La place Léon-Paul Fargue a pris son identité de place et son nom actuel en 1957. Elle est d’autant plus vouée à l’écrivain à qui elle rend ainsi hommage qu’elle ne comporte qu’un seul numéro, celui que porte l’immeuble où vécut et mourut l’écrivain en question.
On y voit une plaque commémorative : “Ici mourut le 24 novembre 1947 Léon Paul Fargue, poète et piéton de Paris”.
Mention est ainsi faite du Piéton de Paris, lequel reste, grâce à son titre engageant et à sa facilité de lecture, l’ouvrage le plus connu de Fargue, réédité en 1993 dans la collection L’imaginaire. S’il s’agit toutefois de voir évoquées des scènes de Paris que nimberait une touche de poésie moderne, mieux vaut lire Refuges, également réédité en 1998 dans la même collection. Refuges, même si Fargue ne peut s'empêcher de s'y attarder sur "la vie de café", n'y fait pas défiler devant nous, comme parfois le fait Le Piéton de Paris , une suite de cartes postales sur des lieux convenus, Montmartre, Montparnasse ou Saint-Germain des Près... L’écriture en est plus élaborée et n’est pas celle d’un ouvrage de commande. De manière générale, Fargue gagne à être extirpé du pittoresque parisien dans lequel certaines de ses rééditions actuelles le confinent. En 1966, Pascal Pia s'interrogeait déjà sur ce que serait sa survie littéraire : "Depuis près de vingt ans qu’il est mort, l’ombre s’est épaissie autour de Fargue. Les nouvelles générations ne connaissent guère son oeuvre, dont les collections de poche n’offrent pas encore le moindre échantillon" (P. Pia, 15 juin 1966, Chroniques littéraires ; Du Lérot, 2012, p. 267).
A l'époque, n'existait certes pas la collection Poésie Gallimard. Mais permet-elle aux "nouvelles générations", davantage qu'en 1966, de goûter la poésie de Fargue ? Dans la biographie qu'il a consacrée à Fargue en 1997, M. Jean-Paul Gonjon fait le même constat que Pascal Pia : "On s'étonne parfois qu'un tel poète, qui connut de son vivant une célébrité certaine , n'ait pas, de nos jours, la place qu'il mérite". Il voit à cette désaffection plusieurs raisons : la négligence dont fait preuve l'Université, l'absence d'une Société d'Amis, le tarissement de la veine créatrice de Fargue après 1941, mais aussi le fait que "certains des éditeurs de Fargue ne se sont guère souciés de rééditer ses oeuvres" (J.P. Goujon : Léon-Paul Fargue ; Gallimard, 1997, pp. 13-14))
En 2018, la fortune éditoriale n'a guère évolué. Dans le classement des ventes d'Amazon, l'inoffensif et plaisant "piéton de Paris" l'emporte à plates coutures sur le "prodigieux inventeur de langage" (G. Ungaretti) des Poésies : n° 43.887 des ventes pour une édition abrégée et illustrée du Piéton de Paris publiée par Parigramme, n° 176.256 pour le même ouvrage en version complète dans la collection L'imaginaire, l'auteur L.-P. Fargue dégringole ensuite au n° 339.327 pour la publication faite en Poésie-Gallimard du recueil Poésies, préfacé par Saint-John Perse. Et ne parlons pas de Refuges, qui se traîne à la place 680.245!
Replaçons nos pas maintenant près à la sortie du métro Duroc. Il est paradoxal que l’activité marcheuse de Fargue soit rappelée sur la façade de l'immeuble derrière les murs duquel, atteint d’hémiplégie en avril 1943, il fut contraint, jusqu’à sa mort en 1947, à une éprouvante immobilité.
Léon-Paul Fargue était certainement un homme des plus aimables car je ne connais aucun de ses contemporains ayant dit ou écrit du mal de lui ; même Léautaud n’y parvient pas ni Gide. Tous ont apprécié ses livres comme sa compagnie, du moins quand il était à jeun, quitte à le traiter parfois avec condescendance : le croisant à la Closerie des Lilas alors qu'il y déjeunait en compagnie de Julien Green, Gide jette ce propos : "C'est une épave. Il est de la même race que Verlaine..." (J. Green, Les Années faciles, Journal 1926-1934 ; O. C., Biblioth. de la Pléiade, t. 4, p. 243). Tous, ensuite, ont eu pitié de son infirmité finale, à tel point que Fargue une fois immobilisé, "l'appartement du 1, boulevard Montparnasse ne désemplira pas" (J.-P. Goujon, Léon-Paul Fargue ; Gallimard, 1997, p. 261).
