Edmond Haraucourt (1856-1941) - Morceaux choisis
Plus personne ne connait maintenant le poète parnassien Edmond Haraucourt, mais cela n’a pas d’importance, cela était déjà le cas de son vivant car il eut l’infortune de vivre assez longtemps pour connaître son propre purgatoire.
Il a été comme beaucoup de ses confrères, un poète-fonctionnaire. En tant que tel, il termina sa carrière comme conservateur du Musée de Cluny. Une anecdote circule, et dont je regrette d’avoir oublié la source mais qui est amusante, selon laquelle, lors de son “pot de retraite”, il eut droit comme tout un chacun à un discours de son supérieur hiérarchique (sans doute le directeur des musées). Lequel termina sa péroraison en citant “le Poète” (ce fameux “Poète” qui, comme son compère “Philosophe” est toujours cité par les orateurs mais jamais identifié) : “Eh oui ! partir, c’est mourir un peu...” Il eut la surprise de s’attirer de la part d’Haraucourt cette question irritée : “Le Poète, dites-vous, quel poète ?” - Mais, mais je ne sais pas… - Eh bien, ce poète c’est moi, figurez-vous, et personne ne le sait !” Comme, en effet, Félix Arvers fut l’homme d’un seul poème, Haraucourt est - c’est pire ! - l’homme d’un seul vers, d’un heptasyllabe devenu proverbe et, comme tout proverbe, dépourvu à jamais d'auteur connu.
L’amertume sied à Edmond Haraucourt : littérairement parlant, il lui fallait être triste et raide. Son étroit public attendait de lui que sa poésie respirât la mélancolie car, sans cela, elle n’eût pas été considérée comme véritablement parnassienne. Appartenir à cette école impliquait qu'on se revendiquât d'un athéisme désenchanté. D'où une farouche et virile tristesse, exprimée par des alexandrins percutants, sonores, aussi décisifs que les cuivres et les timbales d’un opéra de Meyerbeer. Voici comment au début du dernier sècle on vantait le type de poésie pratiqué par M. Haraucourt : “M. Haraucourt est un fier et hautain poète que la douceur et le désespoir de vivre ont irrésistiblement poussé vers l'idéalisme (...). Il dit en des vers parnassiens pleins de relief et de noblesse, et d'une forme très pure, les éternels souffrances de l'humanité, l'immense douleur, mais aussi le magnifique orgueil des grandes âmes solitaires” (G. Walch, Anthologie des Poètes français contemporains ; Delagrave, 1927, t. 2, p. 187). Oui,... l'on comprend bien que ce M. Haraucourt était un célibataire pas drôle.
Après la première guerre mondiale, ces fiers et hautains poètes, qu’on ne lisait déjà plus guère, - Mallarmé les avait définitivement “ringardisés” - ont sagement pris leur retraite et touché leur pension ; leurs armures, leurs médailles, leurs camées, leurs hallebardes sont partis en fumée puis en cendre.
Pour autant, la rhétorique que les héritiers de Leconte de Lisle se sont cru obligés d’emprunter, et dont il ne sortit certes pas des vers d’une gaieté folle, ne dit rien sur ce qu’ils furent sur le plan personnel. Gide nous trace de José-Maria de Heredia le portrait d’un homme gai et chaleureux : “Comme la pensée ne l'encombrait pas, il pouvait sortir tout ce qui lui passait par la tête, et cela donnait à sa conversation une verdeur extrêmement plaisante” (A. Gide, Si le grain ne meurt ; Journal, souvenirs, Biblioth. de la Pléiade, 1954, t. 2, p. 533). Peut-être Haraucourt fut-il lui aussi un aimable convive au rire aussi sonore que ses vers. C'est toutefois improbable. La modestie et le sens de l'humour ne semblaient pas vraiment l'habiter, si l'on en croit cette anecdote que rapportent les Goncourt : "Le nommé Haraucourt qui, interrogé (...) sur le mouvement d'horreur qu'il avait dû éprouver au moment où il avait manqué de se noyer, cet été, lui avait répondu : "Non, mais seulement le sentiment qu'un être supérieur allait disparaître !" (J. et E. de Goncourt, Journal ; coll. Bouquins, 2004, t. 3, p. 630).
Cette vanité, cette cambrure sotte, c'est également ce qui ressort des portraits-charges qu'a tracé de lui à deux reprises Léon Daudet dans ses "Souvenirs des milieux littéraires" :
"Edmond Haraucourt était jeune et hideux. Il venait de publier un livre de vers obscènes, que recherchaient les vieillards et les collégiens, intitulé "La Légende des sexes", et qui lui valut, depuis, pas mal d'embêtements, moins vifs à coup sûr que celui du lecteur. Imaginez un menton de galoche au poil rare, sous un visage mou et grisâtre de batracien aux yeux écarquillés. Se croyant un “superbe laid”, comme disaient les romantiques, une gargouille de choix, il vociférait ses vers en bombant le torse, au milieu des dames épouvantées, avec une allure de toréador. Comme il répétait qu'il était un mâle, qu'il voulait une poésie mâle et rude, qu’il ne s'intéressait qu’aux actions mâles, nous l'appelions entre nous le “mâle blanc”. Il endossait déjà l'armure de Leconte de Lisle. Mais ce n'est que longtemps après qu'il a obtenu la conservation du musée de Cluny en flagornant Waldeck-Rousseau, qualifié par lui de Périclès !" (L. Daudet : Fantômes et vivants, 1914 ; Souvenirs politiques et littéraires, coll. Bouquins, 1992, p. 27-28).
