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"L'art représente la plus grande défaite des hommes" (F. Mauriac) 1


“L'art représente la plus grande défaite des hommes ; ou si l'on veut, il n'est qu'une victoire apparente, une fausse victoire. Cet effort des plus grands pour détacher le beau de ce qui est poussière et retournera en poussière, pour le mettre à part, pour le fixer et lui conférer le nom d'éternité finit toujours par être vaincu. Durant les époque paisibles nous cédons à cette illusion que le génie humain dérobe quelques visages et quelques reflets à l'écoulement de tout. Et ce n'est pas seulement la grâce adorable des êtres qui, retournés à la terre depuis des siècles, frémissent sur la toile de jeunesse et de vie et, après cinq-cents ans, troublent encore et font battre le cœur ; ce qui prétend ne jamais finir, ce qui survit là, c'est le temps lui-même, non pas retrouvé, mais arrêté, suspendu par la toute-puissance du peintre : une certaine heure de la saison, un instant béni, ce dernier rayon, ce dernier zéphyr au déclin d'un beau jour (…).

Au Petit Palais, nous nous sommes réveillés de notre illusion ; nous avons pris conscience de ce mensonge. Comme leurs créatures, ces mondes enchantés sont périssables. Nous savions qu'il l’était par nature et que les convulsions sociales et la guerre hâteraient sans doute leur fin. Mais cette fin est inscrite au-delà de la matière dont ils sont faits, dans leur âme qui avait besoin de la nôtre pour vivre. Or le monde perd son âme de jour en jour : que restera t-il des chefs-d'œuvre, au milieu d'un peuple barbare qui ne les reflétera plus ? (...).

Ah ! il importerait peu qu'ils fussent détruits si nous respections en nous cette humanité d'où ils sont sortis. Mais c'est la source même qui est atteinte, et voilà l'irréparable. Une foule ahurie se presse encore devant cet incompréhensible héritage, avec le sentiment obscur d'une grandeur qui lui échappe. Encore un peu de temps, et elle n'aura même plus un regard pour ces témoignages sublimes de sa dignité perdue” (F. Mauriac : Journal II, 1937 ; Les Chefs d’oeuvre de François Mauriac, Edito-service & Flammarion, t. XI, p. 181).


En 1937 Mauriac traverse une de ses phases jansénistes. Sa volonté d’austérité ne s’exerce toutefois pas contre les petits conforts dont il agrémente sa propre existence. A cette époque, les décors à marqueterie de paille, dont Jean-Michel Frank avait orné son appartement trois ans auparavant, miroitaient autour de lui de mille fragiles éclats. Leur propriétaire ne s’en lassait pas encore (cf. le post du 10 novembre 2018 : "le 38 de la rue Théophile-Gautier"). Son propos s’inspire moins de la morale évangélique que d’une théologie sévère. Il met en garde contre les idolâtries qu’il voit s’exercer autour de lui et, parmi elles, celle de l’art. Celle-ci, déjà, sans attendre Malraux, devenait tranquillement la religion séculière que nous connaissons. Tandis que, selon Mauriac, il importe peu que les chefs d’oeuvre soient détruits si par ailleurs le monde garde son âme. Déclaration volontairement provocante qui précède de peu celle où il déclarera faire “bon marché des cathédrales” (cf. le post du 19 mai).

Il est vrai qu’on ne peut servir à la fois Dieu et le Veau d’or. Celui-ci certes n’exige plus ni fêtes ni sacrifices, mais qu’en est-il si, trônant dans le département des Antiquités orientales du Musée du Louvre, il voit défiler à ses pieds chaque dimanche, sous prétexte qu’il serait par ailleurs une merveille d’orfèvrerie, des foules d’adorateurs respectueux ? Déjà en 1937, les églises se vident et les musées se remplissent. Mauriac le déplore, Valéry s’en agace.

Ce processus de sacralisation, il a été décrit en termes sociologiques. Bernard Lahire a, par exemple, conté comment "La Fuite en Egypte", tableau anonyme de l’Ecole française du XVIIe siècle, est devenu, par la grâce des experts et des historiens, un chef d’oeuvre de Nicolas Poussin. Ainsi, en 2008, un nouvel objet sacré a t-il été désigné à l’admiration universelle. C’est que, comme le dit le titre même de l'ouvrage : “Ceci n’est pas qu’un tableau” (La Découverte, 2015) : "Derrière l’art (...), il y a tout autre chose que de l'art” (op. cit., p. 23), explique-t-il. Et il poursuit, dans ce style un peu lourd mais clair grâce auquel on reconnaît les élèves de Pierre Bourdieu : "On peut observer les comportements autour des œuvres d'art comme des comportements magiques d'individus qui les sacralisent, les séparent de l'ordinaire des objets, autorisent les émotions sur des œuvre authentifiées, sacralisées, mais trouveraient ridicule d’en éprouver devant une simple copie. Et l'on peut voir les acteurs du monde de l'art comme des croyants qui organisent leurs rituels (d'authentification, de sacralisation, de contemplation, etc.) et leurs actes magiques (juridiques, scientifiques, économique, etc.) (...) Ces croyances (...) sont le plus souvent ignorées comme telles et (...) font que leurs porteurs sont davantage possédés par elle qu'ils ne les possèdent vraiment” (op. cit., p. 42-42).


