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"La douceur du grand rêve siennois" (J. Green)




En octobre 1931, Julien Green est devenu un habitué de la salle des Sept Colonnes laquelle, à cette époque tout comme aujourd’hui, regroupe au Louvre les primitifs italiens de petit format, Florentins et Siennois mêlés. Green goûte plus particulièrement ces derniers. L’Ecole de Sienne, alors n’était pas vraiment ni comprise ni aimée. Les historiens de l’art en ce début du XXe siècle, Burckardt mais Berenson également, ne comprennent ni n’admettent qu’en plein Quattrocento, l’art siennois n'ait voulu sortir de son rêve doré, qu’il ait dédaigné de s’engager toujours davantage, comme le faisaient au même moment les Flamands et des Florentins, vers la conquête du réalisme, du rationalisme et de la bonne perspective : Sienne, délibérément, en ces années 1440, s'est “enfermée dans ses murs et tournée vers son passé”, ses habitants sont demeurés “inexpugnables dans ce que Zeri appelle “leur hortus mirabilis de sentiments, d'incantations et de griseries” (J. Gagliardi : La Conquête de la peinture ; Flammarion, 1993, p. 392).

Mais c’est justement ce refus résolu du réel qui a séduit Green. Il a aimé comme tels - et non en les rapportant à la conception linéaire de l’histoire de l’art chère à Vasari - le goût régressif des artistes siennois pour le formalisme byzantin, leur attachement à l‘idéalité des images pieuses. A cet égard, Julien Green a été un précurseur du goût moderne.

En 1931 en effet, si l’on s’en tient en tout cas à ce que pouvaient percevoir des courants historiographiques de simples amateurs comme lui, “les recherches restaient concentrées sur Florence, Sienne étant au mieux considérée comme un charmant satellite (...). Ce n’est que plus tard, avec les textes du jeune Pope Hennessy /soit en 1937 et 1938/, que ces artistes cessèrent d'être considérés comme des enfants attardés ; on comprit enfin que c'était en connaissance de cause qu'ils s'étaient opposés aux valeurs de la Renaissance florentine” (T. Hyman : La Peinture siennoise, 2003 ; Thames & Hudson, 2007, p. 209).

Je ne sais si Green entendit jamais parler des monographies de R. Pope-Hennessy ni même des synthèses d’Enzo Carli qui paraîtront ensuite. Nous ne sommes qu'au lundi 26 octobre 1931. Pour l'instant, il se promène dans les salles du Louvre puis, le soir, note ces lignes dans son Journal :


“26 octobre 1931. - Ce matin au Louvre. Dans la salle des Primitifs, j'ai regardé avec amour les petits tableaux de Sano di Pietro (Vie de saint Jérôme). La douceur du grand rêve siennois me touche toujours plus. Comme ces peintres savaient se tenir à l'écart de la vie ! Avec quelle noblesse ils s'élevaient au-dessus de la terre, du quotidien hideux ! Il faut aller en Perse, chez les miniaturistes des meilleures époques, pour trouver une vision aussi délicate, des couleurs aussi pures” (J. Green : Journal intégral, 1928-1940; coll. Bouquins, 2019, empl. Kindle 6676).


En 1938, Green publiera, sous une forme expurgée ou corrigée, le fragment de ce Journal qui, sous le titre “Les Années heureuses”, couvre la période 1926-1934. Il n’y omit pas seulement le récit de ses aventures et de ses frasques sexuelles. Il en modifia aussi profondément certains passages apparemment plus anodins, tels que celui que nous avons cité.

