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Paul Léautaud vu par Marcel Proust : "L'être le plus immonde" 2


La réaction de répulsion violente qu’a suscité chez Proust la lecture d’Amours de Léautaud reste intrigante alors même que l’on connaît les différences de style et de sensibilité entre les deux hommes.

Le point de départ semble disproportionné. Dans Amours, Léautaud s'est borné à conter ses toutes premières amours et son départ d’avec sa famille, alors qu’il avait 17-18 ans. Ce mince recueil, paru en feuilleton dans le Mercure de France en octobre et novembre 1906, fut écrit et publié avec pour idée de le fusionner avec In Memoriam, paru l’année précédente. Le volume ainsi rassemblé (et qui aurait eu pour titre Le Passé indéfini) aurait alors été assez consistant pour être présenté au jury du prix Goncourt pour l’année 1907. Mais Léautaud, lassé de l’insistance mise par ses confrères et éditeurs du Mercure de France à faire aboutir cette opération, avait hâte d’être “débarrassé de tout ce fouillis d’histoires de femmes pour se mettre à autre chose” (P. Léautaud : Journal littéraire 1893-1928 ; Mercure de France, p. 305). Il finit par s’en désintéresser complètement, ne faisant rien pour mettre bout à bout, dans un faux "roman", deux ouvrages déjà achevés dont l'un était nettement plus faible que l'autre. Amours, en effet, innovait peu sur le plan de l'écriture (dès Le Petit Ami, Léautaud avait de toute façon trouvé son ton, alliage d'émotion et de raillerie). Surtout son contenu - de grises amourettes - paraissait bien pauvre et anodin au regard des graves désordres familiaux dont Le Petit Ami et In Memoriam avaient révélé l'existence. Et Léautaud, qui se savait dépourvu de toute imagination romanesque, acquit le sentiment qu'après ces deux ouvrages, il n'avait plus rien à dire qui pût prendre la forme d'un récit.

1907, année du renoncement à concourir pour ce que le Léautaud appelle le "P.G." fut à cet égard un tournant dans son existence. Il se convainquit, contre l'avis des notables du Mercure (Rémy de Gourmont, Alfred Vallette, Guy Dumur...), que Amours, dont dès le départ il avait perçu le ratage, ne valait pas qu'il lui sacrifiât la conception assez élevée qu'il se faisait d'un ouvrage littéraire de qualité : "1er octobre 1906. - Le premier morceau d'Amours dans le Mercure a paru. Dieu de Dieu que c'est long, pesant, gris, assommant et mal écrit ! Je ne suis pas flaubertiste, mais écrire mal à ce point-là, c'est un peu trop tout de même. Encore une belle expérience. J'ai voulu trop en mettre, n’omettre aucun détail, parler de mille choses hors du sujet. J'ai obtenu quelque chose comme un fait divers. Toujours le résultat aussi, de ce qu'on écrit sans plaisir, avec la hâte d'en avoir fini" (op.cit.) - "12 septembre 1907. - Les éloges, les compliments, cela ne tient pas à côté de mon opinion et de mon contentement personnels. J'ai écrit Amours pressé, comme un chanteur qui entonnerait un morceau sans être dans le ton. Je veux être dans mon ton" (op. cit. p. 400).

Laissé ainsi en plan, Amours fut assez vite oublié. Les épisodes publiés dans la revue du Mercure de France y restèrent à sommeiller et ce n’est qu’en 1939 que les trois épisodes parus en 1906 furent réunis en un volume. On y conserva les caviardages d’origine, laissés apparents par des points de suspension. Léautaud ne s’était pas préoccupé de sauvegarder les polissonneries ainsi camouflées. Il est vrai que comme il le fait remarquer lui-même : "On m'a laissé en blanc, avec des lignes de points, les passages un peu trop vifs, ce qui les rend plus vifs encore, tant on se demande ce qu'il pouvait bien y avoir là" (P. Léautaud, op. cit., p. 303).


