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La bibliothèque de Maurice Nadeau est en vente


Le grand critique et historien de la littérature Maurice Nadeau est mort en 2013, à l’âge respectable de 102 ans. Sa bibliothèque et sa correspondance sont actuellement mises en vente. Curieusement, la librairie qui s’en charge n’est pas celle qui porte son nom (“Editions Maurice Nadeau”), 3 rue Malebranche, dans le 5e arrondissement, non loin de l’immeuble où habitait Nadeau, au n° 8 de la même rue, mais la librairie Faustroll, 22 rue du Delta, dans le 9e arrondissement (métro Anvers).



Le 8, rue Malebranche, domicile de Maurice Nadeau. La façade de l’immeuble ne comporte pas de plaque commémorative, mais à quelques dizaines de mètres, au numéro 5, est installé le siège des Editions Maurice Nadeau,, sur la devanture de laquelle est peinte cette mention : “Maurice Nadeau, qui a habité 60 ans au 8 de la rue Malebranche, a été le fondateur de La Quinzaine littéraire, éditeur de près de 600 auteurs, parmi les plus célèbres du XXe siècle…”













Cette librairie, qui fait très bien son travail, a mis en ligne sur son site (librairie-faustroll.com) un catalogue qui fournit la liste de tous les ouvrages de cette bibliothèque, reproduit le texte de leurs dédicaces et, surtout, retranscrit le contenu des lettres et courriers. Se trouve ainsi à la disposition gratuite de tous les internautes une des plus intéressantes correspondances littéraires de la seconde moitié du XXe siècle.


Maurice Nadeau était en critique le continuateur de Pascal Pia. Il a hérité de son maître la clarté, le mordant et la précision d’écriture mais il avait davantage que lui le sens et le goût de l’innovation. Il a par exemple tout de suite perçu l’importance de J.M.G. Le Clézio, comme il a découvert Michel Houellebecq dont il a été le premier éditeur. En contrepartie de cet attrait pour le neuf et le moderne, son ouvrage de 1970 sur “Le roman français depuis la guerre” (Gallimard, coll. Idées NRF) apparaît aujourd’hui un peu daté et tributaire, en tout cas, des modes de cette époque.

Nadeau était pourtant lucide sur les impasses que représentaient alors les courants nés autour des revues Change et Tel Quel : “On peut nourrir quelques scepticisme sur les résultats auxquels parviendrons ceux qui voudraient assigner au roman les limites d'un exercice intellectuel à base de pur langage”, écrit-il en conclusion (op. cit. p. 233). Pour autant, il ne peut s’empêcher de consacrer d’amples développements à Maurice Roche et à Jean-Pierre Faye, noms dont je me demande ce qu’ils peuvent aujourd’hui évoquer. En revanche, il dédaigne Romain Gary, passe sous silence le Morand et le Mauriac d’après guerre et surtout ne cite pas une seule fois Georges Simenon. C’est un peu à cause de l’influence que Nadeau avait sur moi que je n’ai découvert l’importance de cette oeuvre capitale que bien après mes années d’étudiant.

Le Nadeau critique était plus ouvert que Le Nadeau historien. Le recueil de ses articles de Combat, récemment publié (Soixante ans de journalisme littéraire ; Maurice Nadeau, 2018), permet de constater qu'il a gratifié tant Gary que Simenon d'articles élogieux. Mais aucun d'eux ne répondait aux critères de prestige hérités du Surréalisme : avoir renouvelé la tradition littéraire de son époque (comme Céline) et/ou avoir appartenu à un groupement ayant fait date (comme les Hussards ou le Nouveau Roman). Ils ne pouvaient donc être pris en considération sur un plan historique...


