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Qui a terre a guerre : "Les Paysans" de Balzac






Le roman de Balzac, Les Paysans, a connu un destin paradoxal. Aujourd'hui reconnu comme une de ses oeuvres majeures, il a été, du vivant même de son auteur, un "fiasco" (Thierry Bodin, L’Accueil aux Paysans, de l'anathème à la gloire ; l’Année balzacienne, 1977, p. 241). Balzac a commencé à le publier en feuilleton en décembre 1844, dans une certaine allégresse et avec pour intention d'en faire un ouvrage aussi volumineux que "Splendeurs et misères des courtisanes". L’ouvrage a finalement été laissé inachevé, du fait des réactions négatives du public, et c'est à sa veuve qu'est revenu le soin de le mettre en forme et de le publier.

Certes, les sensibilités ont changé... Les lecteurs modernes n'attendent plus d'un récit de Balzac qu'il les captive à la manière d'un "thriller". Ils admirent, pour leur poésie abondante et colorée, ces mêmes descriptions de parcs et de forêts qui avaient tant ennuyé, par leur longueur, les lecteurs de roman-feuilleton de 1845. Et la crudité et la violence des scènes d'action que comporte également le roman (viols, assassinats, personnages ivrognes, frustes ou pervers), si elles ont indisposé et choqué ces derniers, ne risquent guère de produire cet effet sur des lecteurs habitués au naturalisme de Zola et à celui du cinéma moderne. Les lecteurs d'alors étaient plus délicats que nous et Balzac se plaisait parfois à les heurter, ce qui explique qu'il ait été affublé par Tocqueville de l'aimable appellation de "porc littéraire" (lettre à F. de Corcelle du 13 août 1844, Oeuvres complètes, t. XV, Gallimard, 1983, p. 185).

Ce grand écart dans la réception tient aussi à des raisons moins flatteuses pour le lecteur de 2004 : les brûlants sujets d'actualité sur lesquels Balzac adopte, dans "Les Paysans", des prises de position polémiques et vigoureusement contestées par ses contemporains, nous sont devenus non seulement inconnus mais même difficilement compréhensibles. Comment, dans une France couverte de grandes exploitations agricoles et respectueuse jusqu’à la paralysie de son patrimoine bâti et forestier, avoir encore une claire vision des conflits fonciers qui excitaient l'intelligence des meilleurs publicistes de la Monarchie de Juillet : la dévastation des grands domaines forestiers consécutive à la Révolution de 1789 et à l'abus des droits d'usages, le morcellement des grandes propriétés sous l'Empire et la Restauration et leur mise en exploitation sur le mode dit de "la petite culture”, les destructions et actes de vandalisme commises, à la même époque, par "la Bande noire" sur les châteaux et parcs seigneuriaux ? Balzac, qui se passionnait pour ces questions, se rangeait clairement dans un camp, celui de la grande propriété, non seulement pour des raisons de rationalité économique mais aussi, parce que, évoquant les charmes d'un parc à l'anglaise, il note : "l'Art ainsi compris veut beaucoup de terrains." (Les Paysans, Biblioth. de la Pléiade, Gallimard, 1949, p. 16).

Les Paysans serait-il donc désormais admiré à proportion de l’indifférence que nous portons aux événements qu'il relate ?

Il faut d'abord raconter l'histoire qui est relativement simple et linéaire : Elle se déroule en 1823. Un noble d'empire, le général-comte Montcornet a acquis, pour faire plaisir à sa jeune épouse, un grand domaine en Bourgogne, composé d'une forêt de 2.000 ha, d'un parc, d’un ferme et d'un château : "les Aigues". L'exploitation de la forêt, confiée à un régisseur déloyal, ne donne que de faibles produits car elle est systématiquement pillée et dévastée par les paysans voisins : La perte de revenus bruts due à l’exercice des droits d’usage (glanage, pâturage abusif, coupes de bois) est normalement de 10 %. Elle va jusqu’à 30 % dans le cas des Aigues (Les Paysans, op. cit., p. 87).

