C’EST MODERNE : TOUT COMMUNIQUE !
« MON ONCLE » DE JACQUES TATI
LES TRANSFORMATIONS DE LA FRANCE URBAINE DANS LES ANNEES 50
Perçu, lors de sa sortie en 1958, comme une charge virulente contre l’architecture et l’urbanisme modernes, le film Mon Oncle de Jacques Tati fait aujourd’hui l’objet d’une lecture plus nuancée. Dans le catalogue de l’exposition organisée en 2002 à l’Institut français d’architecture et intitulé « La ville en Tatirama, les Trente glorieuses à travers l’objectif de Jacques Tati », Fiona Meadows et Lionel Engrand prennent soin de préciser que l’oeuvre de Tati ne saurait « se réduire à une critique purement culturaliste et nostalgique du progrès et de la société moderne » : Tati reconnaissait, nous dit-on, « les apports de l’architecture moderne ». Tout au plus a-t-il voulu, au moyen d’une « critique empreinte d’humanisme » ou d’un « regard tranquillement subversif », mettre en garde son public contre les erreurs susceptibles d’être commises au nom de la modernisation.
Mais le visage de la modernité urbaine que nous offre Mon Oncle est-il si agressif ? On sait que le scénario est construit autour d’une polarité : d’un côté, le quartier et la maison de M. Hulot (filmés dans le centre ancien de Saint-Maur-des-Fossés), représentation réduite de l’ancienne France avec ses gamins des rues et ses chiens errants, ses vieux bistrots, ses poubelles éventrées et ses maisons biscornues et pittoresques. De l’autre côté, la villa moderniste de M. et Mme Arpel (le beau-frère et la soeur de M. Hulot), quasiment vide de meubles et étincelante de blancheur, équipée de toutes sortes de gadgets électro-ménagers mais, par ailleurs, harmonieusement insérée dans un tissu pavillonnaire traditionnel.
Ces deux mondes apparemment antagonistes sont reliés l’un à l’autre par diverses passerelles : Un trou, percé à travers une vieille muraille à moitié démolie, offre à M. Hulot, à son neveu (le petit Gérard, fils des Epoux Arpel) ainsi qu’aux chiens errants une sorte de raccourci commode entre le quartier Hulot et le quartier Arpel ; Gérard, sitôt sort de l’école, rejoint la troupe des gamins et le chien de race des Arpel celle des corniauds sans maître ; M. Hulot ne cesse tout au long du film de circuler sur son solex d’une scène à l’autre et M. Arpel, du début à la fin du film, est lui aussi très mobile, à bord d’automobiles tout aussi encombrantes que rutilantes ; les ouvriers de l’usine ultra-mécanisée « Plastac » dirigée par M. Arpel, en fait de braves « mimiles » bien de chez nous parlant avec l’accent de Raymond Bussières, vont trinquer dans le bistrot du vieux village en compagnie de M. Hulot et de ses copains oisifs ou retraités ; quant aux chiens, ils sont partout, dans l’usine (pour en être chassés aussitôt, il est vrai), à la porte de la villa Arpel, sur la place et dans les rues du village. « C’est moderne, tout communique ! » ne cesse de dire Mme Arpel pour vanter les mérites de sa villa. Mais tout communique également dans la ville des Arpel et de M. Hulot, entre les divers quartiers et populations.
Nous retrouvons, entre la maison de M. Hulot et celle de M. et Mme Arpel, les mêmes oppositions apparentes et les mêmes analogies ou lieux de passage. Les oppositions sont évidentes : maison ancienne vs maison moderne, immeuble collectif/pavillon individuel, complexité des circulations et des agencements intérieurs résultant d’une succession de modifications ponctuelles survenues au fil des temps vs simplicité du plan intérieur et clarté des espaces grâce à l’unité de conception. Pour autant, par rapport à nos propres standards de vie et de confort, la villa Arpel est tout aussi fantaisiste et irrationnelle que la maison de M. Hulot et elle n’est pas beaucoup plus « moderne ».
