"L'être le plus immonde..." 3
J’ai avancé comme hypothèse explicative au dégoût exprimé par Proust devant Amours de Léautaud les différences qu’il a pu saisir immédiatement entre, d’une part, l’intensité passionnelle du rapport que lui-même entretenait avec le monde, le mal, le malheur, la finitude et, d’autre part, le haussement d’épaules, le désintérêt que ces mêmes drames de la condition humaine suscitent chez Léautaud (post du 10 mai 2019). Cette réaction n'en demeure pas moins étonnante.
Paul Léautaud fait dans ce mince ouvrage qu'est Amours le récit d’une progressive désillusion amoureuse ; il en reconstitue minutieusement les étapes. L’on devine, sous la relative froideur du ton, la naïveté d’un petit jeune homme vierge et sentimental, mais aussi la rapidité, la simplicité, avec laquelle cet apprenti-satiriste se résigne aux compromis de la vie réelle, aux petites trahisons de la jeune fille qu’il aime, à l’impossibilité de vivre une grande passion lorsqu’on est soi-même englué dans les difficultés matérielles d’une existence médiocre. Qu’attendre des parents de sa petite amie, ces petits bourgeois de Courbevoie chez qui l’on cuit sa soupe en fermant les yeux sur la manière dont la fille de la maison se procure ses trois sous, dont le fils passe ses soirées ? Sans compter sa propre famille, désunie, si peu reluisante : “Une mère un peu catin, n'est-ce pas, qui m'a laissé tranquille dès ma naissance. Et puis un père qui était un brillant cascadeur plein de succès de femmes et qui ne s’occupait pas de moi. Enfin ces gens qui m'ont laissé faire ma vie moi-même, je trouve que c'est quelque chose (....). Songez que depuis l'âge de 15 ans et demi, je mène, matériellement et moralement, ma vie moi-même, MOI-MÊME” (P. Léautaud : Entretiens avec Robert Mallet ; Gallimard, 1951, p. 155).
Dans ces conditions, dans ce milieu, quelque rêverie que le jeune Léautaud (qui a 17 ans et des lectures) puisse avoir en tête, ce à quoi il peut s’adonner en matière de frasques et d’élans, il aura beau faire, “c’est pas Valmy, c’est pas Werther”. Roman d’apprentissage et non d’initiation, où rien ne tombe jamais bien bas parce que rien n‘était jamais bien haut au départ, Amours n’exprime ni rage célinienne ni culpabilité rousseauiste, que de l'exactitude résignée et grise. Aucune touche de couleur, pas d'indignation ni non plus de gaîté picaresque : ces écarts sont interdits, il faut être exact avant tout, et tant pis si le résultat n’est pas bien brillant, s’il y a plutôt là de quoi se jeter à l’eau :
“Je m'amuse quelquefois à regarder ce qu’aura été ma vie. Mon enfance ? Tout ce que devait être la suite, en plus petit. La littérature ? Une suite de victoires considérables sur moi-même, tant j’ai toujours manqué d'illusions sur moi-même, d'ambitions, d’idéal quelconque.
Mon intérieur ? Je suis chez moi dans mes pièces presque vides comme un homme qui vient d'emménager le matin.
Mes amours ? J'aurais aimé la beauté, la légèreté, l'élégance, l'aventure : je n'ai eu qu'une sorte de pot-au-feu illégitime. L'argent ? J'ai toujours dû travailler. Je travaille encore pour gagner ma vie, passant mes journées entières entre les quatre murs d'un bureau. Les plaisirs de la table, les bons plats, les bons vins, avec de gais convives, tout ce qu'on dit qui épanouit bien tout l’être ? Je bois de l'eau, je mange je ne sais quelles choses sur un coin de table, comme une corvée à accomplir. Les amis ? Je ne sais trop… (...). Le vrai est (...) que le monde entier pourrait disparaître sans que j'en sois affecté. Je vois avec plaisir celui-ci, celui-là, mais je ne les verrais pas, ce serait aussi bien. Ce que j'aime, ce qui me plaît, ce que j'aurais désiré, ce que je regrette, ce que j'ai envie, ce qui me passionne, je crois bien que je peux à tout cela répondre : néant" (P. Léautaud : Journal littéraire, 1928-1940 ; Mercure de France, 1986, p. 636).