Pour arriver à ce résultat, les paysans ne se bornent pas à ramasser le bois mort. Encouragés en sous-main par un gang de bourgeois cupides, à la tête duquel on trouve Rigou, un moine défroqué devenu usurier, et Gaubertin, l'ancien régisseur du domaine, conduits en outre par un couple de cabaretiers, les Tonsard, ils coupent les arbres, les "déshonorent", arrachent les branches, font pâturer leurs troupeaux, braconnent à qui mieux mieux, harcèlent les gardes, le tout de manière d'autant plus destructive et cruelle qu'ils entendent ainsi non pas subvenir à leurs besoins de bois de chauffage et de construction mais décourager le général Montcornet de toute vélléité d'exploiter et de conserver son domaine. Le but est de le chasser, de le pousser à vendre "les Aigues". Alors pourront s'en emparer les Rigou et les Gaubertin. C'est bien finalement ce qui survient. Montcornet après avoir vainement tenté de résister, vend, par adjudication, son domaine aux deux compères. Ceux-ci démolissent le château, défrichent le parc et la forêt et partagent le tout en mille lanières de terre cultivable qu'ils revendent à des agriculteurs misérables. Lesquels, pour s'acquitter du prix d'achat, s'endettent auprès de Rigou à des taux usuraires et sont ainsi maintenus dans leur misère : « Le paysan, ravi de n’avoir que les 5 % à payer annuellement pendant la durée du prêt, espérait toujours s’en tirer par un travail enragé, par des engrais qui bonifiaient le gage de Rigou. De là, les trompeuses merveilles enfantées par ce que d’imbéciles économistes appellent la petite culture » (Les Paysans, op. cit., p. 213).

A la fin, Rigou a réalisé son rêve qui n’est pas seulement matériel : il a pris sur l'ancienne France des grands parcs et des beaux châteaux une revanche sociale et politique : « Tous les jours en se levant, de sa fenêtre, il [Rigou] voyait les faîtes orgueilleux des Aigues, les cheminées des pavillons, les superbes Portes et il se disait : « Tout cela tombera ! je sècherai ces ruisseaux, j’abattrai ces ombrages. » (Les Paysans, op. cit., p. 211). Quand à Montcornet, il meurt et sa jeune veuve convole aussitôt avec son amant, l'écrivain Emile Blondet qui, au 1er chapître du roman s'était livré à une description émerveillée des Aigues. Tous deux, revenant sur les lieux quelques années après, ne peuvent que constater la disparition complète du paradis végétal d'antan au profit d'un morne plateau de labours et de cahutes.


Tout le problème d'intelligibilité du roman réside dans cette disparition. Le défrichement et la perte d'une forêt privée ne laisse, quelques mois après, aucune trace visuelle perceptible. Son souvenir disparaît des mémoires au bout de deux générations. Elle ne laisse pas beaucoup plus de traces dans les archives car il n'existait pas, au début du XIXe siècle, d'appareil statistique permettant de suivre l'évolution des boisement. Une administration générale des forêts, dotée d'un corps d'inspecteurs, a bien été créée le 16 nivôse an IX. Mais, surtout chargée de la gestion et de la surveillance des forêts de l'Etat, elle n'a entrepris aucun exposé précis de l'état des boisements sur l'ensemble du territoire (J. Tulard, art. "Forêt", Dictionnaire Napoléon, Fayard, 1989). De plus, les historiens d'aujourd'hui parlent des dévastations forestières qui se sont produites au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle avec un détachement lointain, caractéristique de Français de la fin du XXe siècle ayant sous les yeux un manteau forestier bien reconstitué. Mais la situation n'était pas identique pour les Français de l'époque de la Restauration : ceux-ci furent les témoins visuels du spectacle désolant de forêts abattues ou dévastées et il n'est qu'à se souvenir du traumatisme causé par la tempête de 2001 pour comprendre le ton alarmiste ou "doloriste" des contemporains de Balzac, lorsqu'ils traitaient des menaces qui pesaient sur les massifs forestiers.

Et il est bien vrai que la situation des forêts françaises au temps de Balzac n'était guère brillante : Alors que les forêts tant privées que royales avaient bénéficié, en vertu de l’ordonnance des eaux et forêts d’août 1669 dite de Colbert, d'un statut protecteur qui ne demandait qu'à être respecté (mais qui ne l'était plus guère dans les dernières années du XVIIIe siècle), la loi des 15-29 septembre 1791 a accordé à chaque propriétaire de bois la liberté de les administrer et d’en disposer à l’avenir comme bon lui semblerait (Rép. gén. alphabétique du droit français, 1897, V° Défrichements, § 12.). Ce régime de liberté a amené des résultats qualifiés de "désastreux" ou de "catastrophiques". De 1789 à l’an XI, 500.000 ha de futaies ou de taillis ont disparu du sol, alors que la France ne disposait déjà plus que d'un manteau forestier assez pauvre : "A la veille de la Révolution, le taux de boisement s’élève à 10 %, soit 40 % du taux actuel seulement" (A. Corvol, op. cit. p. 714).