Tant les ouvrages reçus et dédicacés à Maurice Nadeau que les lettres d’écrivains amis à lui adressées reflètent les goûts (la modernité) et les engagements (la gauche non-communiste) qui ont été les siens. Nous trouvons là un petit musée du modernisme littéraire de l’après-guerre : Samuel Beckett et Michel Leiris y voisinent plutôt que Jacques Chardonne et Henri Troyat. Maurice Nadeau explicite lui-même, à la faveur d'un a contrario, ce qui l'attirait dans un roman et qu'il ne trouvait pas chez un auteur attaché aux traditions et aux convenances littéraires comme l'était Henri Bosco : "Ce qui frappe chez Henri Bosco, c'est une volonté estimable de ne faire aucune concession au lecteur, nulle séduction par l'emploi de techniques nouvelles, d'écriture originale, et quant au fond, pas de volonté nette de construire et développer un sujet qui puisse frapper dès l'abord par sa nouveauté" (M. Nadeau : Soixante ans de journalisme littéraire 1945-1951 ; Maurice Nadeau, 2018, p. 125). Ainsi, ce qui séduisait spontanément le jeune Nadeau en 1945 était précisément ce qui, à la même époque, hérissait Emile Henriot et André Chaumeix, ses aînés du Monde ou de la Revue des Deux-Mondes.



Maurice Nadeau, debout, crible de flèches le pauvre François Mauriac coiffé de son bicorne d 'académicien.

Dans la correspondance, on relève l’abondance et la chaleur des échanges avec Maurice Blanchot, la froideur de ceux avec André Breton, uniquement commandés par la nécessité et les circonstances et, aussi, les lettres aigres écrites en réaction à une “mauvaise critique”. Ces dernières ne sont pas les moins intéressantes.

Par voie de “copier-coller”, je me suis fabriqué, sur la base de ces lettres, un petit herbier personnel d’une vingtaine de pages. Je n’ose le mettre en ligne tant le catalogue établi par la librairie Faustroll s’y trouve pillé et exploité. Tout au plus, puis-je le transmettre en message privé à ceux qui le souhaitent et en donner aux autres une petite idée en en reproduisant ci après les extraits parmi les plus savoureux.



Petite anthologie

Roland BARTHES


Le 22 septembre 1947, un Roland Barthes de 32 ans, qui réside déjà au 11 de la rue Servandoni, adresse à son “cher Nadaud” “un texte qui constitue en gros une réponse à une partie des objections formulées, celles de nature essentialiste et traditionaliste”.

Je ne sais si ce texte, d’une écriture pas encore très aisée, a été publié. Curieusement, j’ai surtout du goût pour un passage biffé par Barthes car peut-être jugé par lui trop frais, trop naïf. Il est resté lisible et le catalogue le retranscrit fidèlement.


« La littérature contemporaine est un front d’écritures, qui représentent autant de solutions différentes du problème historique de la modernité: disposer d’un langage libre au service d’une pensée responsable (...). Cette responsabilité, les écrivains contemporains peuvent en être plus ou moins conscients. Il y en a qui choisiront sans problème de faire de la littérature avec l’écriture de Laclos ou celle de Gide ; d’autres, plus tourmentés, chercheront une forme moins artiste, plus proche de la parole sociale ou de la parole intérieure (celle du monologue ou du rêve paraissant maintenant plus objective que l’écriture-récit) ; d’autres enfin, s’efforceront de créer une écriture irresponsable à force d’absence. Toutes ces tentatives n’ont pas été sans faire de la Littérature moderne un objet tragique et grand, dont ce n’est pas le lieu de dire ici la splendeur et la nécessité (...).

/Paragraphe biffé :/ Peut-être que le jour où l’écrivain ne sera plus le mage, le philosophe ou le poète du mystère du monde, mais participera à son dévoilement, le jour où son langage ne sera plus prière, chant, méditation ou récit, en tous cas métaphore de la réalité, mais un acte positif, continu et modeste d’explication, peut-être que ce jour-là, lorsque la nature sera plus claire, la société mieux réconciliée, une nouvelle Littérature sera possible, des Belles-Lettres renaîtront, l’écriture sera fraîche et unie à nouveau».



