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Les Parents terribles (J. Cocteau, 1948)


Les Parents terribles (1948)

Mise en scène, scénario, dialogues : Jean Cocteau

Images : Michel Kelber

Musique : Georges Auric

Interprétation : Yvonne de Bray (Yvonne), Gabrielle Dorziat (Léo), Marcel André (Georges), Jean Marais (Michel), Josette Day (Madeleine).

C’est là un film très remarquable, une des plus grandes réussites de Cocteau cinéaste, un Cocteau âpre et sobre sans bestiaire mythologique ni investigations narcissistes. La pièce de théâtre originelle n’est rappelée que dans le tout début - les noms du générique s’inscrivant sur un rideau de théâtre - et dans les dernières secondes, marquées par les trois coups. Tout le reste n’est qu’images.

Ce qu’il s’agit pour elles d’évoquer, c’est un désordre familial, une bourgeoisie disloquée et débraillée qui, toute entière, forme un cercle faussement protecteur autour d’un bon grand jeune homme bien naïf, prêt à se blottir dans toutes les épaules (Michel) : d’abord la mère (Yvonne), diabétique, paresseuse, négligée, abusive, ne dissimulant rien, ni à elle ni aux autres, de la nature incestueuse de l’amour qu’elle porte à son fils. Ensuite, le père (Georges), un inventeur raté, veule, incapable, qui a renoncé à tout sauf à son égoïsme. Enfin la tante (Léo), vieille fille perverse qui profite de la médiocrité de sa soeur et de son beau-frère (qu’elle aime en secret malgré tout) pour leur imposer une domination indispensable et malgré tout vaine.

L’interprétation des deux femmes (Yvonne de Bray, Gabrielle Dorziat) est parfaite. Il faut tâcher d’être indulgent envers celle de Jean Marais car, malgré ses 34 ans, il y va bravement: il gambade, sautille, s’esclaffe, pleurniche, comme le fils à maman de 22 ans tout godiche qu’il est censé incarner. Marais, pour qui la pièce avait été écrite et dont le personnage d'Yvonne s'inspirait de sa propre mère, avait été, paraît-il, au théâtre, "idéal pour ce rôle d'enfant terrible (...) entravé par sa passion filiale" (C. Arnaud, Jean Cocteau ; Gallimard, 2003, p. 527). Sans doute, mais la pièce avait été créée en 1938. Dix ans après, il n'avait plus du tout l'âge du rôle.

Il faut, de toute façon, pour apprécier le film, oublier la pièce de théâtre. Léautaud avait écrit de celle-ci : "C'est trop parfait. Ses personnages disent trop tout, s'expliquent trop, jusqu'à se répéter. Il ne reste plus rien pour le spectateur" (op. cit., p. 527-528). Ce défaut n'est pas celui du film. Certes, les propos qu’échangent les uns et les autres nous informent, comme au théâtre, de la petite histoire de trio qui les tracasse : le fils qui se met en tête d’épouser sans le savoir la maîtresse de son père. Mais quelles importance ce sujet de boulevard, les révélations, les embarras qu’il suscite ? Comme au cinéma, nous pouvons ne pas trop écouter les répliques, ne rien y comprendre, nous pouvons couper le son. Il suffit, pour ressentir le climat irrespirable qui pèse sur les membres de cette famille, d’être attentifs aux petits gestes qu’ils laissent échapper : le mégot que l’une des soeurs écrase sur le parquet et que l’autre ramasse ensuite, les chaussettes lancées au fond d’un vase, le peignoir fripé qui sert de vêtement pour toute la journée, le plateau posé sur un tréteau, et recouvert d’une nappe, qui finit par basculer sous le poids d’un coude, emportant tasses et soucoupes dans sa chute, tous ces indices d’un manque de “tenue” à la fois matérielle et morale.

Lorsque la tante Léo, rendant visite à la fiancée de Michel inspecte le logement de celle-ci, elle a tout juste le temps de jeter un coup d’oeil dans la salle de bains, elle entrebaille la porte et nous ne voyons que le peu qu’elle voit elle-même : quelques pots et flacons rangés correctement sur une tablette ; elle esquisse un sourire satisfait et referme rapidement la porte car quelqu’un entre dans le salon. La scène a duré trois secondes, elle dit tout, sans qu’un mot soit prononcé, sur l’aspiration de la tante à une vie ordonnée et sur l’amertume qui fut la sienne d‘y avoir renoncé.

Souvent, dans les conversations en duo, la caméra filme en très gros plan. De gigantesques bouts de visages, nez, lèvres, mentons, envahissent l’écran, débordent sur la salle, démesurés, blanchâtres, menaçants. Et les corps qui s’affalent sur les lits défaits, se recroquevillant dans des fauteuils encombrés de nippes, sont tout aussi monstrueux lorsque, comme cela arrive parfois, ils sont filmés depuis le plafond. Echappant aux cadres de vision qui sont les nôtres quand nous devisons avec nos semblables, ils bloquent tout mouvement de sympathie ou d’identification. Les rendant aussi étrangers à nous que des figurines en bronze posées sur un dessus de cheminée, ce décalage du regard assure aux humains misérables ainsi surplombés une certaine forme de dignité esthétique. Mais c’est bien la seule à laquelle ils puissent accéder.

L’on pense, à l’évocation de tant de noirceur et de tragique resserrées dans de la petitesse petite-bourgeoise, à un film comme Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? de Robert Aldrich. Comparer notre Cocteau littérateur et académicien à ce voyou génial de la série B américaine, c’est le plus beau compliment que l’on puisse adresser à son instinct du détail visuel, du trait et de la mise en scène.

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