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"L'être le plus immonde..." 5


“L'immortalité de l'âme est une chose qui nous importe si fort, qui nous touche si profondément, qu'il faut avoir perdu tout sentiment pour être dans l'indifférence de savoir ce qui en est (...) Je ne puis avoir que de la compassion pour ceux qui gémissent sincèrement dans ce doute, qui le regardent comme le dernier des malheurs, et qui, n'épargnant rien pour en sortir, font de cette recherche leur principale et leur plus sérieuse occupation (...). Mais pour ceux qui passent leur vie sans penser à cette dernière fin de la vie (...), je les considère d'une manière toute différente. Cette négligence en une affaire où il s'agit d’eux-mêmes, de leur éternité, de leur tout, m’irrite plus qu'elle ne m'attendrit ; elle m'étonne et m'épouvante : c'est un monstre pour moi (...). Celui qui doute et qui ne recherche pas est tout ensemble et bien malheureux et bien injuste. Que s'il est avec cela tranquille et satisfait, qu'il en fasse profession, et enfin qu'il en fasse le sujet de sa joie et de sa vanité, je n'ai point de termes pour qualifier une si extravagante créature” (B. Pascal : Pensées ; Garnier-Flammarion, 1973, p. 38-39).

Paul Léautaud, en ces premières années du XIXe siècle, n’a pas commis le cinquième des turpitudes que Proust prête à se personnages. Aucune infâmie morale ne peut lui être reprochée, pas même celle d‘avoir regardé mourir son père sans en ressentir d’émotion particulière et d’en avoir fait le récit minutieux et froid : le Narrateur a, lui aussi, décrit avec un relatif détachement la mort de sa grand-mère. Léautaud n’en reste pas moins, aux yeux de Proust, “une extravagante créature”. Non seulement l’indifférence à l’égard de sa propre éternité, que ce soit celle de son âme ou de son oeuvre, le caractérise mais aussi celle de son "tout". Plus encore que d’indifférence, il s’agit d’incompréhension radicale. Car, pour être indifférent au vide ou à l’infini que l’on cotoie, encore faut-il être conscient de cet autre que soi que constitue le goufre. Or Léautaud, qui dit être dépourvu d’imagination, affecte de ne rien voir. De sa vie, il ne verra rien de ce dont se soucient tant les autres et ne s’effraiera donc pas. C’est moins du courage que de la cécité.

Dans Amours, il est d’emblée résigné à ne rien recevoir de plus de sa première maîtresse, Jeanne Ambert, que ce qu’elle a été consciemment disposée à lui laisser pendant le bref laps de temps qu’a duré leur “collage”. Des limites de ce réceptacle temporel, où s’est déposé ce peu de souvenirs à quoi leur amour se résume, aucune exigence folle n’a jamais pu se loger, aucun souvenir obsédant n’en débordera : “Je me moque (...) pas mal de toute cette histoire, et même de la part de jeunesse qu'elle représente. J'ai toujours vécu en avant, et malgré ma manie d'écrire des souvenirs, je suis le même encore aujourd'hui…” (P. Léautaud : Amours, 1906 ; coll. l’Imaginaire, 1999, p. 105). Ces “vases clos”, qui pour Proust sont “remplis de parfums, de sons, de projets et de climats” (M. Proust : Le Temps retrouvé ; Le Livre de poche, 1967, p. 247) ne renferment chez Léautaud que de la poussière et des débris, brindilles, fleurs fanées, vieilles photos où l’on en reconnaît plus personne et qui n’eurent de valeur que pour le mort qui en son temps et pour lui seul les recueillit.


Léautaud ne se douta pas d’avoir été lu par Proust et aussitôt détesté. Lui-même, qui lisait peu, n’apprit l’existence de Proust qu’après la mort de ce dernier, graĉe au numéro spécial que fit paraître à cette occasion la NRF. Il se trouve que cette lecture le passionna. Alors, pendant plusieurs jours, il dévore les articles consacrés à Proust et à la Recherche, s’en excite et s’en émerveille, ravi de la découverte qu’il vient de faire.

Le 8 janvier 1923, il prend tout juste connaissance du numéro : “Reçu ce matin le numéro de la Nouvelle Revue française consacré dans son entier à Marcel Proust. J'en ai lu la moitié ce soir, au lieu de travailler à ma chronique. Hélas ! et Dieu sait si je suis déjà en retard sur ce point. C'est un très beau numéro et fort intéressant. On a là presque toute l'histoire de Proust, toute l'histoire de l'écrivain. C'est très attachant. Je ne fais qu'y penser. Rien n'est passionnant, à mon avis, comme ces explications d'un mécanisme littéraire, de la formation d'un esprit d'écrivain” (P. Léautaud, Journal littéraire 1893-1928 ; Mercure de France, 1986, p. 1272-1273).

