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"Cette chance suprême qui s'appelle l'Algérie" 3


J’ai qualifié du néologisme “insauvable” la péroraison colonialiste par laquelle Anatole Prévost-Paradol termine son essai de La France nouvelle. Il me semble que cette opinion serait celle de l’écrasante majorité de mes contemporains s’ils étaient confrontés à ce texte, qu’ils soient de France ou d’Algérie. C’est que la colonisation de ce dernier pays paraît aujourd’hui une bourde immense, si ce n’est un crime contre l’humanité et une intarissable source de repentance. Il se peut que dans un siècle les historiens tracent de cette relativement brève période un tableau plus indulgent ou plus nuancé que de de nos jours. Il n’en reste pas moins que ses acquis tels qu’on peut aujourd’hui les mesurer (la construction d’infrastructures modernes, l’établissement d’un système de santé et d’instruction, l’unification du pays, etc.) n’ont que peu de rapports avec ceux qui ont fait voir en la conquête algérienne “une chance suprême” pour la France.

Il n’y a, au demeurant, dans ces acquis, destinés à alimenter plutôt qu’un “Livre noir” un “Livre blanc” jamais écrit, que le produit de toute administration publique normalement exercée. Certains fonctionnaires et militaires ont pu remplir cet office à la perfection. Ils n’ont fait en cela que “leur travail”, comme ont coutume de le dire un peu sèchement les fonctionnaires consciencieux aux administrés satisfaits, lorsque ceux-ci se hasardent à les remercier personnellement. Ni les administrateurs coloniaux ni les dirigeants politiques de l’époque ne sauraient exiger des peuples autrefois colonisés une reconnaissance éternelle pour leur avoir construit des routes. Et ce n’était pas là le but de Prévost-Paradol ni celui, par conséquent, sur lequel il serait judicieux ou équitable de le juger rétrospectivement. Il ne se souciait pas, comme Jules Ferry le proclamait dans ses discours, de civiliser “la race arabe” ni de lui apporter progrès et prospérité.


Pour achever cet exercice sans doute un peu vain, par lequel nous estimons “aujourd’hui inacceptable" ou “contraire à nos valeurs” un texte du passé, je m’attacherai à deux propositions ou formulations particulières de Prévost-Paradol qui, à mon avis du moins, ne sont pas à mettre au crédit de son jugement ou de sa clairvoyance.

Premièrement, Prévost-Paradol présente comme un obstacle - ma foi surmontable pour un esprit résolu - l'existence sur place d’une “race arabe qu'il paraît également difficile de nous assimiler ou de détruire”. Ainsi donc il envisage froidement la perpétration d’un génocide comme le second terme d’une alternative qui, lorsque l’on cherche une issue à une difficulté, doit pouvoir être conçue et posée de la manière la plus rationnelle, ce qui veut dire apparemment : sans aucune limite dans le choix des moyens.

Prévost-Paradol n’arrange pas son cas lorsque, poursuivant son raisonnement, il estime pareillement “inhumain et impolitique” le procédé qui “consisterait à détruire ou à refouler de parti pris les Arabes” (on notera l’indifférence de notre galant homme à distinguer moralement les deux manières qu’il indique de se débarrasser des populations locales) et “le procédé tout opposé qui consiste à sacrifier, par un respect exagéré des préjugés et de la faiblesse des Arabes, les intérêts légitimes des colons et le besoin si pressant de la France de jeter des racines profondes en Afrique”(A. Prévost-Paradol : La France nouvelle, 1866 ; Garnier, 1981, p. 289). Ainsi le sacrifice des “intérêts légitimes des colons” est-il un objectif de politique coloniale ni plus ni moins “inhumain” que celui qui se donne pour objectif de “détruire la race arabe”.

Cette dureté de ton et de pensée est coutumière à Prévost-Paradol lorsqu’il aborde le sujet. Ainsi, en un autre texte écrit à la même époque, admet-il a contrario que l’anéantissement des Amérindiens et des Aborigènes soit poursuivi sans “scrupule” par le colonisateur occidental : “Le sol /en Algérie/ n’est pas vacant, et l'on ne peut se décider sans scrupule à chasser et à détruire ceux qui l’occupent comme les sauvages du Nouveau Monde ou de l'Australie" (A. Prévost-Paradol ; Quelques pages d’histoire contemporaine, 1865, in : La France nouvelle suivi de Pages choisies ; Garnier, 1981, p. 152).

Dureté qui ne lui est pas non plus personnelle : vingt ans auparavant, Guizot présente comme un sujet relativement commun de discussion les options s’offrant ainsi à la France vis-à-vis des populations algériennes : “Quant à la population indigène, on a également bien posé, devant vous, les termes de la question. Il faut ou l’employer à la culture, ou l'exterminer, ou se l'assimiler”. Guizot examine l’une après l’autre ces trois possibilités et les écarte toutes. S’agissant plus particulièrement de l’option “extermination”, il la qualifie de non “discutable”, car “nos moeurs s’y refusent”. Mais, de façon plus froidement pragmatique, il fait également valoir que que “Les Arabes se défendraient beaucoup mieux que les Indiens de l'Amérique du Nord” et “seraient aidés dans leur résistance par les puissances européennes” (F. Guizot ; Histoire parlementaire de France, discours du 8 juin 1838 ; Michel Lévy, 1863, t. 3, pp. 180-183).

