"Cette chance suprême qui s'appelle l'Algérie" 4
Beaucoup plus encore que pour Benjamin Constant, le cas d’Anatole Prévost-Paradol amène à se poser cette question : à quoi cela sert-il d’être intelligent lorsqu’on se mêle de politique ?
Les étourderies ou les erreurs de jugement de Constant n’ont fait d’autre victime que lui-même. Il n’en a pas été de même pour Prévost-Paradol dont les idées sur l‘expansion coloniale de la France en Afrique ont été rapidement partagées par une grande partie de l’opinion et ont été suivies d’effet dans les décennies suivantes. Son décès prématuré ne lui a pas permis d’en tirer directement bénéfice. L’ouvrage de Paul Leroy Beaulieu, “De la colonisation”, entièrement consacré à ce sujet et émanant d’un “homme de science” (l’expression est de R. Girardet) à l'aube d'une brillante carrière, a eu davantage d’influence, sous la IIIe République, que les lignes conclusives d’un essai presque posthume, rédigé sous le Second Empire. Mais ce qu’il convient de prendre en considération, c’est, indépendamment de la destinée particulière de Prévost-Paradol et du renom de ses écrits, le succès qu’ont rencontré les idées qu’il défend. Il a droit à prendre une part à leur succès car ces idées, il les a développées avec un incontestable brio. Et, d’autre part, c’est bien lui qui en a eu la primeur et a eu l’intuition que la colonisation serait, selon sa propre expression, une “chance suprême” pour la politique française. Si l’on définit l’intelligence politique comme étant l’art de “prévoir la veille ce que tout le monde voudrait le lendemain” (P. Thureau-Dangin y voyait le “grand mérite” de Talleyrand), alors, Prévost-Paradol était bien doté de ce mérite et de cette intelligence.
Quelle est l’utilité en somme d’un essayiste politique ? Ou bien produire de l’idéologie, fournir à des responsables publics à court d’idées un corps de doctrine politique ; ou bien, au contraire, analyser, démonter, contester, avec plus ou moins de méthode et de rigueur, les idéologies et les doctrines existantes. Peuvent correspondre à cette seconde fonction aussi bien les grandes oeuvres analytiques de Montesquieu et de Tocqueville que les petits ouvrages d’histoire critique et de sciences sociales qui, publiées en grand nombre de nos jours, comportent dans leur titre ou leur sous-titre les mots “fabrique” et “fabrication”.
Prévost-Paradol a d’abord été, lui aussi, un opposant, un déconstructeur. Il a analysé, pour le démonter, le système politique mis en place par Napoléon III et a inventé et conçu pour lui le terme de “despotisme démocratique”. Puis il s’est lassé de cet exercice de conceptualisation factice par lequel, singeant d’illustres prédécesseurs, il rajoutait un terme inédit à la typologie des régimes politiques. D’autant plus que, sous couvert de se placer dans la continuité de Tocqueville, il se bornait à décrire en empruntant un biais hostile une situation politique particulière (l’Empire “autoritaire”) qui n’avait guère de chances de se reproduire un jour.
Mieux valait pour lui rejoindre le groupe des fournisseurs d’idéologie qui, depuis Platon et Hobbes jusqu’à Comte et Guizot, élaborent des synthèses positives, seules à même de marquer l’Histoire. A partir de 1865, l’envie d’agir par la parole et par l’écrit commença donc à furieusement démanger Prévost-Paradol.
A cette époque, si l'on doit parler de discours, de doctrine, de synthèse positive, d’idées-forces, de continuité, la politique coloniale de la France en manquait complètement. Même le raide Guizot fut conduit en 1838 à faire cet aveu d’incohérence : “La plupart de nos fautes, de nos malheurs en Afrique, on tenu à l'incertitude, à la fluctuation, aux vagues de nos intentions et de résolution ; nous cherchons, depuis 1830, la politique qui convient à l'Afrique, nous ne cherchons sans la trouver. Et ici, messieurs, je prends ma part de ce reproche…” (F. Guizot ; Histoire parlementaire de France, discours du 8 juin 1838 ; Michel Lévy, 1863, t. 3, p. 166-167). Ainsi que le résume Raoul Girardet : “Pas plus sous le Second Empire que durant la période de la monarchie constitutionnelle, l'expansion outre-mer ne s'inscrit dans le cadre d'une action globale, reposant sur des principes généraux solidement définis, menés avec cohérence, logique et continuité. Il s'agit, bien au contraire, d’initiatives multiples et dispersées, ne s'intégrant dans aucun système général de doctrine ou de pensée, répondant à des préoccupations momentanées, liées elles-mêmes aux modalités les plus diverses de la conjoncture extérieure et intérieure…" (R. Girardet : L’Idée coloniale en France, de 1871 à 1962 ; La Table ronde, 1972, empl. Kindle 219).
Une opportunité s'ouvrait ainsi à un homme de discours et d'intelligence ! Car de la doctrine, de la pensée, du système, des principes généraux, de la cohérence, de la logique, Prévost-Paradol était à même d'en fournir à volonté. On comparera, à cet égard, le ton à la fois tranchant et désinvolte de ses proclamations et objurgations pro-coloniales à la sagesse et à la prudence bourgeoise et parcimonieuse avec lesquelles le député Hippolyte Passy mettait en garde en 1838 contre toute aventure guerrière en Algérie : “M. Passy fut chargé du rapport sur les dépenses du ministère de la guerre, auquel ressortissaient les affaires algériennes. Après y avoir exposé que l'occupation coûtait au moins trente millions par an, et rapportait à peine quinze-cent-mille francs, il se demandait si l'on trouverait un jour l'équivalent de ces sacrifices ; on ne le pourrait qu'à deux conditions, ou la civilisation de la population indigène, ou la colonisation du territoire ; M. Passy déclarait l'une et l'autre impossible : “Nous avons mis fin à la piraterie, concluait-il ; il faut assurer la permanence de ce bienfait, mais ne pas se croire obligé à persister dans une conquête onéreuse.” (P. Thureau-Dangin : Histoire de la Monarchie de Juillet. ; Plon, 1885, t. 3, p. 483-484).
