Ce qui caractérise les écrivains et les critiques dont les noms nous sont restés familiers, c’est qu’ils sont d’exceptionnels et de rares survivants. Ils apparaissent dressés au milieu d’un désert, comme ces artistes de génie que Baudelaire a comparé, pour mieux illustrer leur isolement, à des phares et à des citadelles. Leurs contemporains ont été éliminés, ont disparu comme s’ils n’avaient jamais existé, avaient été indignes de naître. Si l’on en reste aux critiques, Montégut, Jules Janin, Gustave Planche, par exemple, sont morts. Etienne Montégut, qui écrivit à la Revue des Deux-Mondes un des meilleurs articles jamais publiés sur la Révolution française (“Où en est la Révolution française ?”, 15 août 1871, p. 872), ne le méritait pourtant pas. Sainte-Beuve est le seul qui ait survécu à cette hécatombe, il reste présent parmi nous. Moins que Nikos Aliagas certes, mais un peu tout de même. Plusieurs de ses ouvrages sont encore édités. Et à supposer que plus grand monde ne les lise, leur auteur est de toute façon assuré de survivre, ne serait-ce que par le mal que Proust a dit de lui et de sa méthode critique.
Il y a là de l’injustice, l’injustice de la création, du renouvellement, de la mort toujours avide. Les foules de 1841 ou de 1902 regorgeaient de talents. Si nous les ignorons, c’est du seul fait de notre paresse, non de notre capacité à effectuer, parmi ces talents, un tri qui aurait été plus judicieux que celui de n’importe qui ayant vécu sur cette terre. La contestation par Anatole France du jugement de la postérité - c’est à dire de nous-mêmes - me paraît imparable (cf. le post du 4 avril 2019 : “Son oeuvre est vile”). Pourquoi notre appréciation du plaisir que donne un grand auteur serait-elle par essence supérieure, non seulement à celle des contemporains, mais encore à celle des générations qui se sont succédées entre eux et nous ? Et quelle sera la supériorité à cet égard des lecteurs de 3075 par rapport à nous-mêmes ou à ceux de 2043 ? Quel sera à ces dates l'état de l'enseignement de la littérature ? Quels ouvrages seront disponibles ? Sous quelle forme seront-ils présentés aux lecteurs (à supposer qu'il s'en trouve encore) ? Et quelles conclusions de ces imprévisibles états de fait devrons-nous tirer sur la valeur intrinsèque des oeuvres et des auteurs ?
Je suis donc ravi d’avoir trouvé par hasard un des rares auteurs qui partagent ce scepticisme. Il s’agit d’un professeur au lycée Charlemagne, né en 1861, mort en 1944, qui s‘appelait Charles-Marc des Granges. Il n’y croyait pas beaucoup, lui non plus, à la postérité et cette sombre déesse s’est bien vengée de son manque de foi : elle a fait en sorte que plus personne ne connaisse aujourd’hui son nom.
Qu’a t-il fait pour mériter ce sort funeste ?
A l’occasion d’un ouvrage sur la réception du Romantisme par la critique, La presse littéraire sous la Restauration (Mercure de France, 1907), Charles-Marc Des Granges a érigé en théorie critique son propre relativisme, lequel était aussi peu pratiqué aujourd’hui qu’à l’époque de la parution de ce livre. Sur le plan pratique, cela a consisté pour lui à cerner, avec le minimum de parti pris esthétique, l’opinion moyenne d’une époque donnée, en l’occurrence la période 1815-1830. Des Granges s’est systématiquement intéressé à tous les plumitifs et sous-fifres que cette époque recelait, les a tous convoqués pour que retentissent à nouveau leurs récriminations et leurs critiques. Il était conscient, en procédant ainsi, que les grandes figures des manuels de littérature (comme lui-même en a rédigés : il fut directeur des classiques Hatier), une fois replongées dans la foule ressuscitée et criarde de leurs contemporains, courraient grand risque de s’y noyer et de s’y fondre. Mais où était le risque ? Après tout, c’est ainsi qu’ils avaient vécu, nos phares, nos “Grands Ecrivains”, et considérés comme tels, encore, en 2019 : engloutis, cotoyés, bousculés, roulés dans une foule. Comment étaient-ils perçus par elle, sinon comme des voisins ou des collègues, pas spécialement impressionnants ?
