"La Favorite" de Yorgos Lanthimos
“La Favorite” nous plonge dans l'ambiance flegmatiquement cruelle des élites anglaises du début du XVIIIème siècle. Proche à cet égard de “Meurtre dans un Jardin Anglais” qui se situe à la même époque, il met en scène l’éviction d’une favorite de la Reine Anne (Sarah Churchill) par une autre (Abigail Masham).
Ce film ne manque pas de scènes hilarantes. Je pense à certains anachronismes voulus - un menuet qui tourne au rock acrobatique -, ou Abigail soliloquant, pendant sa nuit de noces, sur l’inconvénient que présenterait une réapparition imprévisible de sa rivale.
Mais l’ensemble est assez oppressant, et la musique n’y est pas étrangère. A lire l’argument d’autres films de Yorgos Lanthimos, on constate que les thèmes de l'enfermement et de l'élimination lui sont familiers. Dans celui-ci, les habits souvent en noir et blanc des trois protagonistes donnent l'aspect d'un jeu d'échecs à cette lutte triangulaire. Les intrigues de Versailles, contées par Saint-Simon à la même époque, apparaissent des jeux d’enfants en comparaison des rivalités sans merci de l'entourage de la Reine Anne.
L’incidence de ce duel de favorites sur la grande Histoire se laisse habilement deviner : Tories versus Whigs, politique d'écrasement versus politique de conciliation par rapport à la France affaiblie. Tout cela est confirmé par les témoignages des contemporains. Dans son "Siècle de Louis XIV", Voltaire observait que le sort de la paix, désirée par la France, avait tenu à une querelle de chambrières à la Cour de Saint James.
Malgré le titre du film et malgré l’énergie inépuisable de ses deux favorites, c'est le personnage pathétique de la Reine Anne (magistralement interprétée), qui paraît "dominer" le film. Faible dans ses affections, affaiblie par la maladie, épuisée par dix-sept grossesses qui ne lui auront donné aucun successeur et qui signent la fin des Stuart, elle est évidemment instable. Seule de son entourage, elle ne pratique pas le « dry wit ». Elle est isolée, déchirée entre sa prudence politique, vertu rare dans cette dynastie, et l’attachement qu’elle garde aux confidentes qui la soulagent du "burden of state". Comme Louis XIV, son cousin et ennemi, elle ne peut plus se déplacer qu’en fauteuil roulant. Mais il y a façon pour un souverain vieux et infirme de se transporter dans cet appareil. Le Roi-Soleil maintient le rituel de ses promenades dans ses jardins, affirmant par là que ni la maladie, ni l’âge, ni les menaces d’invasion, ni les deuils familiaux ne peuvent avoir raison de lui. Tandis que chez la Reine Anne, cette locomotion dans les corridors de son palais souligne, symboliquement, sa dépendance émotionnelle.
A la toute fin, Lady Churchill finit par s’humaniser. Elle éprouve le chagrin de la séparation et de la disgrâce. La cruauté du film n’en est pas réellement diminuée. Mais pourquoi devrait-elle l'être ?
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