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"Ils ont grandi à une époque paisible" (A. Malraux)




"27 mars 1930. Déjeuner avec Malraux, à la Pergola, avenue du Maine (...). Nous parlons de la jeune génération littéraire, celle de 20 à 25 ans, et du peu d'intérêt de ce qu'elle fait. “Que voulez-vous qu'ils fassent ? demande Malraux. Ils ont grandi à une époque paisible, ils n'ont pas éprouvé la secousse d'une guerre ou d'une révolution, qui nous aura été si utile” (J. Green, Les Années faciles, Journal 1926-1934 ; Biblioth. de la Pléiade, 1975, p. 63).


Malraux ne fait ici que développer ici un lieu-commun romantique, mais qu’on trouve déjà exprimé par Diderot, et qui repose sur l’idée que les guerres, les révolutions, les troubles politiques stimulent la création littéraire : sans un tel ingrédient, celle-ci s’affadit, s’étiole, comme a fini par le faire la poésie au XVIIIe siècle.


Le propos n’en est pas moins, dans son contexte, singulièrement malvenu. Malraux qualifie d’époque paisible le bref intermède qui, dans un climat de crise économique, a séparé les deux guerres mondiales du XXe siècle et pendant lequel se sont épanouis deux régimes totalitaires. La jeune génération littéraire dont il parle avec mépris en paiera durement le prix. Ensuite, il s’avance beaucoup en exprimant l’opinion que la double secousse de la guerre de 1914-1918 et de la Révolution russe auront été “utiles” à lui et à Green.

Prendre la pose dans un décor de ruines et de carcasses d’avion paraissait à Malraux un élément nécessaire à sa gloire et à son inspiration. Mais supposons que l’Europe entre 1912 et 1920 ait continué de somnoler dans la paix et la tranquillité bourgeoises, l’inspiration de quelques poètes casaniers en aurait peut-être souffert mais pas celle de Malraux ! Très soucieux de procurer à sa grande âme des sources d’excitation littéraire, il serait allé les chercher au bout du monde. Ainsi n’aurait-il pas manqué le Voyage en Chine et il nous en aurait immanquablement ramené quelque Condition humaine. La Terre est assez vaste et diverse pour que ses continents ne soient pas tous paisibles en même temps.

Julien Green reste silencieux, comme impressionné par l’aplomb de son interlocuteur (devant Malraux, Gide lui aussi se laissait prendre et se transformait en un petit garçon ébahi). Le paisible Green est pourtant un contre-exemple ; il n‘a ressenti, quant à lui, aucun besoin de guerre ni de révolution pour parfaire une oeuvre qui dépasse de haut celle de Malraux. Ses démons intérieurs l’occupaient bien suffisamment pour ne pas souhaiter que ceux du dehors vinssent cogner à sa porte. Et il en a été de même de Proust, de Mauriac, de Gide qui, de toute façon, ont échappé comme bien d'autres à toutes les incorporations.


Il reste vrai que les livres de Céline, d’Aragon, de Drieu, auraient été en tout différents sans la secousse d’une guerre à laquelle ils ont participé. Et que la génération d’écrivains français qui a connu les guerres et les révolutions du premier XXe siècle, celle née entre 1880 et 1910, fut extraordinairement féconde, ce qui ne fut pas le cas des suivantes, grandies dans les époques plus paisibles de l’après-guerre ou issues du baby-boom.

Mais ces deux arguments n’emportent pas la conviction. On a du mal à imaginer, quelle que fût l’époque ou le contexte politique, un Aragon, un Gracq, un Giono renonçant à écrire, tués par l’ennui et le manque d'inspiration. Et si l’on pense à Alain-Fournier, à Pergaud, ou à tant d’autres qui n’avaient encore rien écrit, on se dit que les guerres et les révolutions du XXe siècle ont tué plus d’écrivains qu’elles n’en ont fait naître.

Il faudrait plutôt inverser la question. Comment se fait-il que ces guerres, ces révolutions ont surgi d’une époque où les écrivains et les artistes ont été si nombreux, si brillants ? On remarque à l’origine de ces crises convulsives le rôle déterminant de mauvais artistes (Hitler), de mauvais écrivains (Lénine, Mao…) que le hasard a fait bénéficier de la même démographie que les bons. Ce sont eux qui ont créé ces fameuses et bénéfiques “secousses” que Malraux, imitant René et ses orages, appelait au secours des jeunes écrivains. Pourtant elles ne suscitent rien. Elles sont en elles-mêmes les oeuvres d’art des créateurs médiocres, mais elles sont totalement inutiles à tous les autres.


Je me relis et je crains que mon raisonnement ne soit faussé par le peu de goût que j’ai pour l’oeuvre et la personne de Malraux. Si le même propos avait été tenu par Green, peut-être l’aurais-je trouvé profond et me serais-je efforcé de le conforter. Quoiqu’il en soit, la façon dont des écrivains naissent et meurent, apparaissent puis disparaissent au sein d’une même histoire, le hasard de leur génie et de leur survie, cela reste insaisissable, mystérieux. Pourquoi telle époque est-elle si éclatante, telle autre (la nôtre notamment) si terne ?


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