"L'être le plus immonde..." 4
Pour exprimer le dégoût que lui inspire Léautaud, Proust use d’un registre d’indignation morale qui rend sa réaction au mieux incompréhensible, au pire odieusement et hypocritement pharisienne. Comment en effet celui qui s’est plu à imaginer des créatures aussi subtilement abjectes que Jupien et Morel, qui a mis en scène des rituels érotiques aussi pervers, aussi putrides, que ceux qu’il fait suivre à Mlle Vinteuil et à son amante, peut-il se permettre de juger “infâme” ou “immonde” le récit tout simple d’une initiation et d’une déception amoureuse éprouvées à 19 ans par un petit jeune homme encore naïf, qui avoue sa peine sous le regard de son double plus âgé ?
Il faut, pour sortir de cette impasse, prendre le risque d’imposer à Proust, dans cette lettre énigmatique à un critique inconnu et qu’il n’adressa jamais, un biais interprétatif un peu lourd et qu’il ne sollicita ni n’explicita jamais, celui de la métaphysique chrétienne et plus particulièrement janséniste.
J’ai déjà employé ce qualificatif à son propos, alors pourtant que Proust crut plus qu’aucun écrivain aux vertus salvatrices des oeuvres et de l’effort et se fit de la grâce une conception si généreuse qu’il la voyait prête à surgir chez n’importe qui lisant attentivement ses livres. Mais si Proust pensait que l’éternité était promise à celui qui se donnait tout le mal nécessaire pour y atteindre, - car il lui suffit pour cela de savoir débusquer un Dieu feignant, par jeu, de se cacher, - s’il détaille tous les moyens dont dispose un individu pour y parvenir et tous les moyens que lui offre le monde à profusion pour y échouer et en éluder la tâche, il ne manifeste dans ses conseils, ses objurgations, dans cette version laïque de l’Imitation de N.S. Jésus Christ que constitue la Recherche, pas le moindre optimisme bienveillant, rassurant et rassuré. Jusqu’au bout, il reste angoissé par l’échec inévitable, l’échec à convaincre ses lecteurs, l’échec de ses lecteurs eux-mêmes à prendre au sérieux les objurgations qu’il leur adresse. Le ton reste inquiet et fiévreux, désespérément insistant, car ce lecteur, trop pris par l’illusion, ne comprendra jamais rien les voies de son destin, n’imitera jamais le Narrateur ni ne se sacrifiera en sa compagnie ni ne communiera avec le vrai Dieu. Malgré toute son apparente bonne volonté, son inclination à entendre deviser un charmeur aussi aimable et bavard que M. Marcel...
Car le Narrateur lui-même nous en persuade : Legrandin, contrairement à lui, ne guérira jamais de son snobisme et de sa naïveté ; le duc de Guermantes restera replié dans sa coquille d’égoïsme et de futilité, protégé qu’il est par une stupidité atavique. La duchesse de Guermantes ne fuira jamais avec personne au désert, ni avec Alceste, ni avec saint Jérôme, pas même avec Swann. Lequel mourra trop jeune, n’ayant rien fait, rien écrit. Et qu’en peut-il être des autres ? de Charlus, d'Albertine, de Mme Verdurin ...? Tous iront en enfer. tous sont également damnés, à l’instar des criminels et des monstres que l’oeuvre comporte également et dont les exploits nous sont froidement retracés par un Narrateur que rien ne scandalise et qui conserve dans ses conversations finales avec Jupien un ton d’amicale complicité.
Et, parmi ces êtres de noirceur, le jeune Léautaud serait-il donc le seul à susciter son ire ? Pour y comprendre quelque chose, appelons Pascal à notre rescousse !
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