"Il était une fois dans l'Ouest" de Sergio Leone : Et pour quelques hectares de plus
Le décès de Bernardo Bertolucci a permis aux nécrologues de rappeler un aspect peu connu de sa biographie : il fut le co-scénariste de "Il était une fois dans l’Ouest". Et ce film de Sergio Leone donne effectivement à voir deux récits superposés l’un sur l’autre. L’un est net, frappant, l’autre l'est beaucoup moins.
Le premier, c'est celui dont on se rappelle le plus aisément. Et c’est le meilleur, le plus simple aussi. Il s’organise autour du thème très classiquement leonien de la vengeance, vengeance dont les causes ne se dévoilent que lors du duel final entre « Harmonica » et Frank. "Harmonica", c’est « le bon », interprété par un Charles Bronson en qui Leone a voulu voir « une force de marbre » « un métis » dont « la mémoire ancestrale » est habitée par « la haine de l’homme blanc » (N. Simsolo, Conversations avec Sergio Leone ; Stock, 1987, p. 140). Frank, c’est « le truand », à qui Henry Fonda, utilisé à contre-emploi, prête son regard tendre et bleu et ses tempes grises. A la manière, là encore, des westerns précédents de Leone, leur affrontement se terminera « à l’intérieur d’un cercle », car le cercle, « c’est l’arène de la vie, le moment de la vérité » (S. Leone, cité par : O. De Fornari, Sergio Leone ; Gremese, 1997, p. 19).
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Le second récit est plus complexe, plus confus aussi (pour ne pas dire qu'il est sans queue ni tête). C’est celui-ci dont on doit la responsabilité à Bernardo Bertolucci, ainsi qu’à Dario Argento. Bertolucci était alors un jeune cinéaste peu connu et Argento critique de cinéma. Ils ont rédigé, sans que cela ait ajouté grand-chose à leur gloire, une histoire longue et touffue dans le fatras de laquelle S. Leone et son scénariste Sergio Donati ont taillé autant qu’ils ont pu.
Il faut avoir plusieurs fois visionné le film, que le regard ne soit plus uniquement ébloui par l’éclat et la magnificence plastique des scènes liées au récit de la vengeance, pour que puissent être dénoués les fils et perçu le sens de cette seconde intrigue. Celle-ci trace le récit d’une expropriation ratée, qui aurait été entreprise, dans les années 1860, en vue de la réalisation de la ligne de chemin de fer « transcontinentale ».
La voici, telle qu'elle peut être reconstituée.
Un industriel de la côte Est, Morton, nourrit le projet de réaliser une ligne qui, reliant les côtes Est et Ouest des Etats-Unis, traverserait le continent américain. Conscient des difficultés de l’entreprise, il engage à son service un tueur, Frank, afin, dit-il, d’ « enlever les petits obstacles sur la route ». Un de ces obstacles se trouve être un propriétaire foncier, McBain. Celui-ci, qui savait que la ligne de chemin de fer projetée aurait besoin, lorsqu’elle traverserait les étendues désertiques de l’Arizona, de s’arrêter à un point d’eau, fait l’acquisition de quelques arpents de sable dotés d’un puits (« In the middle of nowhere, that stinking piece of desert… »), domaine qu’il baptise « Sweetwater ». Il commande des matériaux de construction en prévision d’y construire une gare et un saloon ; puis il s’installe et il attend… Il attend l’arrivée de Morton et de son équipe de poseurs de rails dont il ne doute pas qu’ils feront sa fortune, décidé qu’il est à faire alors valoir ses droits de propriétaire et à tirer, pour lui-même, tous les fruits de l’urbanisation du terrain qu’il possède.
Morton parvient effectivement jusque devant Sweetwater et s’y heurte à McBain avec qui il ne parvient pas à trouver une solution amiable. Frank intervient alors et prend l’initiative d’assassiner le gêneur, ainsi que toute sa famille, sa seule ruse consistant à se vêtir à la manière d’un hors-la loi local, Cheyenne (interprété par Jason Robbards), dans l’idée qu’ainsi le meurtre serait attribué à ce dernier. Morton est furieux de ce « massacre stupide », d’une part parce que Frank, en dirigeant les recherches sur un Cheyenne insaisissable, n’a fait que lui créer un ennemi de plus, mais aussi parce que ce massacre, à l’évidence, ne résout rien. La mort d’un propriétaire n’a pour effet que de transférer la terre à ses ayants-droits, et en l’occurrence, un ayant-droit existe encore en la personne de la veuve de McBain (Jill, interprétée par Claudia Cardinale). De sorte que tout est à recommencer.