Hervé BAZIN


Hervé Bazin, trop traditionnel, n’appartient pas au cercle des écrivains que Nadeau estimait. Son nom ne sera même pas mentionné dans “Le roman français depuis la guerre” et Nadeau avait gratifié, le 18 juin 1948, son roman le plus populaire, "Vipère au poing", d’une critique assassine dans Combat. Bazin, piqué, lui adresse, le jour même, une longue lettre de justification dont la verve amère rejaillit encore avec une certaine force sur le lecteur de 2019.

(Rappelons qu’Hervé Bazin, dans sa jeunesse, se voulait un rebelle, comme on peut le constater au vu de cette lettre. Il est aujourd’hui presque aussi oublié que son oncle René, le romancier catholique et académicien. Gallimard a envisagé un moment de le publier en Pléiade, poussé par les mêmes motifs commerciaux qui plus tard permettront à Jean d’Ormesson de figurer de son vivant dans cette auguste collection. Mais les esprits éclairés avaient protesté - il existait encore de tels esprits !... - et ils avaient réussi à faire échouer le projet).


« Je lis dans Combat votre critique de Vipère au poing. Elle est sans doute aussi féroce que le livre et - à quelques détails près - ne s’écarte pas beaucoup de la vérité. Je suis toutefois surpris de constater une chose : c’est qu’un esprit aussi distingué que le vôtre (excusez cette formule toute faite!) soit totalement imperméable à certains sentiments. J’en arrive à croire qu’entre l’éducation bourgeoise et l’éducation plébéienne il y a un divorce absolu, que les fils des deux races sont condamnés à ne se jamais comprendre... même si de généreux mouvements les portent les uns vers les autres. Voyez-vous, Nadeau, j’ai vécu ce roman-là à 80% environ, j’ai été un enfant de la haine, à jamais marqué par cette haine, j’ai renié tout ce qui me venait de ma mère «à jamais devenue pour moi le critère du refus». A 20 ans, j’ai quitté la bourgeoisie, j’ai épousé une dactylo, j’ai été successivement employé, représentant, valet de chambre et bien d’autres choses encore. Je ne suis jamais retourné parmi les miens. J’ai fait cause commune avec les «petites gens» comme on dit dans ma famille (quand on me dit pas «la canaille»). Et il m’est singulièrement dur aujourd’hui de vous voir écrire «Quand tous les Rezeau seront morts, on l’imagine revenant au manoir familial...» Cela seulement, je ne puis l’encaisser. Ruiné, honni, privé de l’héritage de mon père, des relations de ma famille, des facilités et des avantages de ma classe originelle, ai-je vainement cherché à me rapprocher de cette «bonne santé populaire» (dont vous parlez d’ailleurs avec une certaine candeur et une exagération presque politique) ? (...)

Vous ne savez pas ce que c’est que la haine et à quel point elle obstrue la gorge, quand elle date de vingt cinq-ans ! Vous ne savez pas à quel point cela peut remplacer l’amour et enrichir une vie. Que ce soit monstrueux, je vous l’accorde, mais au nom de quel conformisme aurais-je dû me taire ? (...)

Ces choses dites, ajoutons que le sinistre auteur est un garçon pauvre, marié à une petite dactylo (qu’il aime tendrement) et père d’un ravissant petit bébé de trois semaines pour qui il se sent de ridicules faiblesses. Il n’y a là nulle contradiction. Les comptes sont réglés, le passé est dans le crachoir. Je puis être heureux. Et voyez-vous, mon cher Nadeau, je le suis, très simplement, moi qui lave les couches de mon fils, tous les soirs, par économie. Appelez-moi bourgeois : je suis persuadé que vous les laveriez moins bien que moi. Un livre est un livre et c’est tout. Déjà ce fruit tombé (et passablement véreux) ne m’intéresse plus. Je resterai violent : c’est ma nature. Nous sommes les enfants d’un siècle bruyant où il faut élever le ton pour se faire entendre (...).