"Les soirées que donnait périodiquement /Mme Dardoize/ réunissaient un grand nombre d'artistes, de savants, d'homme de lettres. On y jouait la comédie, on y dansait, on y faisait de la très bonne musique, on y soupait par petites tables (...). Edmond Haraucourt et son effroyable laideur prenaient part à ces divertissements. Le jeu consistait à provoquer chez Haraucourt, bombant le torse et tendant le jarret comme un coq à tête de batracien, une crise soudaine de fatuité. Il suffisait pour réussir de lui confier en secret qu'une personne de l'assistance, d'une grande beauté et colossalement riche, l’avait distingué et souhaitait qu’il récitât quelques-uns de ses ténias à la Leconte de Lisle. Aussitôt l'auteur de "La Légende des sexes", se dressant ainsi que messer Priapus dans Rabelais, avançant son manteau en peau de crapaud sous ses pommettes de samouraï, commençait à beugler ses alexandrins. Certain soir, le déclenchement d'un coucou, remonté par une main scélérate, vint au beau milieu lui couper son effet. Il me voua à partir de là une haine mortelle et je crois bien qu'en effet il avait deviné le coupable" (L. Daudet : Devant la douleur, 1915; Souvenirs politiques et littéraires, coll. Bouquins, 1992, p. 214).
La farce imaginée par Léon Daudet permet d'ailleurs de supposer que, lors de son pot de retraite, ce fut également pour plaisanter que ses collègues eurent l'idée pour l'honorer de citer les seuls vers célèbres qu'il eût écrits, tout en feignant d'ignorer qu'il en était l'auteur. Tel que Daudet décrit le personnage, la réaction de vanité outrée que le procédé déclencha était tellement prévisible qu'elle a peut-être été sciemment provoquée.
Je voudrais maintenant qu’on l'entendît un peu pérorer, ce poète un peu ridicule. D’abord le fameux poème (le "Rondel de l’adieu") dont s’est envolé le seul vers que l’on connaisse encore de lui. Et ensuite sept vers extraits de "L’Ame nue", douze vers de "Seul". Tout cela point laid mais bien court, comme on voit… Comme si le destin littéraire d’Edmond Haraucourt était de ne survivre qu’en tout petits morceaux.
***
Rondel de l’adieu
Partir, c'est mourir un peu,
C'est mourir à ce qu'on aime.
On laisse un peu de soi-même
En toute heure et dans tout lieu.
C'est toujours le deuil d'un voeu,
Le dernier vers d'un poème :
Partir, c'est mourir un peu.
Et l'on part, et c'est un jeu,
Et jusqu'à l’adieu suprême
C'est son âme que l'on sème,
Que l'on sème à chaque adieu,
Partir c'est mourir un peu...
L’Ame nue (extr.)
Le peu de foi que j'ai, ma raison me l'enlève ;
Tout ce que j'ai de beau, ma raison me le prend…
Oh ! sois fou si tu peux, pauvre être, atome errant !
Tous nos paradis mort, l'extase nous les rend :
Rêve et monte, plus haut toujours, plus haut sans trève,
Et tu reconnaîtras que ton rêve était grand
Si tu te sens petit au sortir de ton rêve !
Seul (extr.)
Les plus beaux vers sont ceux qu'on n’écrira jamais.
Fleurs de rêve dont l'âme a respiré l'arôme,
Lueurs d’un infini, sourires d'un fantôme,
Voix des plaines que l'on entend sur les sommets.
L’intraduisible espace est hanté de poèmes,
Mystérieux exil, Eden, jardin sacré
où le péché de l'art n'a jamais pénétré,
mais que tu pourras voir quelques jours, si tu m'aimes.
Quelque soir où l'amour fondra nos deux esprits,
En silence, dans un silence qui se pâme,
Viens pencher longuement ton âme sur mon âme
Pour y lire les vers que je n'ai pas écrits.
Bonjour.
Edmond Haraucourt n'est pas ce petit écrivaillon maladroit et prétentieux que vous présentez. Il y a lieu de se méfier, à mon avis, des langues de vipères des Goncourt et de leur ami Daudet.
J'admire "L'Âme nue" : certains des poèmes de ce recueil sont tout à fait originaux, dans la veine parnassienne en effet, mais avec une puissance et une sincérité rares. Surtout j'admire le magnifique "Daâh le premier homme", roman préhistorique de 1914 (réédité chez Arléa et Actes sud) que certains placent au-dessus de "La Guerre du feu" de J.-H. Rosny aîné (1914). Je crois qu'ils ont tort, car les deux romans ont leurs qualités propres et très différentes, mais "Daâh" est un chef d’œuvre.
Bien à…