Désireux désormais d’agir comme un « business man », Frank change de tactique. Il décide d’épargner Jill. Moyennant une promesse de vie sauve et de tranquillité, celle-ci met Sweetwater en adjudication, étant convenu que les hommes de Frank, en intimidant les autres investisseurs, emporteront la vente à un prix dérisoire. Mais comment être certain du déroulement d’une vente par adjudication, surtout si l’on n’y investit pour tout capital que des mines patibulaires ? Il suffira qu’un acheteur décidé à ne pas se laisser intimider se déclare et, en surenchérissant, remporte l’enchère. Cet acheteur, c’est le mystérieux Harmonica (Charles Bronson), lequel, au grand dam de Frank et de ses acolytes, offre 5.000 $, pour que la terre lui revienne. Heureusement pour Jill, Harmonica, uniquement préoccupé de se venger d’un Frank qui, dans le passé, a tué son frère aîné, est parfaitement désintéressé : il restitue à Jill son domaine et il attend lui aussi, non pas la venue du train, mais celle de son ennemi.
Le récit de la lutte pour la possession de Sweetwater est dès lors achevé. A cause des bévues de Frank (qui a fait entretemps l’essai, évidemment infructueux, de racheter à Harmonica sa terre à prix coûtant plus 1 cent : irrésistible proposition !), la compagnie Morton Railroad n’a pas acquis Sweetwater mais elle a en revanche perdu son président-fondateur. Celui-ci est tué lors d’un combat opposant la bande de Frank et celle de Cheyenne, lequel n’a pas digéré son implication injuste dans le meurtre de McBain. Frank a ainsi perdu les seules sources de sa puissance, à savoir sa bande de tueurs et la place que Morton avait bien voulu lui ménager dans sa stratégie. Il ne lui reste donc plus qu’à aller se faire tuer par Harmonica, après qu’il eût eu avec lui une conversation courtoise et désenchantée : les deux adversaires philosophent sur la disparition du Far West et sur celle d’une « ancienne race », celle des « hommes », vouée, selon eux, à céder la place à « d’autres Morton ». Cependant que Jill, devenue potentiellement une riche propriétaire, assiste à la construction de la ville nouvelle de Sweetwater, où la ligne est enfin parvenue.
Je n’ai pas essayé de masquer les incohérences et les invraisemblances de ce scénario que Leone a eu bien raison de dissimuler derrière ses thèmes familiers et le faste d’une mise en scène aux moyens exceptionnels. A quoi s’ajoute la qualité des numéros d’acteurs. Il faut, en particulier, tout le charisme d’Henry Fonda pour nimber d’élégance sombre et hautaine un personnage qui, ramené au seul récit de ses incompréhensibles bourdes, ne serait qu’une brute sadique et irréfléchie, bien mal armée, a priori, pour avoir accompli la longue carrière de tueur que le film lui prête.
Autre problème : le projet de ligne de chemin de fer imaginé par Morton trouve lointainement son inspiration dans la construction de la Transcontinentale, cette ligne de chemin de fer reliant Chicago à San Francisco et qui, réalisée entre 1863 et 1869, a été une des prouesses industrielles du siècle. Les Américains connaissent fort bien les épisodes tantôt héroïques tantôt comiques qui ont émaillé cette entreprise et en ont façonné la légende (sur ses aspects anecdotiques, voir : J.-L. Rieupeyrout, Histoire du Far-West ; 1967, rééd. Ed. Princesse 1977, pp. 340-355
Or Il était une fois dans l’Ouest donne de cette immense aventure une image rétrécie et dérisoire, à l’image de ce pauvre Morton, infirme, isolé, seulement armé d’une valise de dollars et d’une bande de tueurs inefficaces et qui, indifférent au chantier qu’il est censé diriger, se borne à faire de petites promenades dans le désert à bord de son wagon-salon. Le petit fermier McBain puis sa veuve réussissent, sans beaucoup d’efforts, à bloquer toute son entreprise et celle-ci paraît, du reste, si peu attractive pour les chercheurs d’affaires que la rixe obscure au cours de laquelle il meurt est sans rapport avec les promesses qu’elle est censée contenir. Il n’est fait référence ni à l’action des pouvoirs publics, ni à celle des hommes de loi, ni à celle des ingénieurs, ni, surtout, à la dimension nationale qu’avait prise l’opération.