En toute amitié,

Hervé Bazin”.



Maurice BLANCHOT


En date du 17 avril 1977, nous trouvons cette lettre de Maurice Blanchot dans laquelle celui-ci revient sur sa participation, pendant l'Occupation, à des organes de presse maréchalistes :


« Cher Maurice Nadeau,

Je suis toujours très souffrant, et je ne puis vous écrire que quelques mots maladroits : cela au sujet de la note parue dans la Quinzaine et concernant «Gramme». Il va de soi que je vous écris à titre d’amitié et que je ne demande aucune rectification - au contraire, un écrivain doit être exposé à tous vents et laisser dire ce que l’on croit devoir dire. Mais, à un ami, pour un ami, les choses vont différemment. Les auteurs de l’article, par ignorance, ont méconnu la situation. Je ne citerai que quelques faits. Le premier, symbolique, est non seulement le désaccord, mais l’inimitié allant jusqu’à la haine qui m’a tenu à l’écart de Brasillach qui représentait l’essence du fascisme et de l’antisémitisme. Durant l’occupation, c’est «Je suis partout» dont Brasillach était directeur (je ne l’accuse pas directement, n’ayant là aucune certitude) qui me dénonce à la Gestapo, dénonciation qui faillit m’être fatale. Le deuxième fait est que je me tins toujours à distance de l’Action Française pour tout ce qu’elle symbolisait. Le troisième fait et que j’intervins (avec l’aide de Thierry Maulnier, alors un tout autre personnage que celui qu’il est devenu) pour faire disparaître l’Insurgé, dès que celui-ci laisse paraître un article teinté d’antisémitisme. Je ne défendrai pas les textes que j’ai pu alors faire paraître. Il n’est pas douteux que j’ai changé. Autant qu’il me semble, j’ai changé sous l’influence de l’écriture (écrivant alors Thomas l’obscur et Aminabad) et aussi par la connaissance des événements (je collaborerais alors à un journal dirigé par un juif et nous recevions beaucoup d’immigrés juifs allemands). Le nazisme et l’antisémitisme m’ont toujours paru le mal pur contre lequel nous étions mal défendus. Au moment de l’effondrement, j’assistais à la séance de l’Assemblée Nationale par laquelle celle-ci remit ses pouvoirs à Pétain, dans la bassesse et la servitude (Herriot lui-même prononça des paroles abjectes). Je vis alors l’Europe et peut-être le monde soumis au pire. Ma résolution fut immédiate. Quoi qu’il pût arriver, Notre devoir était d’entretenir en France des foyers de résistance, au moins intellectuelle. C’est pourquoi je refusai de partir pour Londres comme on me l’avait offert. De là, ma rencontre avec Georges Bataille, et une activité clandestine dont je n’ai jamais parlé et dont je ne parlerai pas. Mais le sentiment d’horreur ne m’a pas quitté (...).

À vous, Maurice Nadeau, avec ma fidèle affection

Maurice Blanchot ».



Yves BONNEFOY


La lettre qu’Yves Bonnefoy adresse à Maurice Nadeau le 25 juillet 1947 revêt un intérêt surtout historique, car on n’y reconnaît guère le grand style du poète. André Breton au sortir de la guerre découvre l’occultisme en même temps qu’il prend ses distances “à l’égard de toute politique partisane”. Une déclaration commune reflétant ce renversement des priorités est publié le 21 juin 1947 sous le nom de “Rupture inaugurale”. Breton le signe en compagnie, entre autres, de Hans Bellmer, Joë Bousquet, Victor Brauner, J.P. Riopelle, etc. Bonnefoy et Nadeau, fidèles au bon vieux rationalisme de la gauche d’alors, refusent quant à eux de signer. Le premier exprime au second l’indignation qui l’a empli à sa lecture de ce texte. Sans pour autant renoncer aux combats politiques, Breton allait ensuite persévérer dans son intérêt pour les sciences occultes, et c’est de ce Breton-là, féru d’alchimie, dont Michel Butor fera connaissance dans les années 1950. Plutôt que de s’en scandaliser, comme Bonnefoy, Butor en tira son “Portrait de l’artiste en jeune singe”, à mes yeux un de ses meilleurs livres, et surtout “La Modification”, souterrainement nourrie de symbolique alchimique.


