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"Tout me sera donné..." (Ramuz)


“J'étreindrai la langue et, la terrassant, lui ferai rendre gorge jusqu'à son dernier secret, et jusqu'à ses richesses profondes, afin qu'elle me découvre son intérieur et qu'elle m'obéisse et me suive rampante et craintive, parce que je l’aurai connue et intimement fouillée. Alors m'obéissant, tout me sera donné, le ciel, la mer et les espaces de la terre... et tout le cœur de l'homme” (C.F. Ramuz, Journal, cité in M. Nadeau : Soixante ans de journalisme littéraire ; Maurice Nadeau, 2018, p. 590).


En 1947 Ramuz meurt et Maurice Nadeau lui consacre un article dans le journal Combat. Il en profite pour dire quelques mots sur le Journal que Ramuz a tenu de 1985 à 1942 et qui vient d’être publié deux ans auparavant. Il en extrait ces phrases d’une somptueuse et hautaine écriture, telles qu’on en trouve peu dans ses romans. Nadeau note avec justesse : “On a dit que Ramuz écrivait comme on parle, comme parlent ses paysans vaudois : un dialecte qui n'aurait que des rapports fugaces avec la langue française. Ce Journal, écrit dans la langue des professeurs et des littérateurs, prouve que Ramuz eût pu écrire comme tout le monde, comme il faut écrire, comme il n'a pas voulu écrire” (Ibid).

Il est dommage que cette citation intervienne sans date et sans référence. Nadeau écrivait certes en journaliste et ne rédigeait pas une thèse. Mais il aurait été intéressant de savoir si Ramuz était encore célibataire lorsqu’il a ainsi défini les rapports qu’il entendait entretenir avec la langue française. De cette langue, il souhaite qu'elle vive auprès de lui, ou plutôt derrière lui, comme une épouse soumise, comme une femelle qui n’aurait plus rien à lui refuser une fois qu’il se serait emparé d’elle, qu’il l’aurait dénudée, pénétrée, fouaillée.

On comparera cette étreinte farouche, rude mais féconde, qui apportera à Ramuz - il en est convaincu - le cosmos en héritage, et la soumission rancunière, torve et rétive qui caractérise les rapports qu’entretiendront les écrivains modernes de l’après-guerre avec “le langage”. Barthes, Blanchot, Foucault évoquent celui-ci à la manière d’une figure paternelle, détestée et oppressante à la tyrannie duquel il est impossible d’échapper. Les rapports avec lui n’ont donc rien de sexuel ; ce ne sont que des rapports de domination qui s’exercent sur nous comme ils s’exercent sur n’importe qui et qui font de nous, non pas des écrivains, - enfants gâtes et comblés, jouissant du cosmos comme d'un corps offert -, mais des êtres sociaux et interchangeables, errant dans du vide.

Un sémioticien fidèle à l’héritage de ses maîtres soutiendrait que c’est le choix involontaire fait par Ramuz d’un terme féminin (“la langue”) qui l’a entraîné vers des métaphores amoureuses : sans doute aurait-il exprimé une toute autre idée si le masculin et savant “langage” était plutôt venu sous sa plume. Mais une telle hypothèse est inenvisageable : jamais Ramuz, qui ne posait pas à l’intellectuel, n’aurait eu l’idée d’utiliser le mot “langage”. Son lyrisme l’emportait et lui dictait ses termes.. Ceux-ci sont d’un homme jeune, déterminé, fougueux.

La génération née dans les années 1920 et 30 sera au contraire celle d’hommes brisés. En comparaison de Ramuz et de sa force, les contemporains de Roland Barthes paraissent boîteux, bégayants, poitrinaires… Retirés volontairement les uns dans un sanatorium, les autres dans un service de soins palliatifs, ils ont accepté l’idée que rien d’autre que le silence et la blancheur d’un établissement hospitalier ne leur sera offert par la vie.

J’ai beaucoup lu Barthes, Blanchot et Foucault, pas du tout Ramuz. Sans doute ai-je eu tort. Mais ce sont eux qui sont mes parents et mes anciens maîtres, non pas le vieux Ramuz né en 1878.


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