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"Le malheur même" (J. Renard)



"Décembre 1909. - Jules Renard m'a fait dire qu'il serait content de me voir chez lui, rue du Rocher. C'est dimanche. Il fait très beau. Le bonheur de l'hiver éclate même sur la gare Saint-Lazare. Mais je suis mal tombé dans ma visite. Jules Renard a quelque contrariété ; il me parle distraitement. Je m'excuse, je dis que je reviendrai un autre jour. - Quel jour ? - Un jour où vous serez moins occupé. - Je ne suis pas occupé, me dit-il. Je suis malheureux. Non. Tout le monde va bien chez moi. Ma femme m'aime, mes enfants sont charmants. Mes amis sont dévoués. Ma pièce a du succès. Mes livres se vendent. Le chien de la concierge aussi m'adore. La famille, l'amitié, le travail, tout me réussit. Mais je suis malheureux. Non. Je vais bien. Je vous remercie. J'aime déjeuner, dîner, souper. Le printemps me plaît, et l'été, et l'automne, et l'hiver. Aucun agrément du monde ne me reste caché. Dans les musées, je goûte les chefs-d'œuvre au centuple. Mais je suis malheureux. J'ai tout ce qu'il faut pour parer au malheur, on m'a doué d'ironie, de méchanceté, de style. Et je pare chaque attaque particulière merveilleusement, j'ai paré la solitude avec une femme, un fils et une fille, l'incompréhension avec Mirbeau, Tristan Bernard, et Suzanne Desprez. Mais je suis malheureux, il n'y a pas de remède. Pour que j'en arrive à vous dire à brûle-pourpoint combien je le suis, à vous que je ne connaissais pas voilà dix minutes, c'est qu'il n'y a pas de remède. En tout cas, cela me soulage de n'avoir pas à jouer l'homme comblé et satisfait avec vous. Une minute où je ne suis pas souriant, reconnaissant et amical, où je suis déchargé de tous ces fardeaux de l'homme heureux que je porte à tort, je ne l'ai pas si souvent. Je vous remercie donc d'être inconnu et comme vous ne reviendrez jamais me voir, je ne suis pas fâché que quelqu'un considère qu’en me voyant il a vu le malheur même" (J. Giraudoux, Souvenirs de deux existences ; Grasset, 1975, p. 85-86).

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