La loi du 9 Floréal an XI a entendu mettre un terme à cette "fureur des défrichements" en donnant au gouvernement le droit de s’opposer, par décision non motivée, au défrichement de tout bois de plus de 2 ha, dans les 6 mois de la déclaration faite par le propriétaire. Mais cette loi n'a pas changé grand-chose à la situation : les demandes en défrichement restaient nombreuses et le gouvernement, tout en enjoignant à ses agents la sévérité, les prenait souvent en considération (Rép. gén. alphabétique du droit français, op. cit., § 14).

Le Code forestier de 1827 est présenté avec exagération de nos jours comme la marque d'un "redressement spectaculaire" (Jacques Liagre, la Forêt et le Droit ; Ed. La Baule, 1997, p. 8). Ce qualificatif est exagéré : seuls les défrichements présentent un caractère "spectaculaire", les reboisements ne produisant, quant à eux, des effets visibles qu'au terme de plusieurs décennies. En réalité, le code en question n’a porté que de 2 à 4 hectares la contenance des bois non clos pouvant être défrichés sans autorisation. Les cognées et les hâches continuèrent donc d'aller bon train sans que, dans un premier temps, l'administration fît grand effort pour ralentir le rythme de la déforestation. Il se produit plutôt le contraire : une circulaire du ministre des finances en date du 15 octobre 1831 annonce que le gouvernement ne s’opposera désormais à aucune demande de défricher les bois d’une étendue au dessous de 12 ha situés en plaine et, en 1833, le ministre des finances décide d’aliéner les bois de l’Etat dont la vente avait été autorisée par la loi du 25 mars 1831, avec la faculté de les défricher (Rép. gén. alphabétique du droit français, op. cit., § 16).

Les forêts n'étaient pas, en 1823, les victimes que des seuls défrichements. Elles étaient aussi grignotées et progressivement dégradées par les abus commis par les paysans et les communes en vertu de leurs "droits d'usages forestiers". On appelait de ce nom des servitudes à caractère réel, perpétuel et discontinu (c'est à dire ne pouvant s’établir que par titre et non par possession). Les anciens propriétaires des forêts, seigneurs ou abbayes, les avaient autrefois concédées aux paroisses dans le but d'attirer de nouveaux habitants sur leurs terres, (Sur l'ensemble de la question, voir : Rép. gén. alphabétique du droit français, 1905, V° Usages forestiers). Transférés, après la Révolution, aux communes, ils permettaient à tous les habitants d'un village pris en masse d'exercer sur les forêts divers droits, variant selon les titres, et qui pouvaient aller du simple droit d' « affouage » aux droits de « maronage », de « panage », voire de « pacage ».

Ces reliquats du droit communautaire d'ancien régime conservaient, en un XIXe siècle bourgeois, qui était loin d'être gouverné uniquement par des principes individualistes et libéraux, une singulière force juridique. Ils prévalaient sur l'arrogance neuve d'une propriété privée prétendument absolue et, grâce à eux, des paysans frustes et crottés, surpris par le garde forestier en train d'emporter sur leur dos des fagots de bois vert, pouvaient victorieusement plaider leur cause jusque devant la Cour de cassation.

Ainsi a t-il, par exemple, été jugé que "la faculté d’améliorer" son domaine que le propriétaire d'une forêt tire comme conséquence de son droit d’administration, et qui lui conférait, en principe, le droit d'exécuter dans la forêt tous les travaux propres à l’améliorer, ne pouvait toutefois avoir pour effet d'empêcher ou de restreindre le droit des usagers..." Il y avait donc abus lorsque les actes d’administration du propriétaire causaient un dommage à l’usager, alors même que ces actes avaient pour but l’amélioration de la forêt et avait été accomplis de bonne foi (Rép. gén. alphabétique du droit français, V° Usages forestiers, § 267 et 275).

Ce n'est pas tout : Le propriétaire pouvait se voir également privé du droit de retirer des fruits du peu qui subsistait de son domaine : Ainsi, "lorsque le droit d’usage a été concédé sans aucune restriction ni réserve, le propriétaire de la forêt est tenu de délivrer toute la quantité nécessaire aux besoins de l’usager, bien que, prélèvement fait de cette quantité, il puisse n'en rien rester pour lui-même. En vain, le propriétaire prétendrait pouvoir exercer son droit concurremment avec celui de l’usager ; ce concours ne peut avoir lieu qu’autant que les produits de la forêt grevée peuvent suffire aux besoins de l’un et de l’autre" (CA Nancy, 20 juillet 1843 ; Journal du Palais 1844, 2, p. 310).

