Petites caractérologie des hommes politiques : Le Gestionnaire
Les “gestionnaires” cultivent la science ou l’art de ce que Rémusat nommait “les affaires” et que les journalistes d’aujourd’hui appellent “les dossiers”. Ce sont des hommes d’action, de décision et de précision. Ils ont en particulier le goût du détail concret, technique ou opérationnel, au risque d’y perdre la grandeur de vision ou le “sens du tragique” (ce sont des reproches qu’à des époques et dans des contextes différents, on a pu adresser à ces techniciens des outils administratifs et financiers qu’ont été Thiers et V. Giscard d’Estaing). Les gestionnaires savent diriger une administration, qu’elle soit ministérielle, militaire, territoriale ou partisane. Ils peuvent le faire sur un mode purement autoritaire, à la manière de Bonaparte. Mais, si le pouvoir qui leur est conféré est susceptible d’être remis en cause à intervalles réguliers, comme c’est le cas dans un régime de démocratie élective, ce mode de relation autoritaire ne s’applique qu’à l’encontre des subordonnés, des préposés ou des “collaborateurs”. Les électeurs attendent en effet de celui qui les gouverne de loin, mais dont le sort en dernière instance dépend d’eux et leur vote, une relation de cordialité ou de proximité affectée. Le “gestionnaire” se fera donc “diplomate” dès que, sorti de son palais national ou régional ou municipal, il se trouvera en contact direct avec ses mandants. Du moins, s’efforcera-t-il de le faire. Il leur donnera la comédie de la cordialité, comme J. Chirac savait très bien le faire.
Précisons que des qualités de gestionnaires trouvent facilement à se satisfaire. Le moindre exécutif local y suffit. Le risque est donc pour les champions de cette discipline de se noyer et de s’absorber dans de petites affaires et et de ne jamais, par cette voie, accéder aux postes les plus élevés. Il y faut du hasard ou de la chance, comme cela est survenu pour Harry Truman, Georges Pompidou, Bernard Cazeneuve, Emmanuel Macron... Enfin, de même que Robespierre s’est révélé, mais à son corps défendant, être un “diplomate” parlementaire souple et rusé, Clémenceau a déployé sur le tard une énergie et un talent incontestables dans l’art de gouverner, art qu’il avait auparavant dédaigné d’exercer, tant il en avait peu le goût : comme l'a dit Albert Thibaudet : "Grand homme de gouvernement, il n'a été à aucun degré un homme d'État" (A. Thibaudet : Réflexions politiques ; coll. Bouquins, 2007, p. 405-406).
Illustration 3 - Un gestionnaire de talent, Adolphe Thiers :
“Comme Walpole, comme Pitt, comme Peel, il pouvait traiter tous les sujets et parler sur les affaires proprement dites aussi bien que sur la politique. C'était là sa meilleure supériorité sur tous ses rivaux. Cette session lui donna l'occasion d’édifier la Chambre en discutant le renouvellement du privilège de la Banque et la question des sucres. En ces matières, il portait, il porte encore une clarté attachante, une solidité de discussion, tous les signes d'une connaissance technique, d'une compétence parfaite, sans nulle trace de pédanterie. Il se fait comprendre et admirer des plus simples. Ce n'est pas que ses assertions soient toujours aussi exacte qu'elles le paraissent., Il est sujet à se prévenir et ses idées générales sont souvent contestables. Mais quand il se trompe, ce n'est jamais du côté de l'innovation et de la hardiesse. Il défère volontiers aux préjugés des gens du métier, et ne dédaigne aucune routine. Le plus grand nombre aime cela dans un chef du gouvernement…” (C. de Rémusat, Mémoires de ma vie, t. 3, p. 313 ; Plon, 1960).
...Mais il ne possédait aucun talent diplomatique et s’en moquait d’ailleurs complètement :
"Thiers reconnaissait difficilement la valeur de ce qui différait d’avec lui. L'amour-propre et la rancune le tenaient éloigné de ceux qui s'étaient une fois séparés de lui. Il trouvait les alliances gênantes, les rapprochements pénibles (...). Il prenait au besoin de l'ascendant sur les hommes. Son exigence passionnée, ses instances pressantes, sa volonté intolérante obtenaient beaucoup. Il entraînait les gens plus par une sorte de violence que par la persuasion. Mais il fallait pour cela qu'il fût animé par une circonstance qui le touchât personnellement, qu’exalté par une ambition immédiate, il voulût à tout prix faire tout conspirer vers le but qu'il avait à cœur d'atteindre. Hors de là, c'était un détestable chef de parti. Il ne s'occupait pas de son centre gauche, il le négligeait, il ne le réunissait presque jamais. Il ne s'occupait pas même de ses amis pour les tenir ensemble, pour entretenir leur ardeur, pour suivre le mouvement de leurs opinions, diriger leurs efforts, applaudir à leurs succès. Quand rien ne le passionnait, il aurait voulu qu'on ne se passionnât pour rien. Sa personnalité envahissante voulait tout dominer, mais elle commandait surtout l'inaction afin qu'on le laissât tranquille. Il a contribué à nous neutraliser tous et à faire paraître l'opposition plus vite et plus stérile qu'elle n'était réellement. Car il n'aimait pas les entreprises et abhorrait les nouveautés” (C. de Rémusat, Mémoires de ma vie, t. 4, p. 47-48 ; Plon, 1962).
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