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"M. Rostand a écrit un chef d'oeuvre de vulgarité..."


“De Cyrano de Bergerac, pièce en cinq actes et en vers, de M. Edmond Rostand, on ne peut dire grand-chose. A la représentation de cette œuvre eût été préférable une reprise du Bossu ou de quelque autre mélodrame conçu dans la même poétique que la pièce de M. Rostand, mais plus ingénieusement imaginée et moins déplorablement écrite. Dans Cyrano de Bergerac, une intrigue quelconque (elle ne commence, d'ailleurs, qu'au second acte) relie entre eux les épisodes nécessaires aux pièces de cape et d'épée : duel, escalade de balcon, mariage secret, bataille, etc. Un personnage providentiel est là pour intervenir sans cesse en faveur des amants ; ainsi qu’il sied, d'ailleurs, il est lui-même amoureux de l'héroïne, mais comme il est laid et comme son amour est sans espoir, il ne cherche qu'à faire le bonheur de celles qui ne le comprend pas. Ce personnage s'appelle Cyrano de Bergerac ; M. Rostand aurait pu lui donner aussi bien un autre nom, Lagardère ou d'Artagnan. Cela même eût mieux valu : l'auteur (...) n’eût pas commis les interminables plaisanteries sur le nez de son héros (...).

Il faut, pourtant, être juste envers M. Edmond Rostand, et lui reconnaître un talent : il est un art, en effet, qu'a perfectionné l'auteur de la Princesse lointaine, de la Samaritaine et de Cyrano de Bergerac : c’est l’art de mal écrire. Edmond Rostand est le plus excellent cacographe dont puissent aujourd'hui s'enorgueillir les lettres françaises : aussi commence-t-il à être compté parmi les poètes patriotes (...).

M. Rostand versifie aussi mal qu'il écrit. Parce que de nobles poètes ont libéré l'alexandrin des règles anciennes, et démontré, par de belles oeuvres, que son harmonie ne dépend pas de la place rigoureuse des césures, M. Rostand s'imagine que, pour faire des vers, il suffit de mettre une rime toutes les douze syllabes. Le résultat de ce système est que le plus souvent les personnages de Cyrano de Bergerac ne s'expriment qu'en une prose lourde et peu claire (...).

Enfin, de même qu'il adore les sensiblerie banales, M. Rostand se plaît aux plaisanteries médiocres et faciles ; et, doué de tant de qualités, il a, en écrivant Cyrano de Bergerac, écrit un chef-d'œuvre de vulgarité” (A.-Ferdinand Hérold, Mercure de France, février 1898, p. 593-595).


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Je me fais plaisir, en citant cet extrait de la chronique dramatique du Mercure de France, année 1898... Moi aussi, je déteste Cyrano de Bergerac, ses vers de mirliton, son héroïsation de l’échec et de l’amour factice (je suis persuadé que Cyrano n’est amoureux que d’Armand), la façon dont Rostand a défiguré un poète imaginatif et libertin en l’affublant d’un nez en trompette et d’une rapière de matamore, les deux en carton, tout comme l’est sa poésie.

Jules Lemaître avait de son côté égratigné - dans un article, du reste excellent, de la Revue des Deux Mondes (1er février 1898, p. 698), - cette pièce qui obtint tout de suite le succès populaire que son auteur en espérait. Ecrivant dans une revue conservatrice au ton docte, Lemaître est moins féroce et moins libre dans sa manière d’expression que le chroniqueur dramatique du Mercure de France, André-Ferdinand Hérold, qui, lui, naviguait dans les milieux symbolistes et représentait les goûts d’un public plus étroit et plus raffiné. Quant à être plus raffiné qu’Edmond Rostand, ce n’était pas difficile !


A.F. Hérold, par Félix Vallotton


Une question se pose tout de même : cette chronique que j’exhume de la nuit des écrits oubliés est-elle à ranger dans le sottisier des incompréhensions et des erreurs critiques ? A ce tournant du XXe siècle, il n’est pas une oeuvre-phare de la modernité qui ne les ait suscitées, ces incompréhensions, ces bourdes. Toute une partie de la critique s’en est à jamais trouvée discréditée. Or Cyrano de Bergerac, contrairement aux pièces de Porto-Riche (dont l’une est louée par Hérold, juste à la suite de son éreintement de Cyrano), de Jean Richepin ou de Paul Déroulède (joué au même moment à la Comédie-française, tandis que Cyrano ne l’était qu’à la Porte-Saint-Martin), n’est jamais sorti de la faveur du public. Et comme ce public aime à se croire plus hardi et plus ouvert que ne l’étaient ses ancêtres, une pièce de théâtre et un film récent d'Alexis Michalik lui ont donné à croire que Rostand avait été à son époque, lui aussi et à sa façon, un dramaturge incompris...

Le glacial accueil critique que le Mercure de France réserva à Cyrano, le démenti que pour l’instant la postérité (c‘est à dire le public de 2019 mais pas seulement) continue d’opposer à la revue, doivent-ils dès lors valoir à A.F. Hérold de rejoindre, dans l’enfer des critiques, tous les béotiens en redingote qui huèrent Wagner, ignorèrent Rimbaud, méconnurent Mallarmé, couvrirent de sarcasmes Picasso et Apollinaire ?

Ici, les fronts se renversent. Nous avons l’habitude, avec la sûreté d’esprit de celui qui vient après la bataille, de prendre rétrospectivement, dans les querelles artistiques de la modernité, le parti des snobs et des esthètes contre celui des pontes de l’Académie et du grand public inculte (qui se rejoignaient dans un même goût pour la facilité et la routine). Or, s’agissant de Cyrano, c’est le contraire qui advient : son succès durable donne au béotien, pour une fois, une occasion de remporter son combat contre le snob. Rostand a mis KO Maeterlinck ! Les élites bourgeoises et intellectuelles, se relâchant de leurs exigences littéraires habituelles, ont pu jouir, avec cette pièce idiote mais plaisante, du plaisir (qu’elles éprouvent rarement) du repos de l’esprit et de la communion nationale ; les professeurs de français ont goûté, quelques instants dans leurs cours, une paix satisfaite en faisant lire à leurs élèves de bons alexandrins bien lourds, frappés comme à coups de cymbales, dont le pire des cancres parvient à comprendre le sens et à entendre les rimes, tant elles retentissent.


Les critiques ont, il est vrai, enduré déjà d’autres défaites semblables : Les Tontons flingueurs, Les Bronzés ont eu raison, le temps venant, des dédains du Monde, du Masque et la Plume. Aujourd’hui, d’ailleurs, qui connaît André-Ferdinand Hérold, lequel écrivit lui-même tant de poésies, tant de pièces de théâtre oubliées ?

Oui, peut-être, le public n’a pas toujours tort. Mais cela ne me fait pas aimer pour autant le théâtre d’Edmond Rostand !


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