Les journalistes, et les “communicants” qui sont conviés sur leurs plateaux, ont l’art de s’étourdir de questions qui contiennent leurs propres réponses : “Mais, enfin, ces gilets-jaunes, que veulent-ils exactement ? Qui sont leurs représentants, leurs porte-paroles, leurs délégués ? Qu’ils nous le disent ! Ainsi pourra-t-on enfin “se mettre autour d’une table” ! D’ailleurs, ils finiront bien par le faire. Tout mouvement finit par s’organiser...”. Aucun gilet jaune n’obéissant à ces injonctions pressantes et impossibles à satisfaire, les journalistes sont bien obligé de parler d’autre chose. Survient alors la thématique de l’essoufflement. Car tout mouvement finit par s’essouffler : personne ne peut courir indéfiniment. Au bout d’un temps, on n’en peut plus...
D’où cette alternative proposée au “mouvement” des gilets jaunes : Ou leur mouvement consent à s’organiser, à la suite de quoi il devient un parti et il disparaît en tant que mouvement ; et ce que l’on commentera désormais, ce sera son ascension ou - plus probablement - sa stagnation dans les sondages. Ou bien il “s’essouffle” et l’on suivra, pendant quelques semaines, son agonie tout en espérant, pour le maintien de l’audience, qu’elle n’intervienne pas trop brusquement et qu’elle s’accompagne de quelques convulsions ultimes, susceptibles elles aussi de faire l’objet de commentaires et d’analyses.
Je pense que c’est l’emploi inapproprié du terme “mouvement” qui détermine l’inanité de ces propos journalistiques. Un “mouvement”, ce fut longtemps l’appellation trompeuse donnée à leur organisation par des responsables de parti n’ayant pas le courage d’assumer l’aspect institutionnel et peu excitant que comporte toute activité partisane quelle qu’elle soit. Je crois que c’est Michel Jobert qui, créant ce groupuscule sans avenir qui s’est appelé le “Mouvement des démocrates”, avait, le premier, donné comme justification à cette appellation le fait que “mouvement, ça fait plus dynamique”. Oui, mais voilà, c’est bien là le problème...
Le seul objet d’un parti, c’est de participer à des élections pour se mettre à la tête de l’Etat et de ses administrations. Les partis sont des organisations, qui, en tant que telles, sont naturellement appelées à prendre place parmi d’autres organisations. Les responsables de parti, une fois parvenus au pouvoir, deviennent de hauts “personnages” de l’Etat. C’est normal, c’est leur destin. Un mouvement, c’est tout autre chose. Ce n’est ni une personne morale, ni un groupement de personnes physiques. Ce n’est pas non plus un objet. C’est tout au plus le fait pour une ou des personnes, pour un ou des objets, de se déplacer d’un point vers un autre, sous une impulsion interne ou externe. Appliqué au langage politique, ce terme ne désigne aucun fait précis car, en politique, rien ne bouge, rien ne fait mouvement à la manière d’une personne qui marche ou qui court, d’un ballon qui roule ou d’un terrain qui s’affaisse. Il n’existe que des événements dont on ne comprend pas toujours la signification et surtout dont on ne prévoit pas les effets. Cette imprévisibilité affecte plus particulièrement les événements qui, comme les regroupements actuels, sur les ronds-points, de personnes portant des gilets jaunes, échappent au jeu institutionnel habituel. Le mot “mouvement” vise à qualifier, faute de mieux, de tels événements.
Mais surtout, à ces faits confus ou hétérogènes, il imprime une connotation bien précise.