Il faut tout d’abord se garder de trop la juger d’après son aspect extérieur. Les plans en ont été dessinés par le collaborateur de Jacques Tati, le peintre Jacques Lagrange. Celui-ci, lui-même fils d’architecte et formé aux Beaux-arts, s’est amusé à composer, comme il le dit lui-même, « un pot-pourri d’architecture … avec des revues d’architecture, des ciseaux et de la colle ». Le résultat fait donc penser aux villas de Mallet-Stevens et de le Corbusier, coûteuses « maisons d’architecte » construites dans les années 20. Et, à s’en tenir à cette apparence, on pourrait objecter qu’elle « représente des concepts esthétiques » qui, déjà en 1958, étaient « tout-à-fait démodés » et qu’elle « n’est pas du tout caractéristique du logement d’après-guerre à Paris et en banlieue ».
En fait, cela n’est pas tout-à-fait exact. La Villa Arpel n’a aucune prétention esthétique ni n’est présentée, dans le film, comme sortie de l’esprit inventif d’un architecte : « Tous les plans ont été dessinés à l’usine de mon mari » déclare Mme Arpel, soit dans une usine de fabrication de matière plastique. Tous les gadgets et appareils électriques, dont elle est généreusement dotée, ne sont pas non plus une conséquence de la Charte d’Athènes. Ils sortent tout bonnement du Salon des Arts ménagers. Ce même Salon des Arts ménagers qui était alors plus médiatisé que de nos jours, a proposé, tout au long des années 1950, aux foules ébahies divers modèles de maisons pré-fabriquées, soit « tout-électriques », soit entièrement en matière plastique et dotées, les unes et les autres, de « tous le confort moderne ». Comme la villa Arpel, ces maison idéales étaient normalement destinées à des « vrais gens » et elles auraient été, pour eux, fabriqués en usine. Rappelons qu’à l’époque les magazines « people » s’intéressaient aux questions les plus humbles d’électro-ménager et d’habitat : Paris-Match organisait des reportages photographiques sur les cuisines des vedettes de cinéma, Playboy concevait un « appartement parfait » qui enthousiasmait ses lecteurs autant que les playmates qu’il leur offrait habituellement et où, là aussi, « tout communiquait » ! On ne peut donc rattacher la Maison Arpel à un courant architectural esthétisant, qui aurait déjà été démodé en 1958. Elle trouve certes son origine dans des concepts hygiénistes et fonctionnels nés au début du XXe siècle mais elle correspond à une phase postérieure, dans laquelle nous vivons encore, et au cours de laquelle ces concepts se banalisent pour donner naissance à une architecture vernaculaire.
Entre le vernaculaire Arpel et le vernaculaire Hulot, n’y aurait-il donc que la différence de deux époques finalement assez proches l’une de l’autre et que moins d’un siècle sépare ? En tout cas, ils témoignent d’une même manière d’articuler le public et le privé. Autant, comme on l’a vu, les quartiers communiquent aisément entre eux, à travers rues et terrains vagues, autant les espaces domestiques, quels qu’ils soient, se calfeutrent et se protègent. Les cheminements par lesquels on accède de la rue au logement des Arpel et de Hulot sont aussi compliqués et tortueux chez l’un et chez l’autre. Les détours sinueux de l‘allée du jardin des Arpel, dès lors, en tout cas, que l’on parvient à franchir la barricade de leur portail, répondent aux mille détours et escaliers que doit emprunter M. Hulot pour accéder à sa porte d’entrée. Les caméras pénètrent peu chez les Arpel, pas du tout chez Hulot que l’on n’imagine guère « recevoir ». Mme Arpel s’y essaie, il est vrai, dans le seul but de susciter une rencontre entre ces deux âmes esseulées que sont son frère et sa voisine, mais avec un succès des plus mitigés.