« Cher Nadeau,

(...) Le manifeste de Cause, «Rupture inaugurale» que nous avons tous deux, pour des raisons peu différentes, refusé de signer, m’a atterré. C’est l’abandon, n’est-ce pas, de tout le spécifique du surréalisme. C’est une prise de position très nettement religieuse, exactement concurrentielle vis-à-vis du mythe chrétien, et les chrétiens ne s’y trompent pas. Tout se passe comme si le surréalisme avait été l’objet d’une attaque concertée, méthodique et patiente qui aurait remporté aujourd’hui une première et éclatante victoire. Il est facile de retrouver les traces, et les étapes de cette manoeuvre, dont le but est de conduire un inquiétant mouvement de libération sur une voie de garage (comme vous avez dit). Le moyen utilisé, encore une fois, c’est l’étouffante «tradition ésotérique», ce sont les philosophies occultes dans lesquelles avaient déjà sombré le symbolisme. On peut suivre pas en pas dans les textes de Breton l’emprise toujours croissante du plus trouble de ces sollicitations. Et parallèlement, l’envahissement du groupe surréaliste par des éléments douteux, par des spiritualistes foncièrement antisurréalistes. On a pu parler, dans le groupe surréaliste, des «ordures matérialistes» ! Et vous avez entendu Breton me dire, le 21 juin : «Je ne suis pas matérialiste, je ne l’ai jamais été.» C’est ainsi que Breton récemment découvrait St Yves d’Halveydre [d’Alveydre], occultiste du XIXe, auquel on doit une synarchie. Pour ma part, avant de connaître le manifeste de Cause, j’avais décidé de rompre avec Breton. Avez-vous remarqué combien ces derniers temps nous avons dû subir de livres convergeant tous dans cette direction : montrer que les poètes auxquels nous tenons n’ont été que les traducteurs des doctrines occultes ? Il y a eu le livre sur Nerval. La thèse du R.P. Jésuite Gengoux sur Rimbaud. Denis Saurat en a fait, paraît-il, autant avec Hugo. Voici ce Michaud qui parle, à propos du symbolisme de «rencontre providentielle avec l’occultisme». Il y a eu, en effet, des Péladans (sic). Breton en sera-t-il un autre ? Je me désolidarise entièrement de son programme, du nouveau mythe en particulier. Ce mythe n’est que trop l’expression d’une défaite, et d’un renoncement : dans la lignée des occultistes, voire des francs-maçons, le surréalisme ne sera plus dangereux, ni pour l’ordre social, ni pour ses églises. (...) Si je reste persuadé qu’on peut s’attaquer avec fruit, d’un point de vue matérialiste, à tout ce qui reste d’obscur sous le nom de magie, je dois constater maintenant que le surréalisme de Breton n’a su que donner tête baissée dans un des pièges les plus usés de l’histoire (...).

Croyez-moi, cher Nadeau, tout à fait vôtre.

Yves Bonnefoy ».



André BRETON


André Breton n’avait pas supporté que Nadeau publiât en 1945 une “Histoire du surréalisme” au ton d’éloge funéraire. En 1949, il tient sa vengeance. Le “patron” de Maurice Nadeau à Combat, Pascal Pia, a commis l’erreur de présenter comme un poème possiblement écrit par Rimbaud un texte canularesque connu sous le nom de « Chasse spirituelle”. Dans cette lettre du 19 mai 1949, Breton, qui, lui, n’était pas tombé dans le panneau, ne se prive pas d’enfoncer le clou contre “messieurs” Nadeau et Pia.