Précisons qu’Hippolyte Passy n’était pas une sorte de César Birotteau. C’était un économiste et surtout un homme politique d’une grande finesse. Mais ce n’est pas en faisant valoir les difficultés politiques et financières, à une époque donnée, d’une entreprise susceptible d’être glorieuse dans un futur relativement proche, ce n’est pas en s’opposant à elle, que, quarante ans plus tard, on s’attirera la gratitude de ses successeurs. Les braves députés louis-philippards, ventrus et bien raisonnables, avaient en 1838 préféré écouter les sages conseils de Passy plutôt que les exhortations guerrières du maréchal Clauzel (ancien général d’Empire, gouverneur de l’Algérie, il était en Afrique, comme l’en a qualifié Guizot, “le représentant de l’occupation universelle et guerrière”). Mal leur en a pris ! Ces mêmes députés ont été, en 1885, considérés par Paul Thureau-Dangin (qui lui-même n’avait pourtant rien d’un traîneur de sabre) comme des couards et des avaricieux : “La bourgeoisie parlementaire (...) était d'autant plus accessible aux arguments de M. Passy que sa nature la portait peu vers les vastes et hardis desseins, vers les spéculations politiques à longue échéance. Économe et prudente, elle avait les défauts de ses qualités : son économie devenait parfois de la mesquinerie, et sa prudence de la couardise ; elle avait la vue courte et le cœur étroit” (op. cit.).
De “vastes et hardis desseins”, des “spéculations politiques à longue échéance”, on sait à quel point Prévost-Paradol était capable d’en inventer et d'en imaginer. Mais je ne voudrais pas laisser, cette fois-ci, à ce phraseur le dernier mot. Il n’est pas dans le destin naturel et nécessaire de tout homme de plume, sachant manier les formules et pousser ses raisonnements aussi loin que ses idées et ses ambitions l’emportent, il n’est pas dans son destin naturel, dis-je, que, suivant ce penchant, d’entraîner ses contemporains vers des aventures sanglantes ou sans issue.
Guizot, pour prendre cet exemple, était doté des mêmes brillantes qualités que Prévost-Paradol. Il en fit un tout autre usage. Plutôt que de jeter à la face de ses auditeurs de “vastes et hardis desseins”, il s’efforça de draper d’éloquence, de dignité et même de noblesse une prudence bourgeoise qui sans cet apport en aurait singulièrement manqué. Cela n’empêchait pas l’argumentation rationnelle de se faire entendre par sa bouche, mais elle le faisait en attristant son public plutôt qu’en l’enthousiasmant, tant le fond de la vision de Guizot était au fond désabusé.
Lui non plus ne croyait pas à l’assimilation, mais, de manière clairvoyante, il ne croyait pas non plus que des Français pourraient, à la manière des Ottomans, pratiquer le multiculturalisme et laisser “isolées et tranquilles, chacune à sa place, dans ses lois et dans ses moeurs, les races qui habitent ce territoire /de l’Algérie/, les Arabes, les Kabyles, les Mores, et d'autres encore”. Car si “des Turcs, des musulmans ont pu faire cela”, “des Européens, des Français, ne le feront pas. Les maîtres orientaux se transportent dans un pays conquis ; ils s'y établissent, ils dominent, ils oppriment, mais ils laissent faire ; ils ne cherchent pas à s’assimiler les populations au milieu desquelles ils vivent. Le génie européen et tout autre. Il est actif, progressif, communicatif ; il n'est pas au pouvoir d'une population européenne, d'une population française, de s'établir ainsi au milieu de races différentes, et de ne pas travailler incessamment à améliorer sa situation, à étendre son empire ou son influence, à s’assimiler les tribus et les races qui l'environnent”. Ainsi, alors même qu’il saura l’assimilation impossible, le colonisateur français ne pourra s’empêcher de vouloir la mettre en oeuvre et, inévitablement et malgré lui, il courra à l’échec.
D’où cette conclusion que tire Guizot : “Que nous regardions le sol où les hommes qui l'habitent, un grand et fécond établissement territorial dans la régence d'Alger paraît impossible”. Et une exhortation finale, symétrique et inverse de celle de Prévost-Paradol : “Gardez-vous donc bien, messieurs, de tenter une si vaine entreprise (...). Défiez-vous bien de cette pente, car on vous y poussera toujours, on vous y poussera en Afrique, on vous y poussera en France. Il y aura toujours des intérêts particuliers, des passions qui vous presseront de vous enfoncer en Afrique, sans égard pour les vrais intérêts généraux du pays (...). Pour mon compte, messieurs, je suis las, je l'avoue, de voir la politique de mon pays donner si souvent raison assez paroles du chancelier Oxenstiern, qui disait à son fils partant pour aller parcourir l'Europe : “Partez, mon fils, et allez voir avec quelle petite dose de sagesse le monde est gouverné” (F. Guizot ; Histoire parlementaire de France, discours du 8 juin 1838; Michel Lévy, 1863, t. 3, pp. 180-183).
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