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Edmond Goblot : "On est bourgeois ou on ne l'est pas"


“Il n'y a pas de démarcation entre le riche et le pauvre : on est plus ou moins riche. Il n'y a pas transition insensible entre les classes : on est bourgeois ou on ne l'est pas. La richesse ne peut donc pas, par elle-même, différencier des classes. Comme les habitants des “marches” accusent davantage, de part et d'autre de la frontière, et le sentiment national et les traits de nationalité qui les distinguent, ainsi les plus voisins de la frontière des classes sont ceux qui la maintiennent le mieux. Les uns s'appliquent à marquer qu'ils sont au-dessus de la limite ; les autres, par l'effort qu'il faut pour la franchir, signalent involontairement qu'ils sont au-dessous. Et, comme cette limite tombe au beau milieu de ce qu'on appelle très improprement “la classe moyenne”, c’est là que les distinctions sont les plus nuancées et que la lutte est la plus âpre” (E. Goblot : La barrière et le niveau, 1925 ; Ed. Kindle, empl. 188).


Ce bref extrait suffit à donner une idée du style alerte et élégant du philosophe et sociologue Edmond Goblot (1858-1935). Le choix en est arbitraire : tout l’ouvrage aurait mérité d’être cité.

Dans “La barrière et le niveau”, Goblot a entendu dresser une “étude sociologique sur la bourgeoisie moderne française”. C’est là un sujet très proche de celui qui, un demi-siècle, fut traité par Pierre Bourdieu dans “La distinction”. Ce dernier emprunta à Goblot sans vergogne notions, problématiques et grilles d’analyse tout en se gardant bien de marquer sa dette et de rappeler le nom de son devancier. C’est que Goblot, bien qu’ayant vu son ouvrage réédité en 1967, était alors bien peu lu et fréquenté. Alors qu’aujourd’hui, rien n’est plus facile que de se le procurer : "La barrière et le niveau" se télécharge en quelques secondes sur Amazon au prix de 4,67 euros !


Edmond Goblot


Si l’on s’intéresse au sujet, mieux vaut donc aller directement puiser dans cet ouvrage. Les exemples fournis par Pierre Bourdieu dans "La distinction", les anecdotes dont il émaille ses propos, sont certes d’une prolixité sans commune mesure avec le mince essai de son prédécesseur. E. Goblot ne disposait pas, pour mener ses enquêtes, d’une armée d’étudiants et de doctorants dociles et empressés et ne s’en souciait d’ailleurs pas. Mais, d’une part, les éléments empiriques utilisés par Bourdieu nous sont devenus presque aussi éloignés que ceux de Goblot, tant on y hume les senteurs évanouies des années 1970. D’autre part, et surtout, si l’on est rebuté, comme le sont certains - comme je le suis moi-même - par la lourdeur de l’écriture “bourdivine”, par le caractère prévisible de ses démonstrations, par le rude sectarisme du personnage, je conseille de se laisser tenter par l’humour d’Edmond Goblot, la finesse de ses analyses, la pureté de son style.


Le titre un peu étrange de l’ouvrage est clairement expliqué par l’auteur dans son premier chapitre. Après avoir rappelé la force des barrières de classe, la profondeur du fossé qui sépare la bourgeoisie du peuple, Edmond Goblot entreprend d’expliquer comment se forme “l’esprit bourgeois” et se formule “le code de la vie bourgeoise”. C’est alors qu’il avance l’idée que les caractères qui constituent la vie bourgeoise “sont communs à tous ceux qu’ils distinguent” : “Toute démarcation sociale est à la fois barrière et niveau. Il faut que la frontière soit un escarpement, mais qu’au dessus de l'escarpement il y ait un plateau. Au dedans d'elle-même, tout classe est égalitaire ; elle n'admet ni pentes ni sommets : l'égalité dans la classe est condition de la supériorité de classe” (op. cit., empl. 145).

On voit que Goblot, qui s’est d’abord fait connaître par des travaux d’épistémologie des sciences, ne craint pas d’user de métaphores simples et imagées. En l’occurrence, celles-ci nous évoquent un paysage de moyenne montagne, que creusent et que moutonnent des pentes prononcées, des escarpements, mais toutefois pas des précipices ; après quoi l’on atteint le monde des plateaux, destinés au pâturage et cloisonnés par des barrières. Ne manquent que les vaches dans cette évocation alpestre. Nous ne sommes certes pas, dans le monde de Bourdieu, lequel ne se hérisse que des seuls concepts !


Je me suis demandé par quelle image illustrer ce texte. Il était tentant mais trop facile de recourir à Ingres et à son fameux portrait de Bertin aîné, allégorie du bourgeois louis-philippard. Goblot écrivait en 1925 et non en 1848, nous sommes nous-mêmes en 2019. La classe bourgeoisie, son esprit, ses codes n’ont pas disparu. Il ne nous est donc pas interdit de sauter par dessus les siècles, d’enjamber également Pierre Bourdieu et, une fois ce saut achevé, de nous saisir d’un bourgeois contemporain. Parvenu à ce stade, j’ai hésité entre Benjamin Griveaux et Jean-Louis Bourlanges. Le premier, dans ses sautillements, évoque bien les habits neufs dans laquelle la bourgeoisie actuelle aime à se vêtir, les apparences décontractées qu’elle essaie de se donner. L’autre au contraire, plus intellectuel, plus empesé et enveloppé aussi, incarne les continuités de l’orléanisme. On devine lequel des deux a dû faire du latin au collège !

Mais Edmond Goblot lui-même se maintient dans l’abstraction. Il ne se réfère dans son ouvrage à aucune personnalité particulière. Sans doute est-on plus fidèle à son esprit de réserve si l’on choisit de ne montrer personne. Ainsi, dans cette photographie en haut de page qui immortalise un dîner du Siècle, qui reconnaît-on ? E. Goblot évoque les salons pour illustrer à la fois “la barrière” et “le niveau” : “Tout le monde n'entre pas dans les salons bourgeois, mais tous ceux qui y sont admis sont égaux” (op. cit. empl. 166). Les salons bourgeois ont disparu, et avec eux ce qu’il avaient réussi à maintenir, fût-ce en les singeant, d’aménités aristocratiques. Mais les dîners du Siècle existent encore. Ils s’attachent à perpétuer, sous des formes plus sèches que les salons d’antan, la fonctionnalité des barrières et des niveaux. Barrières dont on pense après tout qu’elles se sont levées pour laisser entrer Benjamin Griveaux et Jean-Louis Bourlanges.



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