Nous ne pouvons tout lire, certes. Mais, quel intérêt essentiel y a t-il à isoler nos grands hommes, à faire d’eux des morts-vivants errant dans un cimetière ? Alors que nous vivons nous-mêmes dans un brouhaha et que nous trouvons du charme à ce brouhaha, car c’est le charme de la vie, pourquoi devons-nous faire régner, à l’annonce par exemple de poésies de Hugo, un silence respectueux et funéraire ? Lorsque s’élèvent des vers consacrés, nous ordonnons de se taire à son ennemi de la Restauration, Jean-Pons-Guillaume Viennet, comme si ce dernier était un vieil ivrogne dont les borborygmes risqueraient de troubler la cérémonie. Certes, Viennet n’a jamais rien compris à la poésie de Hugo. Mais il était drôle, Viennet, pas quand il écrivait des tragédies, il est vrai, mais lorsqu’il répandait sa verve dans un salon ou dans les publications royalistes ! C’est entendu, il n’était pas plus drôle que Hugo qui, lui aussi, avait de l’humour. Mais il l’était largement plus que Vigny. Or, Des Granges nous fait à nouveau entendre sa voix et aussi celle de Jouy, de Jay, de Tissot. Dans le lot, bien-sûr, on trouvera de solennels imbéciles, mais aussi Rémusat, à la séduction duquel il a été sensible et dont il a tracé un curieux portrait, sorte de pastiche du style de Rémusat lui-même (voir plus bas).
En fait de solennel imbécile, nous en avons un en la personne d’Emmanuel Dupaty, le critique de la Minerve française.
Précisons que ce Dupaty ne fut pas sans habileté ni savoir-faire : il sut traverser de manière agréable la Révolution et l’Empire, commençant comme ingénieur-hydrographe dans la marine pour finir à l’Académie française, ce qui valut à Alfred de Musset la corvée d’avoir à faire son éloge. Rémusat dit de lui : “C'était un galant homme, très aimé, très estimé, très digne de l'être, mais son esprit vieillot n'allait qu’à des critiques de la force du roi Jérôme" (C. de Rémusat, Mémoires de ma vie, t. 4, p. 144 ; Plon, 1962). Etant donnée la piètre réputation intellectuelle de Roi Jérôme, c’est là une manière fine de dire que les critiques de M. Dupaty étaient celles d’un imbécile, ce que nous ne pouvons que confirmer au vu des pensées qu’inspirèrent à ce “galant homme” le célébrissime poème du Lac : “M. de la Martine /sic/ a fait sans doute de beaux vers ; mais il veut toujours paraître avoir rêvé sur une autre planète que la nôtre. Pourquoi s'attacher à ne rien dire comme tout le monde, faire des idées les plus communes des énigmes inintelligibles, les envelopper, pour déguiser leur nullité, de nuages métaphysiques, de vapeurs mystiques et de brouillards mélancoliques, qui ne laissent plus voir que le vide de la pensée, quand un rayon de bon-sens les a dissipés (...). Ces poètes prétentieux et bizarres ne se comprennent pas ; chacun de leur hémistiche exigerait un commentaire.” Pour indiquer à quel point la poésie de Lamartine est effectivement inintelligible, Dupaty eut l’idée de superposer au Lac ses propres et burlesques “commentaires”, lesquels ne sont que des déclarations d’incompréhension et font un amusant contraste avec les incantations lamartiniennes : “Qu'a voulu dire M. de la Martine dans cette strophe tirée du Lac ?
"Eternité, néant, passé, sombres abîmes,
Que faites-vous des jours que vous engloutissez ?
Parlez !..."
Qu'est-ce que l'éternité, le néant, êtres abstraits, que l'on prie de parler ? Quand un poète parle de la sorte, on cherche ce qu’il dit après qu’il a parlé. Et que direz-vous de l'invitation faite au Lac de garder le souvenir d'une nuit ? Qu'il soit dans ton repos, qu’il soit dans tes orages, dans l'aspect de tes riants coteaux, dans les bruits de tes bords, dans l'astre au front d'argent ! Le souvenir dans l'aspect ! dans le bruit ! dans l'astre!... Je ne sais si ce souvenir restera dans la lune ; mais je serais bien trompé s'il restait dans la mémoire des gens de goût…”.
Voici maintenant le commentaire de Des Granges : “Pour bien juger de la valeur relative de ce jugement porté sur Lamartine par E. Dupaty, il faut savoir que cette exécution est précédée de l'éloge lyrique des poésies de M. Perseval, de M. de Ségur, de M. le chevalier Dupuy-des-Islets, de M. Saintine, de M. Viennet, et suivie de l’éloge également enthousiaste des vers de M. Fabien Pilet, de M. Vial, de M. Famin, de M. Campenon” (Ch.-M. Des Granges : La presse littéraire sous la Restauration ; Mercure de France, 1907 ; p. 257).