La seule véritable convivialité du film est, comme chez Pagnol, une convivialité urbaine et villageoise, centrée autour de la place publique et de la terrasse de bistrot. Mais, à la différence de Pagnol, il s’agit d’une convivialité vide et comme racornie. Certes, les habitants de la ville ancienne ne cessent de bavarder et de discuter entre eux mais leurs propos – dépourvus d’importance car n’influant pas sur le déroulement de l’intrigue - ne nous sont pas restitués. Ce bavardage compulsif ne constitue d’ailleurs qu’un lien ténu et n‘aide en rien à la compréhension réciproque : M. Hulot, qui ne prononce pas, tout au long du film, une seule phrase intelligible, est continuellement victime, dès qu’il sort dans la rue, de malentendus et de quiproquos et l’un d’eux dégénère même en rixe. En revanche, aucun des propos de M. Arpel ne nous échappe, et avec raison. C’est qu’il obtient tout ce qu’il veut : l’embauche de M. Hulot puis, devant l’échec professionnel de ce dernier, son départ en province. Ainsi les lieux de parole et enjeux de pouvoir se déplacent-ils de l’agora vers un intérieur professionnel ou domestique aux portes closes et aux fenêtres en « verre dormant ». Les « coeurs de ville », que nous aurions hérités de l’urbanisme antique et que les maires actuels s’emploient sans grand succès à ressusciter, ne bruissaient déjà plus en 1958 que du radotage de quelques vieux piliers de bistrots, titubant entre les détritus.
Tous ces aspects de la vie sociale sont modernes ou du moins annoncent bien le futur proche. Moderne également l’obsession de Mme Arpel pour l’hygiène et la propreté, obsession qui s’explique par l’agencement intérieur de la maison (il est impossible, dans ces espaces béants et offerts à la vue, de rien dissimuler « dans un coin ») mais également par un clivage générationnel : la France d’avant les Trente glorieuses, celle de « Jour de Fête » et des années 30, était, ne l’oublions pas, une France sale. J. Tati, qui avait bien perçu ce clivage, s’était moins intéressé, lors de la confection du scénario, au style architectural de la Villa Arpel qu’au fait qu’elle serait « une usine magnifique de blancheur ». Moderne, enfin, le mode de vie de la famille Arpel : pourvue d’un seul enfant couvé et chouchouté, peu socialisée (les « amis » qu’elle invite sont des collègues de travail de M. Arpel, voire ses subordonnés directs), fixée le soir devant son poste de télévision. Le seul trait archaïque est l’absence d’activité professionnelle de Mme Arpel, ce qui la conduit, en raison de l’économie de temps que lui procurent ses appareils électro-ménagers, à déployer une énergie considérable sur des tâches minuscules. Cette modernité n’est nullement incompatible avec le bonheur domestique traditionnel et celui des Arpel, ridicule et touchant, n’a rien de méprisable.
Globalement, on peut donc dire que M. Arpel, dans la modernité sèche qu’il s’emploie à incarner, ne joue en rien dans Mon Oncle le rôle d’un repoussoir. Il est, dans le récit, un vainqueur toutes catégories : aimé de sa femme et réussissant bien dans son travail, il obtient le départ en province de M. Hulot, qui est son seul ennemi, et il regagne du même coup l’affection de son fils. Il reste également un vainqueur par delà le film. Son mode de vie s’est répandu dans la France des cadres et l’a emporté sur celui des rentiers immatures et inhibés à la M. Hulot : habitat individuel, famille nucléaire, enfants rares et sur-protégés, mécanisation, fort investissement sur la vie professionnelle au détriment d’une vie sociale appauvrie.
Pour autant, les petites villes de banlieue et les logements familiaux ont suivi une trajectoire bien différente de celle que leur prédisait Mon Oncle. Ce sont les célibataires ou les jeunes couples habitant dans des lofts qui souhaitent maintenant que « tout communique » dans leurs appartements, pas les mères de famille, soucieuses au contraire de ménager à chacun des espaces de vie autonomes. Quant aux vieux centres urbains, loin d’être démolis à la pioche, comme dans la première et les dernières images du film, ils sont soigneusement préservés et les municipalités, tout comme les promoteurs, sont pleins de tendres attentions pour eux. Réverbères chantournés et façades en pierre meulière se dressent désormais fièrement, au lieu de partir de guingois et de s’effondrer à demi, comme chez Tati. En revanche, les « barres » de Créteil, qui, en arrière-plan, évoquent l’image d’un avenir assuré et flambant neuf, suscitent une répulsion farouche qui ne semble pas s’être prête de s’étendre et ce sont elles, maintenant, qui sont promises à la démolition. En somme, nous vivons maintenant comme les Epoux Arpel, mais dans la maison de M. Hulot.
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