Voici ce que devient alors le compte-rendu de cette journée du 26 octobre 1931, lequel perd à la fois, sous l’inspiration d’un regret ou d’une réflexion, sa datation et sa couleur :


“Sans date : Dans la salle des Primitifs, au Louvre, j'ai regardé avec soin les petits tableaux de Sano di Pietro. Tout est douceur et noblesse dans le grand rêve que faisait Sienne en marge du siècle. Comme ses peintres savent se tenir à l'écart de la vie ! Là même est la fragilité de cet art délicat que rebutait le hideux quotidien. Florence, elle, ne pratiquait pas cette espèce de lévitation morale, elle avait les deux pieds sur terre…” (J. Green, Les Années heureuses, Journal 1926-1934 ; O.C., Biblioth. de la Pléiade, 1975, t. 4, p. 125-126).


On devine que je préfère la première version, celle où Green fixe non pas “avec soin” mais “avec amour” les petits tableaux de Sano di Pietro. En 1938, “la douceur du grand rêve siennois” se drape de noblesse ; le rêve de “s’élever au dessus de la terre” devient une “lévitation morale” ; un point d’exclamation se perd ; le moment d’émotion et d’identification éperdue se fait méditation détachée sur une période de l’histoire de l’art. Sur le moment même, on avait pourtant bien l’impression que ce “quotidien hideux” dont Sano di Pietro chercha à s’arracher était celui de Green lui-même. Mais toute hideur est avec soin chassée de la version 1938 du Journal, destinée à paraître dans la si distinguée collection blanche de la NRF. On comprend alors que Green époussette sa journée du 26 octobre, en nettoie toute expression d’un remords personnel.

Cette menue poussière du “quotidien hideux”, tout ce à quoi Green s’occupa activement durant ces journées de la fin octobre, le Journal intégral nous la restitue. La visite du Louvre, disions-nous, a eu lieu le lundi. Voici donc le récit de sa soirée du samedi : “Samedi 24 octobre. Des rêves fort voluptueux m’ont occupé la nuit dernière (...) Je vais voir Benga ce soir. Espérons qu'il me sucera bien ; sa bouche est des plus adroites, j'en conviens, mais c'est par son trou du cul que je voudrais me faire sucer la pine. Ce prodigieux derrière doit être agréable à percer” (op. cit., empl. 6663). Le lundi 26 octobre, c’est au matin la visite du Louvre. Rien à dire de plus que ce que nous avons lu. Mais, en sortant, à midi, catastrophe ! Qui Green croise-t-il dans la rue ? “Mme Gagneau, vieille dévote, qui a assisté à mon abjuration et à mon baptême en 1916”. Aussitôt les souvenirs l’assaillent et aussi le sentiment de culpabilité : “Quel abîme me sépare de ce temps ! elle me parle du père Retté qui m'a instruit et m'a appris le latin. Que cela est loin ! je ne me reconnais plus moi-même. Pour me souvenir de ce temps, il me faut un effort extraordinaire nom de mémoire, mais d'imagination. La joie de se sentir aimé de Dieu, je l'ai connu. Ah, cela est triste ! j'avais des choses à noter, j'y renonce pour aujourd'hui, j'aime mieux me taire.” Mais Green ne se tait pas tout-à-fait : il enchaîne en faisant le récit de sa visite à la salle des Sept-Colonnes, laquelle, resituée dans ce contexte, prend, comme on le voit, une toute autre résonance.

Ce que le Journal de 1931 perd en halètement, en puissance d’émotion est regagné en 1938 sur le plan de la lucidité artistique. Les “petits tableaux” de Sano di Pietro se définissent certes mieux par leur différence avec le style pratiqué à Florence que par leur ressemblance avec les miniatures persanes. Green a raison de laisser Malraux se hasarder seul aux comparaisons inter-civilisationnelles.


