“17 mai 1857. - (...) On ne conçoit que dans le silence et comme dans le sommeil et le repos de l'activité morale. Les émotions sont contraires à la gestation des œuvres. Ceux qui imaginent ne doivent pas vivre. Il faut des jours réguliers, calmes, un état bourgeois de tout l'être, un recueillement bonnet de coton pour mettre au jour du grand, du tourmenté, du nerveux, du passionné, du dramatique. Les gens qui se dépensent par trop dans leur passion ou dans le mouvement nerveux ne feront pas d'oeuvre et auront épuisé leur vie à vivre” (E. et J. de Goncourt: Journal 1851-1865 ; coll. Bouquins, 1989, p. 260).
Quelques décennies après que les Goncourt aient noté cette pensée dans leur Journal, Gide la lit, s’en étonne, la recueille et, lors d’une visite qu’il fait à Charles-Louis Philippe, au cours de laquelle il se laisse entraîner par lui “chez le bistro du coin”, il lui demande ce qu’il en pense :
“20 janvier 1902. - Je lui montre [à Charles-Louis Philippe] l'étonnant passage du Journal des Goncourt (...date du 17 mai 1857), passage replaqué dans Charles Demailly (il faut le copier). “ Oui, dit Philippe, c'est exactement le contraire de ce que nous pensons” (A. Gide : Journal 1899-1939 ; Biblioth. de la Pléiade, 1965, p. 122).
Charles-Louis Philippe dit “nous” et non pas “je”. Ce disant, il entraîne Gide dans sa désapprobation, comme déjà il l’a entraîné au bistro pour lui faire boire ce “sacré petit verre de vieux marc” qui lui aura “cassé la tête jusqu’au soir”. On comprend la réaction de Philippe et le fait qu’il ait conjugué sa phrase à la première personne du pluriel. Les deux convives viennent de se raconter leurs frasques respectives, Philippe auprès de celles qu’il appelle ses “femmes du monde”, Gide auprès d’un éphèbe rencontré “aux bains” et qu’il appelle “Emile X.”. En ces circonstances, la recommandation prudente des Goncourt de ne pas trop se dépenser “en passions”, de ne pas trop “vivre”, ne pouvait qu’être rejetée par eux avec une ferme résolution.
Mais Gide sans nul doute est “étonné” par le passage qu’il cite plus qu’il ne le laisse paraître auprès de son compagnon. Non pas que puisse le troubler l’injonction terminale à la chasteté. Mais bien plutôt l’invitation, faite dans la première phrase dudit passage, au “silence”, au “sommeil et au calme de l’activité morale”. Ce repos qu’évoquent les Goncourt, ce n’est pas tant celui des sens que celui de l’intelligence, un état de semi-conscience et de lourdeur végétale, préalables à l’acte créateur et qui en détermine la nature. Gide pouvait lui aussi aussi se montrer sensible à cette sorte de bouddhisme littéraire. Il s’y est abandonné dans ses oeuvres bien davantage que les Goncourt eux-mêmes. Est d’ailleurs significative, dans le bref extrait cité, la rapidité avec laquelle ces derniers passent du repos de l’activité morale à celui des passions et des émotions. Sorte de repos qui s’unit beaucoup plus facilement à la régularité d’une vie bourgeoise, soucieuse de toujours se contrôler.
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