« Paris le 19 mai 1949

Messieurs,

Il n’est pas un «rimbaldien» véritable dont l’émotion, à découvrir ce matin la page littéraire de Combat, n’ait dû faire place presque aussitôt à l’inquiétude, pour se muer peu après en indignation. Je déplore une fois de plus, pour ma part, que le responsable de cette page puisse tomber dans des pièges aussi grossiers. Il faut, en effet, n’avoir jamais rien entendu à Rimbaud pour oser soutenir que les «quelques phrases» citées sont de lui. La médiocrité extrême de l’expression, que ne parvient pas à masquer un travail laborieux de pastiche, entraîne d’emblée le préjugé le plus défavorable en ce qui regarde l’authenticité d’un tel document. Bien que cela fût superflu pour en avoir le coeur net, j’ai tenu à me procurer l’ouvrage annoncé sous le titre «La Chasse spirituelle» et j’ai eu la patience de le lire. Il n’y a absolument rien là qui soit de nature à laisser subsister le moindre doute : la paraphrase constamment maladroite aussi bien des thèmes que des modes de formulation de Rimbaud, l’absence de tout éclair au cours de ces quelques vingt-cinq pages (et c’est trop peu dire!) - par-dessus tout l’odieuse vulgarité de ton - ôteraient à elles seules toute envie d’argumenter plus longtemps. Les mystifications littéraires ne sont pas toujours dénuées de charme et je me souviens, en particulier, de «poèmes libres d’Apollinaire» qui, pour ne pas être dus à cet auteur, n’en singeaient pas moins brillamment sa griffe. Mais cette fois M. Pascal Pia exagère. Pour s’en tenir sur le plan des épithètes et des images, à qui - d’un peu sensible et informé - fera-t-on croire que Rimbaud succombe à des associations telles que «chats griffus», «mariées hypocrites», «mammouths furieux», soit assez en peine d’analogies pour se contenter de «la tête sonore comme un coquillage géant», d’"une terre chaude comme un oiseau" ? Les verbes ici en usage («Des chansons niaises groupaient des rondes dans ma tête», employés parfois en toute ignorance de la langue («Je titube les soixante vies du cycle») ne le cèdent en indigence qu’aux représentations, aspirant à être de tout luxe : «Je vois sans hésitation (sic) des falaises de quartz», etc. Il est à peine utile d’observer que le Rimbaud de 1872 - au faîte de son génie - n’eût pu connaître d’aussi graves et continuelles défaillances sans qu’il faille rejeter le principe d’identité. Je pense que Combat s’honorerait en déclarant sans tarder que sa bonne foi a été surprise et que l’ouvrage publié sous le titre «La Chasse spirituelle» est un faux, de caractère particulièrement méprisable.

Veuillez agréer, Messieurs, l’expression de ma vive considération.

André Breton 42, rue Fontaine IXe».



Louis-Ferdinand CELINE


Plusieurs lettres de Céline sont adressées à Nadeau depuis Copenhague où il se morfondait. L’une d’elle est inédite. Mais enfin on y retrouve les éructations habituelles, lesquelles ne raviront que les céliniens…

Je retiendrai celle-ci qui est atypique, car elle ne vomit personne. Ecrite en remerciement d’un article paru dans Combat, le 19 novembre 1947, on y respire même “quelques bouffées délicieuses”.


