourd'hui comme si je ne l'avais jamais vue.

À ce que je vois, dit Eugène, vous y trouvez quelque chose de bien merveilleux. Oui sans doute, reprit Ariste. Cette immense étendue d'eau ; ce flux et ce reflux, le bruit, la couleur, les figures différentes de ces flots qui se poussent régulièrement les uns les autres, ont je ne sais quoi de si surprenant et de si étrange, que je ne sache rien qui en approche. À force de voir les autres objets on cesse de les admirer ; on s’y accoutume, et s'y apprivoise pour parler ainsi. On ne regarde presque plus le soleil que quand il s'éclipse, parce qu'on le voit tous les jours et qu'après l'avoir une fois vu, on n’y découvre plus rien de nouveau. Il n'en n'est pas de même de la mer, elle paraît toujours nouvelle, parce qu'elle n'est jamais en un même état. Tantôt elle est tout à fait tranquille, et ses ondes sont si unies qu’on la prendrait pour une eau dormante : tantôt elle est un peu émue, comme la voilà maintenant. Il y a des heures qu'elle est étrangement agitée. Elle est haute en un temps et basse en un autre. Quelquefois elle s'avance, et quelquefois elle se retire. Elle change de couleur à tout moment : après une grande agitation elle est toute blanche d’écume : quand le soleil se lève ou se couche, il semble qu'elle soit tout en feu. Tantôt elle paraît de couleur de pourpre ; tantôt elle paraît verte ou bleue. Ces couleurs différentes se mêlent quelquefois ensemble, et ce mélange fait une peinture naturelle que l'art ne peut imiter. Le bruit de ses flots n’est quelquefois qu'un doux murmure, qui invite à rêver agréablement ; mais c'est aussi quelquefois un mugissement épouvantable, qu’on ne peut ouÏr sans frayeur (...). En un mot il y a tant de variétés dans le même objet, que les yeux ne se lassent jamais de le voir, et que l'esprit y trouve toujours de quoi admirer" (Le Père Bouhours : Les Entretiens d’Ariste et d’Eugène ; Amsterdam, 1708, pp. 3-4).

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