C’est l’absence de tous ces éléments qui permet seule de rendre vraisemblable l’idée qui est à la base du film, à savoir le récit d’une lutte à armes égales entre une compagnie de chemin de fer et un petit propriétaire foncier. Or, d’armes égales, il ne pouvait être question : Les deux compagnies Union Pacific et Central Pacific qui ont réalisé le tracé s’étaient vues dotées par le Congrès de tous les avantages et subventions possibles (attribution gratuite de 8,4 millions d’hectares de terres prélevées sur le domaine public, 51 millions de dollars de subventions diverses) ; elles disposaient en outre d’un pouvoir d’expropriation grâce auquel les petits fermiers et les Indiens qui se trouvaient sur le tracé pouvaient être éliminés par des méthodes autrement discrètes et efficaces que celles que l’on voit utiliser dans le film par Morton et Frank.
Ce rétrécissement de la réalité historique n’a pas choqué un public européen peu informé. Il a en revanche gêné le public et la critique américains (ainsi que les amateurs français de western traditionnel) qui, sensibles au caractère caricatural ou abstrait de la vision du Far West ainsi offerte, ont pendant longtemps boudé le film.
Il est au demeurant possible que Leone, qui, après qu’eurent été tracées par les deux compères Bertolucci et Argento les grandes lignes du récit, ait consulté les archives de la « Union Pacific Railroad », ait mesuré, à cette occasion, sa fragilité historique et ait ensuite, au cours de la rédaction du scénario final et du tournage, entrepris de le faire passer au second plan.
Je vois notamment les traces d’un remords tardif lorsque Sergio Leone, bien des années après, s’employa à tracer du personnage de Frank un portrait qui n’a rien à voir avec celui qu’illustre son propre film : « Franck n’est plus une crapule comme l’était Liberty Valance », dit-il. « Il sait que le temps des desperados est révolu. Il serait plutôt le sénateur qui croit avoir abattu Valance. Il a des vues politiques et financières ». Mais comment voir un sénateur, ayant « des vues politiques et financières », dans ce petit malfrat sans envergure ? Frank ressemble plutôt à ce que serait devenu Liberty Valance lui-même, une fois parvenu à l’âge de la retraite. Il semble là que Leone réécrive son oeuvre à la lumière de connaissances qu’il a acquises par la suite. Car il est parfaitement exact que l’aventure du « Transcontinental » ne se laisse bien comprendre que si on y place en fond de décor des sénateurs, des groupes de pression, des journalistes et des banquiers. Il convient notamment de la resituer dans le contexte politique et militaire puissamment interventionniste de la Guerre de Sécession et de la période dite de « Reconstruction », contexte que le film ignore, dépourvu qu’il est de tout personnage de « sénateur », actuel ou futur, et, plus largement, de tout représentant d’une collectivité publique quelle qu’elle soit.
C’est un travestissement de la réalité historique, donc, et qui s’explique par des raisons propres à l’époque du tournage et à la culture européenne des auteurs du film.
Réalisé en 1966-1967, Il était une fois dans l’Ouest passe sur les écrans dans les premiers mois de 1968. Le contexte cinématographique et politique est très particulier : D’une part, c’est l’époque pendant laquelle les auteurs de western italien, Arthur Penn, Sam Peckinpah mais aussi le vieux John Ford réalisent, en rupture avec le prétendu « idéalisme » qui aurait été celui des westerns des trois décennies précédentes, des westerns « révisionnistes » ou « crépusculaires » en s’employant à prendre le contrepied des légendes héroïques.
Concernant le thème de la construction du Transcontinental, cette volonté de relecture critique se traduit, chez Bertolucci, Leone and co, par un pied-de-nez aux réalisateurs qui avait précédemment traité ce thème, notamment le jeune John Ford et Cecil B. de Mille. Ces derniers avaient adopté un ton épique et optimiste, l’opération étant décrite du point-de-vue des courageux ingénieurs et ouvriers qui l’avaient menée à bien pour la plus grande gloire des Etats-Unis. Il fallait donc, dans une volonté réactive, ne retenir de cette aventure que ses traits les plus noirs, le train étant vu comme « un instrument de destruction et de mort” (O. de Fornari, op. cit., p. 80) dont la « toute-puissance écrase les aventuriers leoniens" (G. Cebe : Sergio Leone ; Henri Veyrier, 1984, p. 77). Le train, c’est « la mutation de la société américaine en ce temps-là ” (interview de Sergio Leone, in « Lui », n° 101, juin 1972, cité par G. Cebe, op. cit., p. 76) « l’avenir de l’Amérique » et Leone déclare n’éprouver que de la haine pour cette Amérique-là (interview de Sergio Leone, in l’Huma-dimanche, n° 240, cité par : G. Cebe, Sergio Leone ; op. cit., p. 76).