Quelques mots sur les “petits tableaux” en question et sur leur auteur. “Jadis comparé à Fra Angelico pour l’abondance de sa pieuse production, Sano di Pietro est en revanche tombé dans un discrédit que sa confusion avec le Maître de l'Observance n'a pas vraiment atténué” (J. Gagliardi, op. cit., p. 404). Le comparant à Sassetta, Pope-Hennessy va jusqu’à le juger “trop stupide est trop commercial pour développer les idées germinales” dont l'œuvre de ce dernier était remplie. Il est vrai que le visiteur de la Pinacothèque de Sienne, dont les salles renferment de ce peintre une quarantaine de polyptyques fabriqués en série, ne peut que ressentir une impression de découragement et de saturation, alors même qu’un seul de ces retables, resplendissant de tous ses ors dans une église de village, y émerveillerait et surprendrait les visiteurs de passage.

Les scènes de la vie de Saint Jérôme, telles qu’on peut les admirer dans la salle des Sept-Colonnes, n’appartiennent pas à cette période tardive de la carrière de Sano di Pietro au cours de laquelle celui-ci, à la tête d'un atelier, reproduisit “indéfiniment les mêmes images sacrées, lesquelles lui étaient indéfiniment réclamées” (J. Gagliardi, op. cit. p. 405). Elles constituent les prédelles de son premier retable connu : celui dit des “Jésuates”, destiné à San Girolamo (ou saint Jérôme) de Sienne, qui est considéré comme son chef-d’oeuvre. Ces prédelles (soit les tableautins situés initialement dans la partie basse du retable qui, en une sorte de bande dessinée, restituent des épisodes de la vie du saint) en ont été détachés. Cette mésaventure survenait fréquemment aux retables dont les panneaux, "dispersés aux quatre coins du monde font autant de petits tableaux exquis, et parfois étranges. Les associations du rêve l'emportent sur la cohésion du réel, le chimérique sur l'histoire. “C'est une succession de motifs irrationnels, fascinants, mais très éloignés de la Renaissance”, écrit Zeri” (op. cit.).

Rêve - irréalité ou irrationalité - étrangeté des ors, des formes étirées et des couleurs pures -, on comprend pourquoi le Green des “années heureuses”, tiraillé entre son passé dévot et son “quotidien hideux”, ne pouvait que se trouver séduit par ces scènes de la vie de Saint Jérôme, par la possibilité d’envol et de fuite qu’elles lui offraient.


La première prédelle notamment représente une scène de flagellation présidée par le Christ et où tout paraît n’être que gentillesse et douceur. Les bourreaux offrent des visages délicats ; ils paraissent dispenser un massage énergique plutôt qu’infliger un supplice. Tout s’explique quand on apprend que ce n’est là qu’un rêve. Saint Jérôme n’a jamais été martyrisé ; il a simplement rêvé de l’être. Quant à la seconde prédelle, celle de l’apprivoisement du Lion, je ne sais qu’en penser car ma vision de ces lions en peluche, qui pour moi ronronnent plutôt qu’il ne rugissent, n’est pas celle de Ramuz. Lui leur trouve au contraire “un air très méchant dans leurs yeux ronds” car “ce sont des lions qui ont l’air de diables” (Notes du Louvre, 1902 ; Promenades au Louvre, coll. Bouquins, 2010, p. 169). Il ne semble pas toutefois que Green non plus en ait été très effrayé. Ils ont dû au contraire l’apaiser ou le rassurer : ses diables à lui étaient bien pires.

Pas plus que le Julien dissolu des années 1930, la Sienne instable et querelleuse du XVe siècle n’offrait aux contemporains un visage édifiant ni moralement parfait. Elle a trouvé dans son art de piété raffinée et subtile un repos, une fuite et une assurance. Green, de même, a refaçonné son Journal et son quotidien, de façon à y créer un autre personnage que lui-même : un homme de lettres lisse et serein que seules des vétilles paraissent torturer par moments. Ce personnage est aussi fascinant dans son irréalité que ceux que Sano di Pietro se plaisait à peindre. L’on trouve ainsi à lire la partie publique du Journal de Green le même plaisir d’évasion vers la pureté et l’idylle pieuse que lui-même venait goûter dans la salle des Sept Colonnes.


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