Mais il est juste d’ajouter que l’on pouvait être fort intelligent, avoir un esprit plus ouvert que celui d’Emmanuel Dupaty et une sensibilité plus vive et malgré tout, ne pas comprendre grand-chose à la poésie de son temps. Rémusat, par exemple, reconnaît “le talent et les idées”, de Lamartine, caractérise de manière assez exacte sa “rêveuse imagination”, explique les causes de son succès auprès “d’esprits jeunes, moitié exaltés, moitié naïfs”. Mais quand il s’agit de le classer dans une hiérarchie, il le plaça tout de même en dessous de Béranger et de Casimir Delavigne car il est "moins original" (op. cit. p. 302).
Des Granges s’aventure en terre plus familière lorsqu’il aborde, à la fin de son ouvrage, le sujet de “la longue guerre entre la tragédie néo-classique et le drame romantique”. Les manuels d’histoire de la littérature ressassent le récit de cette guerre au dénouement connu. Ils se sont longtemps efforcés d’y mobiliser les lycéens français, les conviant à participer à la bataille d’Hernani. De vieux agrégés de grammaire semblaient ainsi vouloir se redonner une jeunesse factice, au soutien d’une cause présentée comme contestataire. Il n’est pourtant pas de branchages plus jaunis et desséchés que ces drames romantiques (Hernani, Henri III, Marion Delorme…) que plus personne ne lit, que plus aucune troupe ne représente. Ce qui n’est en somme pas le cas du théâtre classique.
La conclusion de Des Granges sur ce sujet me paraît très juste et pas si souvent notée : “Le drame romantique était vainqueur en fait (...). En droit, la cause devait être révisée, mais seulement au profit des chefs d’oeuvre de la tragédie classique. Corneille et Racine sont redevables au drame romantique, et particulièrement à Victor Hugo de les avoir coupés du troupeau d’imitateurs compromettants qui s’étaient enchaînés à leur suite. Débarrassés de ce poids mort, les chefs d’oeuvre du XVIIe siècle rebondirent, jusqu’au sommet d’où ils ne sont plus descendus” (op. cit., p. 371-372)
Comme on voit, Des Granges avait tout lu, tout dépouillé de la presse littéraire de l’époque. Plus personne ne connaissait en 1907 les journalistes et les critiques de cette presse dont, au terme de cette recherche, il livre au public de la Belle-Epoque de copieuses citations. Il clôt d’ailleurs l’introduction de son livre par ce constat d’oubli et de méconnaissance : “En terminant, je dois indiquer les sources de ce travail, ce que je ferai d’un mot : tous les périodiques analysés se trouvent à la Bibliothèque nationale où chacun pourra les consulter. J'ai coupé les pages d'un grand nombre de livraison qui, depuis le jour de leur livraison, étaient restés intacts” (op. cit. p. 34).
Aujourd’hui ce sont ses propres livres dont personne ne coupe les pages. Je m’intéresse donc à un inconnu qui lui-même s’intéressait à des inconnus et, plus d’un siècle après, j’extrais à mon tour de ses écrits les citations qui suivent.
Pour comble d‘étrangeté, je les ai lus et les reproduis en ce moment, non pas, comme Des Granges ses prédécesseurs, depuis un table de lecteur de la Bibliothèque nationale et en coupant des pages, mais depuis le bord d‘une piscine, dans un coin reculé du sud de la Crète, où le site Gallica, magiquement et aimablement, me les transporte. Je n’aurais jamais cru cela possible, encore il y a dix ans et mon étonnement à vivre une telle expérience ne faiblit jamais ! Ce qui m'étonne également, c'est que je paraisse être le seul à s'en émerveiller.
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Les principes qui doivent guider un historien de la littérature :
“Qu'on nous permette d'insister (...) sur les principes essentiels qui doivent guider, en ces recherches, un historien de la littérature. Le premier principe est celui-ci : abandonner résolument ce sophisme qui consiste à nous prendre nous-même pour juges des jugements d'autrui, et à croire que nous sommes aujourd'hui en possession d'une sorte de vérité absolue sur les œuvres et sur les hommes du passé. Nos jugements actuels sont aussi subjectifs que ceux des contemporains de l'auteur. Nous ne représentons, à notre tour, qu'un moment dans une série, laquelle se continuera après nous. Aussi devons-nous renoncer à chercher dans les témoignages antérieurs la justification de nos propres idées, ou les éléments d'une polémique puérile. Ces témoignages, prenons-les à leur date, évaluons-les à leur date. Habituons-nous à les enregistrer dans leur intégrité, quelque singuliers qu'ils puissent nous paraître, au lieu de n'en retenir que des formules détachées qui, précisément parce qu'elles nous agréent aujourd'hui, ont peut-être perdu leur vrai sens.