Poursuivons l’analogie entre les adorateurs de Dieu et les adorateurs de l’art.

Dans le seul rapport à Dieu, on ne peut bien, pour être simple, isoler et définir que deux catégories de sujets : les athées résolus et convaincus d'une part, les croyants-pratiquants réguliers de l'autre. Entre les deux, il existe un vaste marais dans les eaux duquel je crois qu'il est vain de vouloir fixer des frontières nettes.


L'on peut tout au plus y distinguer des gradations, des catégories mouvantes, entre lesquelles chacun évolue au gré des humeurs, des situations familiales ou des âges de la vie. Ainsi distinguera-t-on :


  • Les agnostiques : dans les sondages ils sont désignés par les lettres : NSP. La plupart d'ailleurs ne savent même pas ce que veut dire "agnostique". Pour autant, dans l’incertitude sans fin des croyances et des querelles métaphysiques, il y a, dans leur refus de prendre parti, une manière à la fois modeste et raisonnable de se ménager soi-même et de ménager autrui. Un athée peut logiquement penser que tout lui est possible, y compris les pires crimes, tandis qu’un agnostique prenant ses précautions, se comportera dans sa vie quotidienne comme Brassens dans sa chanson du "Mécréant" : c’est à dire “guère plus mal que s’il avait la foi”.


  • Les déistes (j’y range Benjamin Constant plus volontiers que Voltaire car je le crois plus sincère) sont rationnellement persuadés de l'existence d'une transcendance ou d'un Dieu créateur, mais ils sont bien incapables d'en dire quoique ce soit de précis et, surtout, ils ne savent tirer de cette conviction aucune conséquence utile pour eux-mêmes. Parvenus au terme de leur vie, face à l’angoisse de la vieillesse et de la mort, ils se révèlent, comme Rémusat qui toute sa vie a savamment disserté sur le Dieu des philosophes, bien nus et désarmés : “J'ai horreur de la mort et j'ai beau y penser, je ne me familiarise pas avec cette nécessité inexorable (...). J'ai résisté à ce courant d'athéisme qui domine aujourd'hui, mais je l'avoue, je n'en ai guère sauvé qu’un Dieu métaphysique qui suffit pour faire une théologie, mais non une religion, et je ne sais que penser de l'autre vie” (C. de Rémusat, Mémoires de ma vie ; Plon 1967, t. 5, pp. 495 et 508).


  • Les spiritualistes : dans le grand supermarché des croyances religieuses, ils choisissent librement celles qui leur conviennent. Ils ne s'en tiennent d'ailleurs pas au rayon "Religion" et poussent leurs recherches jusque sur les étagères marquées "Développement personnel'. On les accuse parfois d'être sectaires ou crédules. Mais non ! ce sont de parfaits individualistes libéraux. Ils ont pour ancêtres lointains et méconnus tant Victor Cousin et son éclectisme philosophique que Charles Garnier et son éclectisme architectural. L'essentiel pour eux est d'être heureux dans un monde où les dieux sont aimables et s'entendent bien entre eux. Un syncrétisme que l'on se bricole et qu'on adapte à ses besoins permet en outre aux agonisants de disposer d'un échantillonnage de séjours post mortem aussi large et varié que celui de Lastminute. Un clic et c'est parti, même en s'y prenant au dernier moment !...


  • les "croyants-non-pratiquants" : ils admettent qu'il puissent exister un Dieu et que ce Dieu soit personnel, car ils sont avant tout fidèles à la tradition religieuse dans laquelle ils sont été élevés. Or Dieu dans ces traditions est normalement un Dieu personnel. Pour autant, on ne peut leur en demander davantage en termes d'implication personnelle. Et dès qu'on pousse le questionnement sur eux, qu'on leur demande notamment s'ils ont vraiment "la foi", quel est le dogme de la tradition religieuse dans laquelle ils déclarent se placer, ils sont embarrassés et bafouillent. Malgré tout, ils “croient” et cela aide...


Je place en dehors de ce marais les pratiquants d'une confession déterminée. Ceux-là sont en capacité de correctement définir, par rapport aux confessions concurrentes, celle à laquelle ils se rattachent. Ainsi Mauriac qui s’arrime au message chrétien en ce qu'il a de plus spécifique. Comme c'est le cas en toute pratique, qu'elle soit sportive ou autre, il est bien évidemment possible de distinguer, entre ceux qui s'y livrent, des gradations infinies en termes d'assiduité et d'intensité. Il y a les bons et les mauvais catholiques, les bons et les mauvais juifs, les bons et les mauvais musulmans… Mais tous savent bien ce qu'est leur religion, ce qu’elle exige d’eux et ce qu’elle leur promet. Et notamment que ce n'est pas l'art qui les sauvera (à suivre).


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