« Copenhague : le 19 nov 1947 à Mr Maurice Nadeau

Cher Monsieur

Le miel de la gentillesse est joliment doux à goûter après tant de si furieux torrents de vinaigre! Je m’en délecte, je m’en épanouies, je m’en pâme, sans honte. J’ai beaucoup trop souffert depuis 4 ans sans discontinuer pour me gêner de ? pudeur ! Ah foutre non ! Je suis prêt à jouir d’une statue Cheval Place des Invalides. Enfantillages ? gâtisme ? C’est bien possible et je m’en fous ! A la prochaine occasion je vous en prie ne soyez retenu par rien ! Situez moi franchement entre Cervantes, Restif et Rousseau. Un peu de tout mais rien que du suprême !.. Que je me reprenne à respirer quelques bouffées délicieuses avant de crever tout à fait !

Votre bien amical L.-F. Céline ».



René CHAR


L'amusante lettre de René Char nous remémore ce qui fut un curieux épisode dans la vie de Michel Mourre, l’auteur du célèbre Dictionnaire d’histoire. Celui-ci, élevé dans un milieu radical et franc-maçon, avait, vers l’âge de 18 ans, ressenti l’appel de la foi. Il s’était fait baptiser et en 1949 était entré pour un essai de noviciat au couvent des Dominicains de Saint-Maximin. Mais cette expérience le déçut et elle n’eut pas de suite. Ensuite, Mourre prenant ses distances avec l’Eglise, fréquenta le mouvement lettriste. Et c’est en compagnie de 4 membres de ce mouvement que, déguisé en moine, il fit irruption dans Notre-Dame de Paris en plein office pascal, monta en chaire et prononça le sermon que voici :


« Aujourd’hui, jour de Pâques en l’Année sainte,

Ici, dans l’insigne Basilique de Notre-Dame de Paris,

J’accuse l’Église Catholique Universelle du détournement mortel de nos forces vives en faveur d’un ciel vide ;

J’accuse l’Église Catholique d’escroquerie ;

J’accuse l’Église Catholique d’infecter le monde de sa morale mortuaire,

d’être le chancre de l’Occident décomposé.

En vérité je vous le dis : Dieu est mort.

Nous vomissons la fadeur agonisante de vos prières,

car vos prières ont grassement fumé les champs de bataille de notre Europe.

Allez dans le désert tragique et exaltant d’une terre où Dieu est mort

et brassez à nouveau cette terre de vos mains nues,

de vos mains d’orgueil,

de vos mains sans prière.

Aujourd’hui, jour de Pâques en l’Année sainte,

Ici, dans l’insigne Basilique de Notre-Dame de France,

nous clamons la mort du Christ-Dieu pour qu’enfin vive l’Homme. »


Ce fut un beau scandale, connu sous le nom de “Scandale de Notre-Dame”. Les gardes suisses intervinrent, se saisirent de M. Mourre, lequel fut détenu pendant une dizaine de jours puis examiné par un psychiatre. Celui-ci conclut que Mourre était fou et qu’il fallait le conduire à l’asile. Combat, qui avait commencé par condamner l’action,y consacra huit jours de reportage avec une vingtaine d’articles publiés dont un de René Char, accompagné de ces mots :


“(...) Je témoignerai en faveur de ce jeune homme qui a le tort aux yeux des Dominicains de Saint-Maximin d’être un déséquilibré qu’ils ont chassé de leur couvent. (Une perle, le communiqué de ses Pères de Saint-Maximin animés d’une franchise de plomb et d’une charité qui lève le nez ! J’espère qu’on va décorer le brave suisse de Notre-Dame qui sut si bien frapper à l’aide de sa hallebarde, comme un sourd sans doute, le contradicteur au bas de l’escalier. Également le bon Pierre Emmanuel : “il fallait lui cogner la tête sur les marches du maître-autel (sic)...” mais par Dieu, qu’est-ce que c’est que ces chrétiens-là qui rêvent de transformer leur église vénérable en maison de correction, en lieu de châtiments corporels, en camp de concentration, alors que dans la maison de Dieu, autrefois, la personne humaine était sacrée ! Les bandits de grands chemins traqués y pouvaient même trouver refuge... Sont-ils tous devenus déments ?”