Nous en venons ainsi à cette seconde composante des westerns européens de cette époque : leur anti-américanisme ou leur anti-libéralisme (la distinction entre les deux n’était pas très claire) : « Les sujets [des westerns italiens] sont une illustration violente de la morale du libéralisme économique : pas de pitié pour le faible. Comme il n’est plus guère possible de croire en l’innocence américaine quand les modes d’intervention des Etats-Unis en Amérique du Sud comme en Asie relèvent du cynisme le plus brutal, et comme il n’est pas non plus de puissance qui prendrait la figure de l’espérance, deux attitudes sont adoptées : le cynisme et la dérision" (J.-L. Leutrat, op. cit., p. 98). Leone résume de manière lapidaire cet anti-américanisme/anti-libéralisme/anti-capitalisme des années 60 qui, chez les intellectuels italiens ou français, faisait partie de l’air du temps : « L’argent, c’est la seule réussite américaine" (N. Simsolo, op. cit. 144).
Quelles qu’en soient les raisons, cette double posture critique, dirigée tant contre le western classique que contre l’Amérique capitaliste, a donné lieu, concernant le sujet présenté (les conflits fonciers opposant les grandes compagnies de chemin de fer et les propriétaires du sol), à une vision s’écartant en réalité peu de la tradition cinématographique américaine et qui devient historiquement fausse quand, parfois, elle s‘en écarte.
Traditionnelle, d’abord, et à la limite du lieu commun, la peinture faite par Leone des turpitudes, des illégalités et de la rapacité des compagnies de chemin de fer. Concernant la bonté de l’âme humaine et la vertu des acteurs économiques, les Américains du XIXe siècle étaient tout sauf des idéalistes naïfs. Ils savaient parfaitement à quoi s’en tenir sur les risques de spéculation et de gaspillage auxquels allait inévitablement donner lieu la réalisation du Transcontinental. Et c’est même là une des raisons pour lesquelles ils ont au départ été si réticents à s’engager dans cette aventure et à y engager des fonds publics. « Cette voie, la plus grande et la plus importante de toutes reste inconstruite. Pourquoi cela ? » interroge en 1857 Theodore Bellah, l’ingénieur qui, inventeur du tracé, s’efforçait alors de le « vendre » auprès des politiciens et des investisseurs, « 1°) C’est parce que ces projets ont été d’une nature spéculative ; et les hommes ont tendance à regarder avec méfiance les grandes spéculations. 2°) Il y’a différents trajets, défendus par divers intérêts, dont chacun est avide que sa route soit construite pour servir ses intérêts, mais ne voulant pas faire cause commune pour un trajet commun" (T. Bellah, Un plan pratique pour construire le Chemin de fer du Pacifique, 1857).
Et il est vrai que le résultat, en matière d’escroquerie, d’enrichissement frauduleux et de prévalence des intérêts particuliers, allait confirmer toutes les appréhensions des contemporains, au point de provoquer la démission de T. Bellah lui-même. L’opération, violemment critiquée dès l’origine en raison de la malhonnêteté présumée de ses promoteurs (R. Lindau, le Chemin de fer du Pacifique ; Revue des Deux Mondes, 1er mars 1870, p. 121) est encore aujourd’hui la cible d’attaques provenant de tous bords. Ainsi les libertariens sont contre : « La construction du chemin de fer, subventionnée par le gouvernement, a été caractérisée par une orgie de gaspillage, de fraude, de corruption et d’immoralité » (Th. J. Di Lorenzo, The Role of Private Transportation in America’s 19th-century Internal Improvements Debate ; Institut Ludwig von Mises). Et l’extrême gauche également : « La première ligne de chemin de fer transcontinentale fut construite dans le sang et la sueur, par la politique et le vol » (H. Zinn, Une histoire populaire des Etats-Unis, de 1492 à nos jours ; 1999, trad. fr. Agone 2002, p. 295).