En second lieu, renonçons à nos préjugés sur la personnalité des critiques. L'article anonyme, ou signé d'un nom sans éclat, a une valeur documentaire. Inquiétons-nous plutôt des tendances politiques, sociale, littéraires du journal où l'article a paru.
Enfin, dans la classification de ces témoignages, point de système ; mais seulement la recherche des moments successifs, et le tracé d’une sorte de courbe de l'opinion” (Ch.-M. Des Granges : La presse littéraire et le Romantisme ; Mercure de France, 1907 ; p. 374).
La superstition des grands critiques
“Nous avons, quand nous écrivons l'histoire littéraire, la superstition des grands critiques. Nous tiendrons compte, au XVIIIe siècle, d’un jugement de Vauvenargues, de Voltaire, de La Harpe ; mais Clément, Fréron, le journal de Trévoux, etc., nous paraissent très négligeables. Pour le XIXe siècle, nous citerons avec empressement Chateaubriand et Mme de Staël, Sainte-Beuve et Taine ; mais nous ne nous informerons pas d'une opinion de Feletz ou de Dussault, du feuilleton de Becquet ou de Merle. Il n'y a pas d'enquête possible, ni de reconstitution du milieu, si nous commençons par établir, en nous basant sur nos idées ou sur nos préjugés actuels, une sorte de hiérarchie arbitraire entre les témoignages. Ces témoignages, aujourd'hui, ont tel ou telle valeur ; mais jadis, à leur date, ils en avaient une autre, souvent très différente, et relative, en tout cas, à des préoccupations, à des préférences, ou à des besoins qui ne sont plus les nôtres. Et en plus, on pourrait soutenir, sans tomber dans le paradoxe, que les jugements essentiellement originaux d'un critique qui s'est imposé à la postérité, sont beaucoup moins révélateurs de l'opinion publique à une certaine date, que ceux des critiques de second ordre, lesquels pensent et parlent comme la masse de leurs contemporains” (op. cit., p. 15).
Les journaux sont uniques...
“Non seulement les journaux expriment, sur les ouvrages contemporains, des opinions communes ou collectives, celles d’une classe sociale, d'un parti politique ; et en les comparant les uns aux autres, on peut s'en servir pour déterminer presque mécaniquement les poussées et les résistances du public. Mais encore, et surtout, par leur complexité, par leur confusion même, ils sont uniques pour représenter le milieu de préparation et le milieu d'adaptation du chef-d'œuvre. Ils contiennent la nomenclature de tout ce qui, à une certaine date, pouvait intéresser les lecteurs. En eux apparaît intégralement, avec ses dessous les plus profonds et ses accompagnements les plus puérils, tout le mouvement intellectuel d’une époque. Là, tout à côté de l'article consacré au roman ou au drame qui ont survécu, nous lisons d'autres articles, souvent plus élogieux, sur des ouvrages aujourd'hui complètement vidés ; là, nous apprenons, mieux encore que par les confidences et par les préfaces des grands écrivains, quelles influences se sont exercées sur eux” (op. cit., p. 16-17).
Le sens du relatif
“On constate que, lus à leur date les petits romantiques emploient des procédés de développement sensiblement analogues à ceux de Hugo et de Vigny, et que leur plus grand défaut, ce fut d'en rester au point où se trouvait Hugo avec les Vierges de Verdun et Vigny avec Helena. Quelques-uns d'entre eux, les Saint-Valry, les Rességuier, les Lefebvre, les Richehomme, “donnaient des espérances” ; mais ils s’en sont tenus là. Il est donc bon de lire, dans les périodiques, et de retrouver pour ainsi dire sur le même plan, toute la production poétique d’une époque ; rien n’est plus propre à faire naître chez un critique le sens du relatif et de l’équité” (op. cit., 27).
Rémusat perçu en 1907 :
“Rémusat donne l’impression d’un homme distingué, le prenant d’un peu haut, très perspicace et très fin, jusqu’à gâter quelquefois la finesse qu’il a par celle qu’il veut avoir, ayant plus d’idées que de sentiment, plus de souplesse que de force, plus d’étendue que de profondeur, plus de justesse que de goût. Il excelle à poser des principes, à rappeler des vérités générales avant de descendre à l’examen des faits particuliers ou des qualités individuelles ; sa méthode est le contraire de la méthode expérimentale ; il aime à rester dans l’abstraction, et il y met une sorte de coquetterie. C’est un doctrinaire de salon” (op. cit. p. 174).
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