Après ce regard rétrospectif qui banalise un peu le cynisme de ses propos, revenons à Prévost-Paradol. Si la mort de “vingt mille Arabes” est de nature, estime-t-il, à heurter notre “sentimentalisme” et un “goût artistique pour la civilisation arabe” qu’il avoue avoir la faiblesse de partager, “toutes ces belles choses pèsent bien peu”, à ses yeux, “à côté de l'intérêt suprême et urgent de la grandeur française” (op. cit. p. 153). “Grandeur française” qui justifie, en cas de résistance opposée à son expansion dans le Sud algérien, qu’on lui sacrifie la "philanthropie" qui anime naturellement nos dirigeants : “Pas un cheveu ne tomberait de sa tête /au colon/ sans être payé avec usure, car dans une vingtaine d'années il importera peu à la France qu'il y ait en Algérie dix ou vingt mille Arabes de moins, mais il lui importera singulièrement au contraire qu'il y ait dans le monde dix ou vingt mille Français de plus" (Ibid).

Notre auteur n’échappe à l’inhumanité (pour employer un de ses termes qui pour le coup paraît parfaitement approprié à son analyse) qu’au prix de la légèreté. Que préconise-t-il en effet pour ne pas encourir le reproche d'immoralité ? “Etablir en Afrique des lois uniquement conçues en vue de l'extension de la colonisation française, et (...) laisser ensuite les Arabes se tirer, comme ils le pourront, à armes égales, de la bataille de la vie” (A. Prévost-Paradol : La France nouvelle, 1866 ; Garnier, 1981, p. 289). Belle égalité des armes que celle qui consiste à “laisser les Arabes se tirer, comme ils le pourront, de la bataille de la vie” tout en les contraignant à le faire dans un système de “lois uniquement conçues en vue de l'extension de la colonisation française” ! Prévost-Paradol ne paraît pas envisager un seul instant que, même placés à l’intérieur d’un cadre de jeu à ce point truqué, “les Arabes” (les habitants de l’Algérie ne sont pas autrement désignés) ne puissent malgré tout, du fait de leur nombre et de leur détermination, se retrouver vainqueurs.

Pourquoi, enfin, se dit-il disposé à faire subir de telles injustices aux Algériens, pourquoi engage-t-il dans cette impasse de futures générations de colons ? Au nom de quel vaste et grandiose objectif, qui dans deux siècles paraîtra toujours tel ? Eh bien pour maintenir “à travers les temps, le nom, la langue et la légitime considération de la France” ! On voit le caractère défensif, voir désespéré, de l’objectif ainsi proclamé. Prévost-Paradol reconnaît que, même dans le cas où cet objectif serait pleinement atteint (par la présence notamment de dix millions de Français en Algérie), ce ne serait encore qu’une “faible compensation au développement inouï et bientôt accablant des peuples de langue anglaise sur le globe” (A. Prévost-Paradol ; Quelques pages d’histoire contemporaine, 1865, in : La France nouvelle suivi de Pages choisies ; Garnier, 1981, p. 152-153). Face à ce “développement inouï”, Prévost-Paradol ne propose à la France que de conserver une certaine importance démographique et territoriale, de ne pas s’effacer dans la petitesse et la paix civile, de ne pas devenir la Suisse ni le Danemark.

Aux yeux de cet intellectuel à l’ancienne, qui prônait l’étude de l’Antiquité dans les collèges afin qu’en fussent retirées des leçons de force, de patience, de dévouement et autres “mâles qualités”, la grandeur de son pays devait se mesurer comme sous l’Empire romain : en nombre d’enfants, de kilomètres carrés et de populations soumises. Alors que dans le même temps, Prévost-Paradol est parfaitement conscient de ce que les facteurs de la grandeur des Etats-Unis sont tout autres : la puissance industrielle, le libre commerce et la langue.

Les derniers mots de la France nouvelle sont un appel à ce que les Français s’unissent “dans un voeu ardent et dans un généreux effort pour la perpétuité et pour l'honneur du nom français” (A. Prévost-Paradol : La France nouvelle, 1866 ; Garnier, 1981, p. 289). Dérisoires parades de coq ébouriffant ses ailes, devant lesquelles j’ai tendance à hausser les épaules, à la manière, il me semble, de bien des Français de 2019.


Il est pourtant curieux de constater que, jusqu’à une époque récente, et même après les accords d’Evian, l’exode des pieds-noirs, l’installation d’une culpabilité post-coloniale..., la réaction des (rares) lecteurs de ce texte a été bien différente.