Si, malgré tout, elle est allée jusqu’à son terme, c’est que les Américains s’étaient convaincus avec une sorte de lucidité cynique que l’ « on n’obtiendra jamais qu’un entrepreneur (…) s’offre en sacrifice sur l’autel de la patrie et nous fasse des chemins de fer qui le ruinent » (A. Buies, Chroniques II, voyages, etc., etc. ; 1875, rééd. Bibliothèque électronique du Québec, 2002, p. 294. Voir aussi : R. Lindau, op. cit., 1er novembre 1869, p. 37).
L’important était que les objectifs politiques et économiques poursuivis fussent atteints. Dans l’énoncé de ces objectifs, l’on trouvait une bonne part d’utopie généreuse et un peu délirante. Le sénateur Thomas Benton projetait en 1854 «de ressusciter sur le parcours [de la ligne du Pacifique] les Tyrs, les Sidons, les Baalbeks, les Palmyres et les Alexandries, antiques métropoles du négoce et du pouvoir et dont les ruines, témoignant encore de leur magnificence, font l’admiration du voyageur qui parcourt l’Orient… » (Cité par H. Nash Smith, Terres vierges ; 1950, trad. fr. 1967, Seghers, p. 69-70). Walt Whitman voyait, dans « le Nouveau Monde franchi par son puissant chemin de fer… » : « L’intention de Dieu dès l’origine,/ La terre destinée à être enjambée, rassemblée par un réseau,/ Les races, les voisins, à prendre et à être donnés en mariage,/ Les océans à être traversés, le lointain à être rapprochés,/ Les pays à être soudés l’un à l’autre…" (Passage vers l’Inde, 1871 ; Oeuvres choisies, Gallimard, 1930, p. 227).
Mais les préoccupations d’intérêt à court terme étaient bien-sûr également présentes : « Le chemin de fer du Pacifique fut regardé comme une nécessité militaire. Ce fut assez pour justifier tout ce qu’on pouvait tenter ou dépenser en sa faveur…. C’est qu’en effet, lors de la Guerre de Sécession, « la Californie était, à proprement parler, le coffre-fort de la république. Il importait de mettre ces trésors en sûreté, et le seul moyen d’arriver à ce but était d’ouvrir au plus vite des communications rapides, directes, sûres et faciles entre les Etats du nord et ceux du Pacifique » (R. Lindau, op. cit. p. 30). Sans quoi « les Quatre Grands”, soit les quatre négociants californiens qui ont créé la Central Pacific Railroad, seraient resté à quai. En introduisant dans son récit un Morton à la fois cupide et visionnaire, Leone a recyclé une vieille figure de l’imaginaire américain, celle du « Robber Baron ».
Là où lui et ses scénaristes ont laissé aller librement leur imagination, c’est lorsqu’ils ont vu dans le Far West d’avant le chemin de fer la terre d’élection du libéralisme sauvage, état de nature à la Hobbes où des individualités s’affronteraient dans l’isolement et la nudité d’un paysage désertique : Morton, Mac Bain, Harmonica, Jill n’y peuvent compter que sur eux-mêmes. Ils ne disposent d’aucun appui public, d’aucune arme administrative. Loin de toutes considérations politiques ou morales, ils vivent, se combattent, meurent, sur une planète sauvage, libre et cruelle, qui ne connaît ni Etat ni histoire. On reconnaît là un mythe primitiviste que, certes, l’Ouest américain a toujours suscité mais qui n’a jamais existé ailleurs que dans les films et les romans (Sur ce mythe primitiviste, voir notamment l’ouvrage déjà cité - essentiel pour comprendre l’histoire du Far West - de Henry Nash Smith). C’était oublier ou ignorer qu’en des contrées déshéritées et face à des entreprises aussi dispendieuses et peu rentables que la construction d’un chemin de fer transcontinental (dont l’exploitation a été un échec commercial et financier, cf. J.-L. Rieupeyrout, op. cit., p. 356), l’aide et la présence de l’Etat et des pouvoirs publics s’est avérée plus nécessaire et active que partout ailleurs (Ce point est bien expliqué par Daniel Boorstin, in Histoire des Américains ; 1965, rééd. Robert Laffont, 1991, pp. 658-664).