Le 10 janvier, il poursuit sa lecture : “Je continue à lire le numéro de la Nouvelle Revue française sur Proust. C'est un grand intérêt et très suggestif en réflexions. J'oublie mon travail personnel, uniquement occupé de ces réflexions...”. (op. cit., p. 1273). L’excitation intellectuelle est constamment présente : “Je crois qu'un des grands mérites de Proust, c'est qu'il doit exciter à écrire. Il n'y a que les vrais écrivains et d'une certaine valeur qui donnent cette excitation. Il faut que je note aussi ceci, qui a sa curiosité, au moins pour moi. Je suis extrêmement pris par cette lecture. Je n'ai d'ailleurs pas encore lu tous les numéros. Malgré mon travail en retard, j'ai plus de plaisir, l'esprit excité par ma lecture, à écrire ces notes que la chronique que j'ai à faire. Je sens aussi par instant combien de choses doivent baisser d'intérêt à côté de l'œuvre de Proust…”

Les terme “excité” et "excitation" reviennent plusieurs fois de suite et Léautaud se décrit ainsi : “...l'esprit occupé, excité, pendant toute la journée, par ma lecture et concentré sur elle, - écrivant le soir, avec plaisir, ces notes sur cette lecture” (op. cit, p. 1275-1276). “Il me semble que ce doit être vrai que les livres de Proust doivent vivement exciter l'intelligence (...)”, dit-il encore (op. cit., p. 1278).

L’excitation ressentie par Léautaud est d’ailleurs contagieuse et en lisant les lignes qui suivent, il semble que l’on partage, dans ses moindres soubresauts, l’insomnie solitaire de ce petit homme replié dans ses châles et dans ses draps, griffonnant à toute allure et, sans envie malsaine, comparant sa vie étroite à celle de Proust : “Je ne lui envie pas précisément sa fortune, mais son loisir, la liberté de vivre à sa guise, la possibilité qu'il a eu de s'isoler, de vivre dans le silence. J'envie aussi à Proust la société dans laquelle il a vécu et qu'il a observée. Je ne l'aurais pas peinte comme lui, mais quel plaisir j'aurais eu à la peindre. J'ai toujours rêvé cela : sortir beaucoup, beaucoup apprendre, entendre, et même surprendre d'histoire, de potins, d'aventure et les raconter. La pauvreté, donc la nécessité de gagner ma vie, donc le manque de liberté, m'a empêché cela, mon temps libre étant donné à mon travail. Je lui envie encore ses relations féminines, non pour l'amour, non pour les sens, mais pour ce que j'appellerai la féminité. Car avoir une maîtresse et jouir de la féminité sont deux choses qui peuvent très bien ne pas se trouver ensemble…” (op. cit., p. 1278) .

Paul Léautaud exprime, en fin de lecture, son exultante satisfaction : “C'est une rencontre que je ne cesse de déclarer rare et de célébrer” (op. cit., p. 1276). Mais il ne perd pas pour autant toute lucidité et il note bien le point de désaccord, d’une manière non pas agressive et fulminante comme Proust, mais calme, concise, pénétrante et il le fait à la faveur d’une comparaison avec Saint-Simon qu’il goûtait d'ailleurs tout autant que Proust : “Chez Saint-Simon, il n'y a comme matière que la réalité, sans la métaphysique sentimentale, idéologique ou artistique qu'il y a chez Proust. J'avoue qu'elle me rebute rien que dans les extraits qui sont dans ce numéro” (op. cit., p. 1275).


Oui, c’est l’élément métaphysique qui sépare Proust et Léautaud, comme c’est lui qui sépare Pascal des “extravagantes créatures” qui vivent dans le doute sans s’en soucier, sans s’en émouvoir et même en s’en vantant. Leurs réactions les uns vis à vis des autres sont asymétriques : les esprits métaphysiques (Proust, Pascal) ressentent horreur et dégoût à l’égard de ceux qui ne le sont pas ; lesquels, de leur côté, ne comprennent pas toujours mais ne se gendarment pas et gardent en tout cas un certain calme amusé (Voltaire), voire de l’intérêt (Léautaud).

Lorsqu’il est en colère, Proust le manifeste par des gestes plus que par des paroles : il jette ses pantoufles au visage d’Emmanuel Berl comme, dans Le Côté de Guermantes ; le Narrateur piétine et met en pièces le beau chapeau haut de forme "huit reflets" du baron de Charlus. Proust n’est pas un polémiste. Il n’écrira pas les Provinciales, préférant la célébration au sarcasme. En quoi il cesse d’être janséniste car il n’est pas sec. Mais comment pourrait-il comprendre un chat maigre, pour qui l’on dépose, dans son écuelle, de “célestes nourritures”, et qui, au lieu de s’en repaître, les renifle d’un air dégoûté et y projette du sable car elles le "rebutent" ?


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