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"Cette chance suprême qui s'appelle l'Algérie" 2


Il faut, pour apprécier la portée véritable de la proclamation de Prévost-Paradol relative à l’Algérie, la prolonger au delà de la brève citation qu’en fit Paul Thureau-Dangin et préciser quel en fut le contexte immédiat.

Prévost-Paradol consacre à “L’Avenir” son dernier chapitre de La France nouvelle. Il y entreprend d’abord de situer la France dans l’équilibre des puissances en train de se dessiner alors dans le monde : réunification prochaine de l’Allemagne, déjà prévisible (la seul incertitude étant de savoir si elle se fera de manière pacifique ou guerrière), expansion mondiale du capitalisme marchand et de ce que Prévost-Paradol appelait “la race anglo-saxonne” (je m’étonne toujours que ce qualificatif continue d’être employé couramment, malgré ses connotations racistes et son imprécision : désigne-t-il les ressortissants du Commonwealth, les habitants du Royaume Uni, ceux des Etats-Unis ou les trois à la fois ou les deux derniers ou seulement l’un des trois ?), déploiement de l’impérialisme américain partout dans le monde, marginalisation concomitante de le France et même de l’Europe, destinée à être la Grèce de cette nouvelle Rome dominatrice que constituent les Etats-Unis.

La vision de Prévost-Paradol sur ce point est nette, lucide, comme elle l’est souvent.

De manière générale, ses écrits procurent un véritable plaisir de lecture tant le brio, le souffle en font claquer les voiles. Prévost-Paradol s’est obligé certes, par conscience professionnelle, par carriérisme également, à fréquenter les salons orléanistes. il y écouta respectueusement discourir les nombreux M. de Norpois qui y sévissaient. Mais dès que lui-même peut s’exprimer en toute liberté sur ce monde qu’il voit évoluer, son ton, par son ampleur, son éclat, se détache très vite et très loin des ronronnements diplomatico-mondains, confinés à la sphère européenne, qui dans ces milieux formaient un fond musical inchangé depuis 1815.


Prévost-Paradol, dans cet exposé géopolitique auquel il se livre, ne manque notamment pas de clairvoyance lorsqu’il souligne, au sortir de la Guerre de Sécession, la montée en puissance de l’impérialisme américain et qu’il prévoit la domination, non seulement économique mais culturelle et linguistique, que celui-ci ne manquera pas d’exercer sur l'Europe, l'Amérique latine et le Pacifique.

Mais précisons aussi, pour nuancer la justesse de cette vision, que Prévost-Paradol, dans son admiration pour “la race anglo-saxonne” et son mépris pour toutes les autres, imaginait pour l’Australie un avenir tout aussi brillant. C’est elle qui avait vocation, selon lui, en raison de “l’ascendant actuel de la race anglo-saxonne”, à dominer l’autre moitié du monde : “À vrai dire, la seule vue de la carte suffit pour nous raconter le magnifique avenir qui attend les nouveaux États de l'Australie. Non seulement la colonisation européenne du reste de l'Océanie sera leur oeuvre ; mais on peut prévoir, en outre, que la Chine, dont ils sont plus près qu'aucune nation civilisée, les reconnaîtra tôt ou tard pour maîtres (...). La Chine sera donc, selon toute probabilité, pour l'Australie, ce que l'Inde a été pour l'Angleterre, et si l'Angleterre s'éclipsait un jour, il n'est pas moins probable que son empire de l'Inde tomberait encore aux mains de l'Australie” (A. Prévost-Paradol : La France nouvelle, 1866 ; Garnier, 1981, p. 284).