Si en effet, dans la mythologie populaire, « le cow-boy, homme de la terre et de la sauvagerie, incarne les valeurs de l’individualisme" (P. Jacquin, Le Cow-boy, un Américain entre le mythe et l’histoire ; Albin Michel, 1992, p. 220), s’il est « un symbole de liberté individuelle, qui exerce une fascination sur les fermiers en butte à la cupidité des compagnies de chemin de fer avides de terres » (D. Royot, J.-L. Bourget et J.-P. Martin, Histoire de la Culture américaine ; PUF, 1993, p. 205), c’est uniquement dans la mesure où il est un salarié sans attaches, un homme sans terre. Pour les propriétaires, les pionniers, les investisseurs, la situation était bien différente et le rapport à la terre passait essentiellement par un rapport à l’administration. « Dès ses origines, l’Etat fédéral est fortement impliqué dans la conquête de l’Ouest et n’a cessé d’intervenir tant dans la distribution des parcelles de terre aux colons, l’octroi des crédits aux compagnies de chemin de fer que dans la gestion des parcs nationaux. Avec le développement d’une puissante économie, indispensable à la révolution industrielle de l’Est, l’Etat a joué un rôle important dans l’irrigation, l’aide aux récoltes et l’assistance lors des sécheresses : en quelque sorte, le welfare state est né dans l’Ouest » (P. Jacquin, l’Ouest vu, inventé et rêvé in : « Le Mythe de l’Ouest ; Autrement, 1993, p. 54).
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Pour employer un terme familier aux magistrats, il faudrait donc « requalifier » les faits présentés par Leone ou du moins les raconter dans le langage des juristes de l’époque, (langage qui sonne familièrement aux oreilles des théoriciens français du « service public ») : Sweetwater n’est pas un domaine surgi du néant. Le gouvernement l’a prélevée sur « le domaine public ». Qu’entend-on par ce terme ? « A l’origine, il s’agit des territoires des 13 premiers Etats, sur lesquels s’exerce la souveraineté du gouvernement des Etats-Unis. Puis, à partir de 1781, il faut y ajouter les territoires de l’Ouest cédés par ces mêmes 13 Etats, ainsi que les acquisitions effectuées, soit auprès des puissances étrangères, soit auprès des Indiens. Toutefois, une partie des territoires ainsi « acquis » échappaient à la propriété nationale, les titres étant réservés à certains Etats, ou bien à des individus (par exemple des personnes privées déjà propriétaires de la terre au moment de la cession aux Etats-Unis) » (P. Lagayette, l’Ouest américain, réalités et mythes ; Ellipses, 1997, p. 42).
La portion ainsi prélevée, le gouvernement l’attribue ensuite à la personne entre les mains de qui elle pourrait, en favorisant ce « public work » qu’est une ligne de chemin de fer, servir le plus adéquatement « the common good and general welfare ». La véritable origine du transfert de propriété, ce ne sont donc pas Frank ni Morton, assassinant cruellement, pour des motifs égoïstes, une famille de gentils fermiers, c’est l’Etat à la recherche de ses objectifs légitimes, car, ainsi que l’a très clairement exprimé, en 1851, un éminent magistrat du Massachusetts qui a beaucoup fait pour développer, aux Etats-Unis, la procédure de l’ « eminent domain » (équivalent de notre expropriation pour cause d’utilité publique) : « All property in this commonwealth is derived directly or indirectly from the government” (Massachusett’s Chief Justice Lemuel Shaw, Commonwealth v. Alger (1851), cité in : James W. Ely, Can the Despotic Power be Tamed ? ; Probate & Property, nov. déc. 2003).
Loin d’être une administration minimale, la puissance publique américaine, à l’époque de la construction des chemins de fer, régnait sur les plaines et les prairies ; il redistribuait terres et richesses, orientait le développement économique, déplaçait puis abolissait « la Frontière ». Tout un courant de la doctrine juridique américain redécouvre actuellement la puissance qui était alors la sienne, la manière dont magistrats et congressmen ont servi ses desseins, surmontant, pour la cause supérieure du développement économique et de l’intérêt public, les vieilles restrictions et barrières qu’avait léguées par la Common Law britannique pour protéger les droits des propriétaires
La thèse en a été défendue par Morton J. Horwitz, dans un esprit contestataire : The Transformation of American Law, 1780-1860 (Harvard University Press, 1977). Voir aussi : Harry C. Boyle & Nancy N. Kari, Building America, the Democratic Promise of Public Work ; Temple University Press, 1996 - Andrew Rutten, The neglected Politics of the American Founding ; The Independant Review 1999 - Gerald Friedman, The Sanctity of Property Rights in American History ; Political Economy Research Institute, University of Massachusetts Amherst, Working Paper Series n° 14, 2001 - Pour un point-de-vue critique à l’égard de Horwitz, voir : Peter Karsten, The Gov’ment’s Taking My Prope’ty ! Takings Reclamations, as Windows into : the Contested Terrain of Property law in Nineteenth century ; Property Rights in the Colonial Imagination and Experience, Université de Victoria, 22 février 2004), ainsi que les ouvrages et articles de James W. Ely (Railroads and American Law, Kansas University Press, 2001).