Julien Green, qui lui rend visite en 1946 en compagnie de Robert de Saint-Jean, laisse, quant à lui, ce témoignage ému :
“28 avril 1946. - Hier après-midi chez Léon-Paul Fargue avec Robert. Il habite au 1, boulevard Montparnasse, “à un mètre du métro Duroc”, comme il dit. Deux grandes pièces dont les fenêtres regardent la rue. Fargue est couché dans son lit. Il a terriblement changé. Sa figure d'un rose pâle semble tout endormie ; je ne puis dire cela autrement, c'est la figure d'un homme qui dort. La paupière de l'oeil droit retombe sans cesse sur un regard qui hésite, mais la parole est claire, le cerveau n'est pas atteint. “Je suis fichu, murmure-t-il, je suis crevé.” Il nous décrit son attaque, la façon dont la mort s'est “insinuée” en lui avec douceur. Heureusement, c'est le côté droit qui a été atteint, ce qui épargne à l'écrivain le supplice de l’aphasie. “Et dire que j'espérais voir Paris sans les Allemands !” soupire-t-il” (J. Green, Les années faciles, Journal 1926-1934, op. cit., p. 910).
Plus touchants encore, car rien ne l’est plus que les souffrances d’un homme de plaisir, ces mots de Jean Galtier-Boissière :
“17 janvier 1945. - Visite à Léon-Paul Fargue. Hémiplégique, effondré physiquement, Fargue a conservé intact, son esprit, sa langue de poète et son prodigieux vocabulaire. Il souffre continuellement, mais soutenu par une compagne admirable, il tient.
Ce noctambule impénitent qui chaque nuit serrait la main de cent amis et humait avec délice les odeurs de cinq ou six boîtes de nuit, de la brasserie Lipp au cabaret de nuit montmartrois, ce piéton de Paris qui jouissait, comme pas un, des promenades à travers les merveilles de sa ville, le voilà cloué au lit, prisonnier, reclus, coupé du monde parisien. Ce demi-mort me supplie de l'informer, demande des nouvelles des vivants, s’enquiert avidement des nouveaux bistrots à la mode : “Va-t-on encore chez “Magdelaine” et à la “Grenouille” ?” (J. Galtier-Boissière, Mon journal depuis la Libération ; La Jeune Parque, 1945, p. 115).
L’immeuble lui-même, construit en 1934 par Jacques Bonnier et Charles Sanlaville, vaut le coup d'oeil sinon le détour. Il ne peut passer inaperçu : bien que n’ayant rien d’original dans sa facture (“style international et monumentalité des années trente”, comme le dit le site “Archiwebture”), il est bien servi par son volume et sa sa situation. Du haut de ses trois orientations, il domine de sa masse une place agréable et fréquentée, à l’angle du boulevard Montparnasse et de la rue de Sèvres, au dessus de la station de métro Duroc et de la brasserie François Coppée (dans laquelle Fargue se faisait transporter dans une chaise), face à la librairie Fontaine. C'est à son mariage en 1935 que Fargue, éternel désargenté, doit d’avoir pu habiter cet immeuble cossu, l'appartement étant celui de son épouse Chériane.
Un mot sur l'architecte : Jacques Bonnier (1884-1964) était le fils de Louis Bonnier, lequel fut, en sa qualité de grand voyer de Paris et d'inspirateur du règlement de voirie de 1902, une des grands figures de l’urbanisme parisien.
Jacques, que cette paternité favorisa certainement au début de sa carrière, eut à en pâtir auprès de nos contemporains, comme le révèlent les lignes dédaigneuses dont il fait aujourd'hui l'objet :
“Sans doctrine particulière, Jacques Bonnier semble s'adapter aux goûts de ses clients, et ses œuvres comportent des éléments stylistiques allant de l'art déco au mouvement international, en passant par le pittoresque qui caractérise les pavillons de la rue du Square-Montsouris (Paris 14e), en 1924. Comparée à l'œuvre de son père Louis Bonnier, celle de Jacques Bonnier demeure modeste. Cependant, la bonne qualité de ses réalisations - et sans doute un peu de chance - a garanti leur préservation jusqu'à nos jours” (https://archiwebture.citedelarchitecture.fr/fonds/FRAPN02_BONJA).
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