Emil CIORAN


Maurice Nadeau salua dans un article de Combat paru le 29 septembre 1949 le “Précis de décomposition”, premier livre de Cioran paru en français. Cioran lui adresse une lettre de remerciement dans laquelle on lit notamment ceci qui forme une sorte d’autocritique :


“L’ambiguïté de toute position extrême ne m’échappe pas : vous m’y avez rendu plus sensible encore. Prôner la mort, et vivre, cela peut friser l’imposture... Mais ce n’est pas à une pensée conséquente avec elle-même que j’ai visé, mais à une fidélité aux contradictions de mon tempérament (...). J’ajouterai que les réserves que vous formulez à l’endroit de mes exagérations je me les suis répétées souvent à moi-même : mais que puis-je contre ce mauvais goût et ce lyrisme débraillé, stigmates héréditaires que je dois étaler devant des esprits plus délicats ? ».



J.M.G. LE CLEZIO


Le Clézio prend connaissance de la notice très élogieuse que lui consacre Nadeau dans son ouvrage déjà cité sur le Roman français et qui vient juste de paraître. Pour le remercier, il lui envoie de Nice, sur un papier à en-tête du Ritz-Carlton Hotel de Montréal, une lettre dont j’extrais ces lignes émouvantes :


« Vous savez, quand j’ai commencé à écrire (à publier), il y a 7 ans, je ne savais RIEN : rien de moi-même, rien des autres, rien des possibilités de l’écriture. Pour te dire, je crois que je ne prenais pas la littérature très au sérieux. C’est-à-dire que je me prenais, moi, beaucoup trop au tragique. Mais c’est cela qui est merveilleux (pour moi), c’est que les livres ont été le premier dialogue que j’ai eu réellement. Je suis passé ainsi du mutisme à la parole en écrivant et en sachant que des hommes tels que vous lisaient. En lisant leurs réponses aussi (dans les lettres qu’on m’envoyait, ou dans les articles de journaux, ou simplement l’occasion de rencontres). Pour moi cela a donc été tout à fait extraordinaire, inespéré : sans cette possibilité de dialogue, je crois que j’étais perdu. Voilà pourquoi j’aime ce que vous dites du roman dans votre livre, parce que l’on sent que, sous toutes ses formes, il est une volonté permanente et acharnée de communiquer. Ce n’est pas ce qu’il dit qui est important, mais qu’il dise quelque chose (et qu’il parle, pose des questions, maudisse, loue, réponde). Voilà que vous êtes un de ceux qui m’ont permis de sortir du mutisme et d’apprivoiser la parole, ce qui était en quelque sorte m’attirer de la mort vers la vie. Même s’il n’est qu’un délai un salut de ce genre n’est pas «provisoire».


La même année, Nadeau consacre sa chronique à La Guerre, cinquième roman de J.M.G. Le Clézio qui vient de paraître chez Gallimard. Nouvelle lettre de remerciement de Le Clézio, nouvelles précisions sur son art d’écrire qui, comme celui de Proust, naît du hasard pour viser l'universel :


“Autrefois, je croyais qu’écrire, ça simplifiait tout dans la vie, je croyais que c’était un bon moyen pour entrer dans la vie (avec les autres). Je m’aperçois que c’est à peu près le contraire. Que la rupture augmente au fur et à mesure qu’on la raconte, comme si l’écriture était un de ces animaux monstrueux qui se dévorent eux-mêmes. Et en même temps, que tout ce qui est beau dans l’acte d’écrire, c’est ce qu’il fait apparaître qui n’est pas à soi, qui est à tout le monde. Tout cela est vraiment bizarre, on n’est pas son propre maître. On croyait avoir une parole, et on découvre que la «beauté», "l'harmonie", la «vérité» sont des produits du hasard, qu’elles apparaissent de temps en temps machinalement”.



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