Une fois rappelées les causes et prédits les effets de cette domination des nations extra-européennes, l’ouvrage pouvait se terminer sur une note morose, telle que celle-ci, par exemple, qui aujourd’hui résonne assez juste : “Quelle est, dans cet avenir, pacifique ou guerrier, la part de la France ? (...) Nous serons toujours la plus attrayante et la plus recherchée des sociétés de l'Europe, et nous brillerons encore de la plus vive lumière dans cet assemblage d’Etats vieillis, comme jadis Athènes parmi les cités de la Grèce déchue ; car l'Europe dans son ensemble sera dès lors assez analogue à la Grèce au temps de son affaiblissement, et, en supposant même que l'Allemagne pût dominer longtemps l'Europe, cette domination compterait alors aussi peu, en dehors du continent européen, que la domination de la Macédoine comptait peu en dehors de la Grèce, une fois que se fut levé à l'horizon l'astre imposant de Rome. Les lettres, l'esprit, la grâce, le plaisir habiteront donc encore parmi nous, mais la vie, la puissance et le solide éclat seront ailleurs. Notre langue, nos moeurs, nos arts, nos écrits seront toujours goûtés et notre histoire, restée familière à tous les hommes éclairés de ce nouveau monde, donnerait aux générations futures, comme l'histoire de la Grèce dans les écoles de Rome, des modèles littéraires à suivre et des exemples politiques à éviter" (op. cit, pp. 284-287).

. Mais Prévost-Paradol n’est pas Tocqueville dont il n'a pas la lucidité résignée ni le fond de tristesse. S’émouvant lui-même de sa propre description, laquelle lui place sous les yeux une France amoindrie, notre publiciste en vient inévitablement, pour ne pas désespérer son lecteur et ne pas se désespérer lui-même, à esquisser des voies et des remèdes. ll les voit vers l’Afrique et, alors, hardiment, il s’élance, il trace une politique à suivre :


“Si la population s'accroît si lentement sur notre territoire, et s'il n'y a plus à tenter la fondation de quelque lointain empire, toute chance nous est-elle enlevée de multiplier rapidement le nombre des Français, et de nous maintenir en quantité respectable sur la terre ?

Nous avons encore cette chance suprême, et cette chance s'appelle d'un nom qui devrait être plus populaire en France, l'Algérie (...).

Deux obstacles ont ralenti jusqu'à ce jour la colonisation française de l'Algérie : l'existence de la race arabe qu'il paraît également difficile de nous assimiler ou de détruire, et nos longues incertitudes sur les régimes qu'il convient d'adopter pour le gouvernement et l'administration de la colonie. Mais il n'est nullement impossible et il est urgent de résoudre ces deux problèmes ; il y a un chemin intermédiaire à prendre entre le procédé inhumain et impolitique qui consisterait à détruire ou à refouler de parti pris les Arabes et le procédé tout opposé qui consiste à sacrifier, par un respect exagéré des préjugés et de la faiblesse des Arabes, les intérêts légitimes des colons et le besoin si pressant de la France de jeter des racines profondes en Afrique. Il est temps de faire passer ce grand intérêt avant tous les autres, d'établir en Afrique des lois uniquement conçues en vue de l'extension de la colonisation française, et de laisser ensuite les Arabes se tirer, comme ils le pourront, à armes égales, de la bataille de la vie. L'Afrique ne doit pas être pour nous un comptoir comme l'Inde, ni seulement un camp et un champ d'exercice pour notre armée, encore moins un champ d'expérience pour nos philanthropes ; c'est une terre française qui doit être le plus tôt possible peuplée, possédée et cultivée par des Français, si nous voulons qu'elle puisse un jour peser de notre côté dans l’arrangement des affaires humaines. Car il n'y a que deux façon de concevoir la destinée future de la France : ou bien nous resterons ce que nous sommes, nous consumant sur place dans une agitation intermittente et impuissante, au milieu de la rapide transformation de tout ce qui nous entoure et nous tomberons dans une honteuse insignifiance, sur ce globe occupé par la postérité de nos anciens rivaux, parlant leur langue, dominé par leurs usages et rempli de leurs affaires (...) ; ou bien de 80 à 100 millions de Français, fortement établis sur les deux rives de la Méditerranée, au cœur de l'ancien continent, maintiendront à travers les temps, le nom, la langue et la légitime considération de la France.” (op. cit., pp. 288-289).


L’on ne peut réagir, placé face à un texte rédigé ne serait-ce que depuis plus de quinze ans, sans que l’on se fasse, malgré soi, le porte-voix de cette postérité qui a proféré et proférera tant de sottises. Il faut ainsi courir le risque d’être soi-même démenti ou relu avec ironie. Et se demander, là, précisément, écrivant en ce 3 juin 2019, quelle est, moralement, politiquement, intellectuellement, la valeur de ce texte de Prévost-Paradol.