Autre exemple : Un propriétaire est responsable, à l’égard des usagers, des usurpations qu’il souffre et qui, diminuant l’étendue de la forêt, diminuent en même temps celle des droits de l’usager. Lorsque, par l’effet de ces usurpations, il est porté préjudice à une commune usagère, le propriétaire est tenu d’indemniser celle-ci, alors même que les usurpations sont le fait des propres habitants de cette commune, agissant "dans un intérêt purement personnel et privatif" (Cass. 30 décembre 1844, Cne de Saint-Louis ; D. 1845, 1, p. 73). Autrement dit, les délinquants sont indemnisés des déprédations mêmes qu'ils causent, l'astuce étant que le titulaire des droits d'usage est la commune en tant que personne morale et non pas les habitants de celle-ci.

On comprend la rage qui pouvait être celle de ces propriétaires déboutés à qui les formules solennelles du Code civil relatives au droit de propriété n'étaient d'aucune utilité. D'autant plus que le Code forestier de 1827, décidément bien surestimé quant à ses effets immédiats, ne s'est pas montré, à l'égard des droits d'usages forestiers, plus cruel qu'il ne l'a été pour les droits de défrichement. Il s'est contenté d'interdire, pour l'avenir, toute concession nouvelle de droits d’usage et de prévoir pour les droits existants une procédure de rachat et de cantonnement. Les droits d'usage ont ainsi continué à s'exercer bien après les années de la Restauration et ce, sans que l'Etat forestier qui se mettait alors en place pût y trouver à redire.

Balzac rend compte, avec l'énergie d'un procureur, des excès commis et du caractère nocif et prédateur qui pouvait s'attacher, pour les sombres et belles futaies de Bourgogne, à l'exercice abusif de ces droits d'usage. La véracité historique de son récit a été confirmée par plusieurs travaux d'archives du moins quant à l’importance de la délinquance forestière ; s’agissant, en revanche, de l’état des moeurs paysannes, les sources administratives ou judiciaires sont difficilement utilisables et les contemporains se sont montrés généralement critiques sur cet aspect du roman, taxant Balzac d’exagération ou de parti pris (Cf. Jean-Hervé Donnard, A propos des Paysans, fictions et réalités ; Cahiers de l’Association internationale des Etudes françaises, n° 15, 1963 - François Jacolin, Les Paysans et l’état social des campagnes de l’Yonne sous la Restauration ; l’Année balzacienne, 1974 - Thierry Bodin, Introduction aux Paysans ; Pléiade, Gallimard, 1978 - Jean Bastier, Les Paysans de Balzac et l’histoire du droit rural ; Revue d’histoire moderne et contemporaine, XXV, 1978, p. 396).

Les accusations de pillage et de vols que porte Balzac sont d'autant plus implacables que les paysans et braconniers qu'il met en scène dans son roman ne sont en réalité titulaires d'aucun droit d'usage. Ils ont tout simplement tiré profit du laxisme et de l'indifférence de la précédente propriétaire des Aigues pour s'arroger des "droits" qui ne leur ont jamais été formellement concédés : « Chacun se demanda pourquoi ne pas prendre, comme Tonsard, dans la forêt des Aigues son bois pour le four, pour la cuisine et pour se chauffer l’hiver (…) ? Aussi le vol sournois qui ravage les bois, qui dîme les guérets, les prés et les vignes, devenu général dans cette vallée, dégénéra-t-il promptement en droit dans les communes (…) sur lesquelles s’étendait le domaine des Aigues » (Les Paysans, op. cit., p. 55).

De sorte que nous avons affaire non pas à la dérive d'une ancienne pratique communautaire, devenue impropre et décalée par rapport aux impératifs de la bonne gestion forestière, mais à un brigandage pur et simple, né à la faveur des années révolutionnaires et alimenté par un noeud de passions à la fois populaires et bourgeoises : ”Dans ce cabaret, vrai nid de vipères, s’entretenait (…) vivace et venimeuse, chaude et agissante, la haine du prolétaire et du paysan contre le maître et le riche. » (Les Paysans, op. cit., p. 55).

Chez les plus riches, on trouvait de l'envie et du ressentiment à l'égard des grands propriétaires, de leurs châteaux, de leurs loisirs, de leurs oeuvres d'art : « Haine, intelligence et fortune, tel était le triangle terrible par lequel s’expliquait l’ennemi le plus proche des Aigues » (op. cit., p. 214) ; chez les plus pauvres, la cupidité et la soif d'acquérir tout bien foncier que ce soit, fût-il un misérable lopin tout juste bon à ruiner son homme : « Les paysans se jetteront sur les terres des Aigues divisées en petits lots, comme la pauvreté sur le monde » (op. cit., p. 216).