Et ce Léviathan modernisateur n’était pas une puissance abstraite. Il s’incarnait un peu dans n’importe qui : l’Etat fédéral, les Etats, les comtés, les villes, voire même des personnes privées comme les compagnies de chemin de fer, le tout dans un désordre et une absence de coordination qui, selon D. Boorstin, a servi l’entreprise plutôt qu’elle ne l’a entravé (D. Boorstin, op. cit., p. 664).
Nous voici bien loin de l’Ouest imaginé par Leone. C’est là qu’il faut se rappeler du titre : « Il était une fois... » : un titre de légende et de conte de fée... Depuis l’Italie démocrate-chrétienne de l’après-guerre, Leone a ré-inventé un Ouest mythique, qui n’est pas américain ni davantage européen, sorte de robinsonnade dans laquelle une terre vaste et libre est l’objet d’appropriations violentes. Le western dit classique était en réalité moins naïf : derrière n’importe quel conflit représenté par John Ford, Anthony Mann ou King Vidor, on devine le débat public, le procès, l’homme de loi, sans lesquels on est sur la planète Mars mais pas en Amérique.
Comme l’a dit l’éditoraliste Russell Baker : « Il y a quantité d’hommes riches qui n’ont pas de yachts et d’autres qui n’ont pas de Picasso (…). Toutefois, il n’y en a pas qui n’ait pas d’avocats » (cité par H. Zinn, Economic Justice : the American Class System in Declarations of Independence, Harper et Collins 1991 ; disponible sur le site internet « Third Word Traveller »). D. Boorstin fait également remarquer : « Les chemins de fer mettaient en cause de si nombreuses questions relatives à la propriété - les lois agraires, les concessions publiques, la loi sur les voituriers publics et le droit d’expropriation, entre autres - que les constructeurs de chemin de fer avaient tout particulièrement besoin d’hommes de loi (...). Ce fut une époque faste pour l’homme de loi-organisateur » (op. cit., 1973, p. 924).
Contrairement donc à ce qui est devenu un poncif de la critique cinématographique, Leone ne nous présente pas une vision réaliste et « démystificatrice » de l’Ouest américain. Il ressuscite au contraire et exacerbe un vieux fonds de nostalgie primitiviste qui a nourri, mais avec davantage de retenue, la plupart des westerns. Aussi, dans un monde qui, grâce au chemin de fer, se livre à la vie et à la ville, déploie-t-il un irréel « ballet de mort (N. Simsolo, op. cit., p. 137). Alors que - toujours grâce au chemin de fer – s’ouvre l’ère des desperados et des héros de western (Billy the Kid, Jesse James, Wyatt Earp, les Dalton...), il pleure paradoxalement la fin d’une « ancienne race », celle des Harmonica et des Frank, tueurs moroses et anonymes, poursuivis par un passé qui les ronge. Jill, cette riche veuve auprès de qui aucun des hommes du film ne ressent l’envie de rester, symbolise pour ces membres d’un « ancienne race », à la fois la terre, le matriarcat et la civilisation urbaine. A eux ne reste que la mort ou la fuite vers le désert.
Ce mythe négatif est inverse de celui qui a nourri la Conquête de l’Ouest, à savoir des terres vierges devenant nourricières une fois conquises. Il est lié à la mode des westerns nostalgiques et à l’imaginaire de Leone lui-même qu’habitait la hantise de l’échec et du déclin : « Le futur ne nous importe pas. Plus rien n’importe pour nous maintenant. Ni la terre, ni l’argent ni la femme » déclare Frank quelques instants avant sa mort. Déclaration bien singulière venant d’un outlaw qui, tout en appartenant, comme Leone lui-même, à une région du monde en plein essor démographique et économique, voudrait se faire prendre pour le “poor lonesome cow-boy” des fins d'albums de Lucky Luke.
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