Le ton hardiment assuré qu’emploie son auteur, les expressions péremptoires et naïvement orgueilleuses dont il parsème son développement en croyant ainsi l’affermir ("Prenez donc la carte de notre globe, étudiez-la dans son ensemble avec une attention intelligente, observez les changements opérés depuis le commencement de ce siècle dans la distribution de la race humaine sur ce vaste espace... il est peu probable que… il n’est pas moins certain que… il est contraire à la raison de penser que… pourra-t-on éviter de confesser que… nous pouvons devancer par l’imagination ce nouveau cours des choses..."), le fait même qu’il envisage un avenir relativement lointain, donnent barre sur lui.

A cet égard, il faut accorder en faveur de Prévost-Paradol qu’il ne fut ni le premier ni le dernier à travestir sous les apparences de l’évidence et de la vérité manifeste ce qui relevait de l’hypothèse aventurée et de l'affirmation de principe. L’autre défenseur et propagateur de l’idée coloniale que fut à la même époque le très docte économiste Paul Leroy-Beaulieu ne s’exprimait pas autrement : “Il est des faits trop évidents aux yeux de tout homme de sens pour qu'il soit nécessaire de les formuler dans de résonantes périodes. La colonisation est la force expansive d'un peuple, c'est sa puissance de reproduction, c'est sa dilatation et sa multiplication à travers les espaces ; c'est la soumission de l'univers ou d'une vaste partie à sa langue, à ses moeurs, à ses idées. Un peuple qui colonise c'est un peuple qui jette les assises de sa grandeur dans l'avenir et de sa suprématie future” (P. Leroy-Beaulieu : De la colonisation chez les peuples modernes, 1874, cité in : R. Girardet : L’Idée coloniale en France, de 1871 à 1962 ; La Table ronde, 1972, empl. Kindle 601). Chez l’un comme chez l’autre, la croyance en l’avenir et en la force de l’idée coloniale est d’abord assimilée à un fait dont la constatation relève du bon-sens. Ce fait est présenté comme évident au point que, pour l‘établir, il n’est pas nécessaire d’avancer le moindre argument. Adopter un ton déclamatoire en de "résonantes périodes" suffit ensuite pour emporter la conviction du lecteur.

Concernant plus précisément le texte de Prévost-Paradol, il n’y a pas lieu, devant son ambition parfaitement revendiquée, ni devant les immenses conséquences des mesures de conquête et de colonisation qui y sont préconisées, d’atténuer sa portée par la prise en compte de la conjoncture politique de sa publication (maintenir “l’honneur du nom français” après Sadowa et l’annexion du Schleswig). Il n’y a pas davantage lieu de mettre en avant le statut de simple journaliste d’un auteur qui, dépourvu de tout pouvoir de décision, se serait borné à analyser une situation et à avancer des idées.


Donc allons-y ! Ne ménageons pas les critiques ! Prévost-Paradol, dont on dit qu’il s’est donné la mort pour n'avoir pas supporté le ridicule de la bourde politique qu’il venait de commettre (après 19 ans d’opposition, se rallier au gouvernement de l’Empire l’année même où il s’effondre) était d’ailleurs le dernier à se ménager lui-même.

Je dirai donc que rien, à mon sens, ne peut atténuer la légèreté ni le caractère irresponsable du texte dont je viens de donner un extrait. Ni le fait qu’encore au milieu du dernier siècle il ait paru être confirmé par les événements postérieurs, ni l’anachronisme qu’il y a sans aucun doute à considérer les bienfaits ou les méfaits de la colonisation du XIXe siècle avec notre regard de 2019. Pour parler bref, ce texte est insauvable quant au fond, de quelque manière qu’on l’aborde, et il l’est d’autant plus que la forme en est brillante. Une grande partie de mes contemporains réagiront sans doute comme moi. Il s’en faut pourtant que, jusqu'à une époque récente, cette opinion ait été partagée. Paul Thureau-Dangin n’est pas le seul à avoir trouvé admirable cette anticipation de la politique coloniale de Jules Ferry, ou du moins à ne pas en avoir été ému ni désagréablement frappé (à suivre).



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