On comprend que Paul Thureau-Dangin, écrivant en 1885, au moment choisi par “les autorités pour s’approprier les idées de Prévost-Paradol en faveur d’une « France nouvelle » en Algérie (1868), c’est-à-dire « une terre française [...] le plus tôt possible [souligné par l’auteur] peuplée, possédée et cultivée par des Français” (D. Guignard : L’abus de pouvoir dans l’Algérie coloniale, 1880-1914 ; Presses universitaires de Pari-Nanterre, 2010, “La capture de l’investissement public”, § 8) ait perçu ces appels à une France nouvelle comme de brillantes idées en cours de réalisation.

Il est plus étonnant que, dans une “Histoire des Idées politiques” rédigée dans sa première version en 1959 mais rééditée jusqu’en 1980, cette conclusion de La France nouvelle soit paraphrasée de manière plus claironnante encore que l'original : “Prévost-Paradol, en face de la défaite possible, avait avec une extraordinaire clairvoyance mis en lumière la consolation et le remède. Il abjure les jeunes Français de jeter les yeux sur la carte du monde, de mesurer la place qui occupe la race anglo-saxonne depuis qu'elle s'est livrée à la colonisation et leur propose comme l'ont fait leurs grands-pères de courir, à leur tour, l'aventure. Prévost-Paradol trace même le programme de cette politique coloniale. Il conseille à la France de ne pas éparpiller ses efforts surtout le globe, de ne pas créer partout des comptoirs qu'elle pourrait être embarrassée d'exploiter en temps de paix et de défendre en temps de guerre, pour concentrer ses efforts sur le bassin de la Méditerranée. Cette orientation du libéralisme vers le colonialisme est d'une extrême importance. Elle donne aux entreprises d'outre-mer, au moins chez leurs promoteurs, un point de départ idéaliste nullement mercantile et dominateur. Le drapeau de la France est celui du progrès et de la liberté” (M. Prélot & G. Lescuyer : Histoire des idées politiques ; Dalloz, 1980, p. 499-500).

Ces lignes portent la marque, sinon la signature explicite, de Marcel Prélot, sénateur gaulliste, né en 1897, mort en 1972. Ni le parcours politique de celui-ci ni l’époque pendant laquelle il a vécu ne pouvaient le conduire à porter un regard critique sur la colonisation algérienne. Mais tout de même, de la part des éditions Dalloz et du continuateur de M. Prélot, Georges Lescuyer, laisser subsister en 1980 de si désuètes rodomontades et ce, dans un manuel pour étudiants de 1ère année !


Pierre Guiral, grand spécialiste de Prévost-Paradol auquel il a consacré sa thèse de doctorat, est plus proche de nous et il représente, de par son ton digne, impersonnel et impeccablement universitaire, un cas différent. En outre, né en 1909, décédé en 1996, il a publié des ouvrages jusqu’en 1992, 1994, 1995… Malgré tout, rien ne le choque, lui non plus, dans les propos de ce publiciste libéral sur lequel il n’a jamais cessé d’écrire.

La manière, notamment, dont, en réponse au déclin français, Prévost-Paradol propose une “compensation nord-africaine” pourvu, tout du moins, que l’Algérie compte “plus de cent mille français”, la manière également dont il prend “avec éloquence la défense du colon contre les illusions généreuses de la politique napoléonienne” (une de ces “illusions” ayant été d’imaginer “un royaume arabe”) sont présentées avec toute la sympathie du commentateur. Car cette compensation, c'est non pas “un repli méditerranéen” mais “plutôt une “expansion méditerranéenne”, celle qu’exige le “patriotisme” de Prévost-Paradol (P. Guiral, Présentation, La France nouvelle ; Garnier, 1981, p. 48-49).

Une quinzaine d’années après l’édition critique qu’il a ainsi présentée de La France nouvelle, le ton de Pierre Guiral ne change pas. Dans un recueil d’articles consacré à la famille Halévy publié en 1996, soit l’année même de sa mort, P. Guiral se garde de mettre à l’actif de Prévost-Paradol ce grâce à quoi on le connaît encore un peu : “sa carrière brillante - il entre en 1865, alors qu'il a 35 ans, à l'Académie française - et sa fin tragique - il se suicide en 1870, à 40 ans”. Selon lui, Prévost-Paradol “mérite (...) mieux” : ayant “demandé que la France s'étende sur toute l'Afrique du Nord”, il a en effet été, entre autres, un “défenseur avant l'heure de la politique coloniale de la Troisième République” (P. Guiral : Anatole Prévost Paradol, in “La famille Halévy” ; Fayard, 1996, p. 128). Il y avait donc de quoi, en 1996, l’en vanter encore !


Alors, finalement, qui a tort, qui a raison ? Quel sera le verdict que, sur Prévost-Paradol, portera la Stryge en 2059, puis en 2129, lorsque l’on célébrera le trois-centième anniversaire de sa naissance ? Si d’ici là, du moins, “le geste architectural” promis par nos autorités actuelles ne l’aura pas rendue complètement dépressive ... (à suivre)




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