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"Le Mariage de Chiffon" (C. Autant-Lara, 1941)






Le Mariage de Chiffon (1941)

Mise en scène : Claude Autant-Lara

Scénario : Jean Aurenche, Maurice Blondeau d’après Gyp

Images : Jean Isnard, Philippe Agostini

Musique : Roger Désormières

Interprétation : Odette Joyeux (Chiffon), André Luguet (d’Aubières), Suzanne Dantès (Mme de Bray), Jacques Dumesnil (Marc de Bray)



"Le Mariage de Chiffon" est un charmant titre. Le film lui-même laisse perplexe bien que l’intrigue en soit simple : Nous sommes en 1894. Une jeune fille de 17 ans, qui se surnomme “Chiffon” (et qu’interprète la jeune Odette Joyeux) se fiance à un colonel fortuné et quinquagénaire (le duc d’Aubières, qu’interprète André Luguet) dont elle et sa mère convoitent la fortune. Mais les fiançailles sont rompues à l’initiative de ce dernier, car il s’avère que Chiffon, amoureuse de son oncie, Marc de Bray (Jacques Dumesnil), ne souhaite se marier avec le duc que pour pouvoir éponger les dettes de Marc grâce à sa dot. Mis au courant par le vieux valet fidèle de Chiffon, le duc d’Aubières s’efface et il le fait d’autant plus aisément qu’entretemps, Marc de Bray a trouvé, grâce à un mécène, le moyen de se désendetter.


Ce qui fait échapper cette histoire aux habitudes de la comédie sentimentale. c’est que la petite Chiffon, laquelle tout au long du film minaude et joue l’enfant, n’est entourée que de barbons enamourés et prêts à tout pour elle. Aucun des personnages masculins du film (le duc d’Aubières, son beau-père, le frère de ce dernier, à savoir son oncle Marc, le vieux valet, etc.) n’a moins de 50 ans. Chiffon, qui déteste sa mère et le fait hautement savoir, n’a donc que l’embarras du choix pour satisfaire les fantasmes oedipiens qui sont les seuls à occuper son esprit. Aussi tous ces messieurs, qui l’ont bien compris, s’empressent-ils…


A l’origine du scénario, on trouve un roman de Gyp. Celle-ci écrivait de petits romans, mi-satiriques, mi-sentimentaux qui, situés dans les milieux de l’aristocratie parisienne, faisaient rêver ou amusaient les bonnes dames de la province. Les scénaristes (Jean Aurenche, Marcel Blondeau) et le metteur en scène (Claude Autant-Lara) en ont scrupuleusement respecté les conventions et le décor belle-époque. Odette Joyeux compose un personnage de femme-enfant écervelée, mutine et aguicheuse qui, jusqu’aux premiers rôles de Brigitte Bardot, sera d’un long usage dans le cinéma français d’après-guerre.


André Luguet joue un autre personnage du répertoire, mais plus intéressant car correspondant, lui, à une réalité historique. Il incarne à merveille ces officiers de carrière issus de la noblesse légitimiste, lecteurs du Gaulois, portant monocle, gants blancs et moustache en pointe et qui, en toute oisiveté et loin des champs de bataille, ne paraissaient bons qu’à fréquenter les salons et les clandés et à parcourir à cheval les allées du bois de Boulogne. Ils fourniront en 1898 les cadres des bataillons anti-dreyfusards (à moins qu’ils n’en aient eux-mêmes été les déclencheurs, tant le duc d’Aubières fait penser au comte Esterhazy) et on devra ensuite à leur incompétence militaire les hécatombes des années 1914 et 1915. Nul doute que, paradant dans leurs uniformes à épaulettes, ils n’eussent paru très séduisants à Gyp, elle-même anti-dreyfusarde virulente. André Luguet, Jean Aurenche et Claude Autant-Lara ont fait tout ce qu’ils ont pu pour préserver et rendre encore sensible au spectateurs de 1941 le charme éteint de ces badernes à particule. L’on ne décèle d’ailleurs aucun second degré, aucune ironie dans la manière dont ils se sont efforcés de reconstituer, en pleine occupation, une France qui se voulait altière et élégante. Ce faisant, ils parvenaient également à en donner, à force de fanfreluches et de décalage temporel, une apparence parfaitement inoffensive, et c’était là le but de l’opération.


Nous sommes bien, en tout cas, dans le monde de Gyp, non pas dans celui de Proust (ou alors un Proust revisité par Ghislain de Diesbach). Les personnages n’y semblent pas possédés par la vanité. Aucun d’eux n’y fait montre de snobisme (avec les nouveaux-venus, la mère de Chiffon, seul personnage un peu caricatural, est méfiante davantage que hautaine) et ils devisent comme avec des égaux avec les serviteurs, huissiers et commerçants que les circonstances leur donnent à rencontrer. Ils constituent un petit monde plein et homogène, non exempt de bourgeoisisme familier et que rien ne menace sinon, éventuellement, le manque d’argent. Proust, en comparaison, paraît vivre dans un univers éthéré d’où sont absents besoins matériels et considérations familiales. Comme l’a remarqué Emmanuel Berl, on ne fait, chez Proust, pas plus d’enfants qu’on n’y travaille ou qu’on ne s’endette. Soif de vérité, rêveries érotiques et revendications d’amour-propre y suffisent à emplir toute l’étendue des préoccupations humaines. A cet égard, les romans de Gyp, si du moins ils ressemblent tous au Mariage de Chiffon, paraissent plus vulgairement réalistes.


On aurait peine enfin à imaginer aujourd’hui une représentation aussi naïve, aussi crue, de la névrose oedipienne d’une jeune fille, orpheline de père, et qui recherche exclusivement chez des hommes beaucoup plus âgés qu’elle la réponse à ses désirs et à ses frustrations. Son beau-père, qu’elle aime bien et chez qui elle trouve de la complicité, lui déclare que seuls ses besoins d’argent lui ont fait épouser sa mère, ce qui la rassure car elle trouve ainsi la confirmation de ce que sa mère n’est désirable par aucun homme. Et elle jette son dévolu sur le frère de ce beau-père (son “oncle par alliance”), qu’elle prétend aimer depuis qu’elle a l’âge de 6 ans. Elle fait la coquette avec le duc d’Aubières suffisamment pour que l’on comprenne que si elle décide de ne pas l’épouser, ce n’est pas à cause de son âge mais parce qu’elle n‘a avec lui aucune lien familial.

Gyp, qui n’a sans doute jamais entendu parler de Freud, s’est ici bornée à reproduire soigneusement et sans en déformer aucun trait les contours d’un schéma névrotique, comme si celui-ci n’était recouvert que d’un papier-calque. Si elle avait été consciente de la banalité de ce schéma, sinon de son universalité, elle y aurait sans doute introduit davantage d’imagination personnelle ou se serait efforcée de libérer son héroïne de sa soumission à de vieux bonshommes. Un petit jeune homme aurait fini providentiellement par surgir, comme dans les comédies de Molière. Mais le film en aurait-il été meilleur ?


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