Toutes ces passions se sont maintenant éteintes. La puissance publique est décrite dans Les Paysans comme apeurée et hésitante face aux rapines villageoises. On pouvait comprendre ces hésitations, du fait de "la difficulté qu’il y avait à équilibrer les droits d’un noble appauvri, désireux de tirer un bon parti de ses coupes de bois et ceux d’une foule villageoise plus nombreuse que jamais et désireuse de mener à la forêt plus de bétail, d’en tirer plus de litière, plus de fagots, plus de champignons, etc. Les forêts des grands propriétaires (…) sont plus que jamais des nids de procès, des champs de bataille entre gardes particuliers et « voleurs de bois » et finalement des foyers de rancœur sociale". (M. Agulhon « L’essor de la paysannerie, 1789-1852 : Attitudes politiques », in « Histoire de la France rurale », t. 3 ; Seuil, 1976, p. 150).

Cette même puissance publique s'est employée, dans les années qui ont suivi l'institution du Code forestier, à réprimer les délits forestiers, avec, certes, une détermination variable mais au point, parfois, de provoquer de violentes émeutes : "Le département de l’Ariège a connu en 1829, des troubles collectifs assez sérieux et durables, qu’on appela à l’époque « la guerre des demoiselles » (...). Les rebelles en effet, pour n’être pas identifiés par les particularités de leur costume, couvraient celui-ci d’une ample chemise de femme" (M. Agulhon, op. cit., p. 151). Les droits d'usage eux-mêmes, entrés en désuétude ou "cantonnés", tout au long du XIXe siècle, ne subsistent plus aujourd'hui qu'à titre anecdotique. Il reste, notamment dans le Jura et en Auvergne, un contentieux administratif relatif aux parts d’affouage et la cueillette de ces "menus produits" que sont les champignons peut, dans certaines régions, présenter un intérêt économique. Néanmoins ces pratiques, et surtout les âpres conflits qu’elles ont suscités, sont devenus une part un peu oubliée de notre histoire…

Ce serait, toutefois, bien réduire la portée et l'intérêt des Paysans que d'en faire le roman d'un simple conflit d’usages ou d'intérêts, voire "la révélation de la lutte des classes dans la France de la Restauration et de la Monarchie de Juillet (Thierry Bodin, Introduction aux Paysans ; op. cit. p. 5. Je recommande par ailleurs la lecture de cette introduction, tout-à-fait remarquable par la richesse de son information).

Il s'agit bien surtout d'une oeuvre âpre, chaude, sensuelle où s'exprime puissamment toute l'irrationalité du rapport de l'homme à la terre et à la végétation sauvage. La famille Tonsard, mais Rigou tout aussi bien, désirent la terre des Aigues avec toute la violence, le sadisme et la possessivité des amants frustrés : ils veulent la violer, la posséder, la détruire et ils y parviennent ... Que peut par rapport à cette ivresse jalouse et perverse le pauvre général Montcornet avec ses soucis raisonnables d'exploitant forestier, sa bonne volonté de soudard amoureux et qui se fait ravir les Aigues par Rigou tout comme son épouse par Blondet ? Ce dernier, sensible à la poésie sylvestre, aime bien, d'ailleurs, lui aussi, les Aigues mais d'un amour d'esthète, aimable et impuissant, un amour de promeneur et non pas de propriétaire...

C'est pourtant l'alliance des Montcornet et des Blondet qui finira à terme, grâce à un siècle d'efforts patients menés par les régisseurs et les agents forestiers, grâce aussi à des cris d'alerte du type de celui poussé par Balzac, par avoir raison de celle des Rigou et des Tonsard. "Les superficies boisées couvrent maintenant 13,7 millions d’hectares – 25 % de l’hexagone ! – sans parler de 2 millions d’hectares en bosquets, boqueteaux et arbres d’alignement. Ce qui représente plus de 40 % de la forêt en CEE et 0,3 % de la forêt mondiale" peut annoncer fièrement Andrée Corvol (La Forêt in « Lieux de mémoires » ; op. cit. , p. 674). Mais le fruit de cette victoire ,"champs d'arbres" des industriels du bois ou sages forêts de l'ONF, ne fait pas oublier les Aigues telles que décrites par le 1er chapître des Paysans, allégorie d'une beauté fragile, promise au viol et à l'anéantissement.

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