Amours ne passa toutefois pas inaperçu d’un lecteur de choix, soit du “plus grand écrivain français du XXe siècle” en personne. Personne n’en sut rien au Mercure de France ni ailleurs, d’autant que personne non plus n’y connaissait Proust. La lettre dont le post du 10 mai 2019 reproduit un extrait ne fut jamais envoyée et elle n’a fait que récemment l’objet d’une publication. Léautaud n’en eut jamais connaissance. Aucun dialogue ne pouvait du reste s’établir entre un lecteur qui clame, tout seul dans sa chambre, sa détestation sans en préciser les motifs et sans communiquer son opinion à personne, et un auteur qui rapidement laisse s’ensevelir dans l’oubli une oeuvre qu’il prend en “horreur” et sur laquelle il clôt pour longtemps sa carrière d’écrivain. Je ne sais même pas si cette lettre de Proust, depuis sa publication en 2004, a été commentée ou signalée.


Il nous faut ainsi, pour essayer de comprendre quelque chose à cette affaire, trouver l’inconnue x d’une équation ax = b, dans laquelle a est la version 1906 de Marcel Proust prenant connaissance dans le Mercure de France du texte d’un jeune auteur et b, la lettre d’indignation qu’il rédige aussitôt mais sans l’envoyer au sujet de cet auteur et qui est destinée à un critique dont il omet d’indiquer le nom. La question étant de savoir ce qui a bien pu, dans le texte de Léautaud, provoquer tant de hargne vengeresse de la part de Proust.


Il se trouve que Proust ne fut pas le seul lecteur à réagir ainsi à chaud et, là, nous connaissons la réponse que lui fit Léautaud :


“7 novembre 1906. - Été au Mercure. Vallette /le directeur du Mercure/ me lit une lettre d'un abonné, qui, en renouvelant son abonnement, et en faisant des compliments au Mercure, s'étonne qu'on ait publié “cette ordure cynique, sans intérêt, et qui n'a même pas le mérite d'être bien écrite, qui a paru sous le titre Amours.” Attrape, Léautaud ! et comme je l'ai dit à Vallette, pour le mal écrit, il n'a pas tort, cet estimable abonné (...).

Au fond tout cela m'est égal. Ce qui a paru dans Le Mercure, presque en bloc, me déplaît à moi-même. N'empêche que de belles œuvres ont subi, et peuvent encore subir le même sort, le même jugement, d'être considérées par le lecteur comme une denrée qui plaît à l’un, qui déplaît à l'autre. Celui-ci se plaint, tout comme un client qui écrirait à son marchand de vin : “La pièce que vous m'avez envoyée était mauvaise. Si vous continuez, je me fournirais ailleurs.” C'est peut-être vrai qu'il n'y a de vrais lecteurs que chez les écrivains. Les autres, le public, cerveau moutonnier, que la moindre nouveauté, la moindre hardiesse dérange, trouble, apeure. Ce qu'il leur faut, ce sont les éternels mêmes histoires, le même livre qui leur revient, avec un tout petit changement dans l'arrangement, l'affabulation, mais rien de plus. Là, ils jubilent, ils sont en sentiment de connaissance, ils ont déjà vu, lu, connu cela, c'est le livre de tout repos” (op. cit., p. 317-318).


Léautaud, comme on le voit par sa réponse en forme de contre-attaque, est encore jeune. Il sait manifester une susceptibilité d’auteur, être piqué par les critiques, y réagir vivement. Plus tard, son cuir s’épaissira et, même dans son Journal, taiera ses déceptions ou ses aigreurs. Il est en tout cas amusant que dans l’ignorance de ce que Proust écrivait sur lui au même moment, Léautaud en ait appelé au jugement des écrivains. En appeler au seul jugement de la postérité aurait été de sa part plus prudent, mais il est vrai qu’il se moquait de la postérité : "Je me fiche pas mal de la postérité (...). Ce soucie de la postérité est une niaiserie. Ne compte que ce dont on peut jouir ou souffrir. Que peut bien nous faire ce qu'on dira de nous quand nous n’y serons plus ? Que peut faire aux cendres de Racine d'être le premier tragique français... pour ceux qu’il intéresse ? (P. Léautaud, Lettre à Maurice Martin du Gard, 19 juin 1941 ; Correspondance, Ed. 10-18, 2001, p. 898-899).

Il est également amusant que la réaction de Proust, semblable par son ton et une bonne partie de son contenu, à celle de “l’estimable abonné” du Mercure (peut-être s’agissait-il de lui-même ?) soit imputée par Léautaud au caractère moutonnier de la masse des lecteurs, à leur refus béotien des innovations littéraires, à leur goût exclusif pour “le livre de toute repos”. Pas sûr que Proust se serait reconnu dans ce portrait ! (à suivre)


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