Et c’est là l’intérêt essentiel de ce terme pour les élites progressistes qui aiment à l’employer. Cette connotation, c’est celle du dynamisme. Je préfère d’ailleurs ce terme à celui, dévalorisant, de “bougisme” qu’utilise Pierre-Henri Taguieff. Car le dynamisme, c’est le bon état d’esprit, celui que doit adopter tout collaborateur sur l’injonction de son employeur ou de son directeur de stage. Dans le cadre d’une industrie qui se veut innovante, d’une démocratie qui se veut moderne, d’une majorité parlementaire qui se veut “en marche”, la mobilité et le dynamisme, la capacité à se mettre en mouvement vers on ne sait où, sont présentés comme l’atout décisif de la réussite : dans ce contexte idéologique qui est celui des société post-industrielles ou post-modernes, il faut, en l’absence d’autre objectif, “bouger”, “se bouger”, “avancer”, “aller de l’avant”, ce mouvement trouvant son but en lui-même à la manière d’un jogger matinal occupé à tourner en rond autour du bois de Boulogne. Emmanuelle Wargon, que j’entendais ce matin, sur Radio-Classique, caricature du “nouveau monde” s’il en est, estimait qu’était fondé, parmi les reproches que l’on pouvait faire au gouvernement, celui de ne pas aller “assez vite dans les réformes”. Toujours cette métaphore du mouvement, du “cap” vers qui l’on cingle à pleine voile, qui évoque davantage le verbiage des futuristes italiens que toute réflexion politique si peu élaborée soit-elle.
Il est en tout cas paradoxal de qualifier comme constituant un “mouvement” des regroupements statiques sur les ronds-points, des appels à ralentir lancés aux véhicules, des blocages devant les aéroports, des piétinements et des errances sans but dans les rues de Paris (où il ne s’agit jamais d’aller d’un bon pas de Bastille à République), des tentes et des buffets improvisés où l’on stationne interminablement, des revendications à rester où l’on est et à ne plus en bouger. Les gilets jaunes ne s’essoufflent pas au fur et à mesure que ces “actes” se succèdent (une tragédie ne contient d’ailleurs jamais plus de cinq actes : les journalistes ne semblent pas le savoir plus que les gilets jaunes) : ils étaient essoufflés dès le départ, dès le début de ce "mouvement" qui n’en était pas un.
Ils n’ont jamais eu l’inlassable assurance de propos d’Emmanuelle Wargon ni son débit martelé, sans quoi ils auraient intégré la Cour des comptes et n’auraient jamais eu de problème. Sur les chaînes d’information, ils bredouillent en essayant de parler le langage des “élites” qu’ils dénoncent par ailleurs (le “pouvoir d’achat”, etc.) ou alors ils éclatent en fureur on ne sait trop pourquoi.
Quelques-uns, il est vrai, dopés par leur soudaine visibilité médiatique, promènent leur véhémence de plateau en plateau, en dormant trois heures par nuit. Ce sont les plus énergiques. L’un d’entre eux, sur CNews, déclarait hier avoir parfaitement obéi à l’injonction gouvernementale de mobilité géographique et professionnelle. N’ayant réussi à caser nulle part son absence de diplômes et de qualification, il est ressorti de cette expérience plus amer et virulent que jamais. Incapable de la moindre conceptualisation, il réplique au représentant de La France insoumise qui tentait timidement de donner un tour politique à ses propos, de “l’accompagner” : “Tous vos mots, la souveraineté, j’y comprends que dalle ! ce qui m’importe, c’est ce qu’il y a dans mon frigo !” Ainsi avons-nous d’un côté ceux qui ont “bougé” et n’y ont rien gagné que de la fatigue et du ressentiment, - ceux-là veulent s’arrêter, - de l’autre, ceux qui n’ont jamais bougé au delà de dix kilomètres de leur lieu d’habitation et n’ont pas la moindre envie de commencer à le faire. Difficile, sur cette base, d’aller quelque part... Encore plus difficile de rester un”mouvement” et de s’inscrire dans une “dynamique”.
Nous n’en avons donc pas fini avec l’essoufflement. J’espère que Nicolas Bouzou et Emmanuelle Wargon ont de la patience. De 1798 à 1794, leurs pareils en avaient pris pour cinq ans !
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