Le Petit Ami et In Memoriam relataient des événements graves, - mort du père, absence d’amour de la mère, - et le ton indifférent avec lequel ils étaient relatés ont pu choquer le public, pourtant endurci, du Mercure de France. Robert Mallet a pu parler de “cynisme”. En même temps, le ton était neuf et ces deux ouvrages ont été remarqués, Léautaud devenant même “goncourable. Aucun contraste de cette force dans Amours, tant ce qui y est narré est en son fond insignifiant. Dès lors, le ton neutre qu’emploie le narrateur n’encourt que peu le reproche d’affectation, il est au contraire approprié, il l’est même un peu trop, le tout paraît plat. On ne peut y reprocher à Léautaud de se donner à bon compte, comme il le fait habituellement, les apparences du détachement et du cynisme. C’est plutôt que son récit, cette fois-ci, manque d’entrain et que son auteur paraît s’y ennuyer.
Aucun cynisme, notamment, lorsque l’aventure commence. C’est plutôt du lyrisme à la François Coppée avec ses évocations attendries du monde des humbles, le sentiment amoureux qui se glisse, tout joyeux, entre le potage et les radis-beurre : “Les visiteurs partis, on dînait, tout à fait en famille, moi admirablement placé entre les deux demoiselles de la maison, la petite et la grande, et l’on restait ensuite à bavarder jusque vers onze heures. Qu'est-ce que je pouvais bien dire et raconter, pour ma part ? Le diable si je m'en souviens ! Je me laissais adorer, voilà tout.
Premiers moments de l'amour, qui laissent en nous des traces si profondes ! Je cherche à retrouver comment débutèrent mes amours avec Jeanne Ambert, et c'est remarquable comme je ne trouve rien. Elle durent commencer deux ou trois mois après mon entrée dans la maison, peut-être moins. Quand il s'agit de tels bonheurs, on s’exagère facilement le temps" (P. Léautaud : Amours, 1906 ; coll. L’Imaginaire, Gallimard, 1999, p. 27).
Aucun cynisme non plus lorsque l’aventure se termine, et, là, le texte est beau, l’émotion n’est plus guère contenue :
“J'ai conservé de Jeanne et de toute cette époque bien des petits souvenirs (...). Tout le monde a de ces trésors, d'ailleurs. On les met dans un placard et l'on n'y pense plus. Quand on déménage on les retrouve, en faisant ses paquets. “Il faudra que je fiche cela au feu !” se dit-on en pensant à sa nouvelle installation. Mais alors on est pressé, éreinté, et tout reprend sa place dans un nouveau placard. Cela dure souvent toute la vie. Heureux encore si l'on ne se mêle pas comme moi de raconter ses amours, car, alors, plus moyen de se débarrasser de ces reliques : elles font partie du manuscrit original. J'ai aussi quelques lettres d'elle, celle qu’elle m'écrivit au Val-de-Grâce, au sujet de ses visites, ou pour m'envoyer de l'argent, puis à Courbevoie, quand je suis rentré chez mon père, pour me dire qu'elle était libre et que j’accoure vite ! puis l'avant-dernière, quand vint son départ avec Clozel et l'impossibilité de continuer à nous voir, et qu'elle m'écrivit pour m'en informer, et me dire adieu, et d'être heureux, et de tâcher d'oublier. Je viens de le relire, cette lettre. Une note au crayon, écrite de ma main, indique que je l'ai reçue le 7 juin 1892, à neuf heures du soir, et je me revois en effet, venant au devant du facteur, dans la grande allée de notre jardin, et ouvrant tout de suite la lettre. Comme j'ai dû souffrir, en la lisant, et rentrer vite dans ma chambre, pour pleurer tout à mon aise. Il me semble même que j'en souffre encore, rien qu'à me souvenir, et si je ne me cramponnais... Ah ! ce n'est donc pas une blague, qu'on reste toujours sensible à ces choses, et que notre vieux cœur leur garde toujours un coin, et le bon ? Je me moque pourtant pas mal de toute cette histoire, et même de la part de ma jeunesse qu'elle représente. J'ai toujours vécu en avant, et malgré ma manie d'écrire des souvenirs, je suis de même encore aujourd'hui. Peut-être est-ce seulement l'idée des jours déjà amassés derrière moi, où ce goût secret pour la tristesse que je n'ai jamais pu perdre ?" (P. Léautaud : Amours, 1906 ; coll. L’Imaginaire, Gallimard, 1999, p. 103-105).
D’où la question qui revient, toujours pas résolue : comment Proust qui, devant l’Eternel, comparaîtra avec pour viatique ses soirées chez Jupien, qui s’y fera rappeller ses frémissements sadiques devant des rats s’entretuant (car les magistrats du Jugement dernier auront pris la précaution de lire la biographie de Painter), qui devra se justifier également d‘avoir créé des personnages hideux (la demoiselle Vinteuil, le violoniste Morel), comment un tel chroniqueur du Mal, devant un récit tel qu”Amours”, - peut-être plat à force de scrupules réalistes mais vraiment pas méchant, parfois même niais -, comment peut-il y trouver prétexte à tant d’indignation morale ? (à suivre)
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