La Religion de l'Art
- Jean-Pierre Demouveaux
- 25 mai 2019
- 32 min de lecture
Dernière mise à jour : 15 févr.

“L'art représente la plus grande défaite des hommes ; ou si l'on veut, il n'est qu'une victoire apparente, une fausse victoire. Cet effort des plus grands pour détacher le beau de ce qui est poussière et retournera en poussière, pour le mettre à part, pour le fixer et lui conférer le nom d'éternité finit toujours par être vaincu. Durant les époque paisibles nous cédons à cette illusion que le génie humain dérobe quelques visages et quelques reflets à l'écoulement de tout. Et ce n'est pas seulement la grâce adorable des êtres qui, retournés à la terre depuis des siècles, frémissent sur la toile de jeunesse et de vie et, après cinq-cents ans, troublent encore et font battre le cœur ; ce qui prétend ne jamais finir, ce qui survit là, c'est le temps lui-même, non pas retrouvé, mais arrêté, suspendu par la toute-puissance du peintre : une certaine heure de la saison, un instant béni, ce dernier rayon, ce dernier zéphyr au déclin d'un beau jour (…).
Au Petit Palais, nous nous sommes réveillés de notre illusion ; nous avons pris conscience de ce mensonge. Comme leurs créatures, ces mondes enchantés sont périssables. Nous savions qu'il l’était par nature et que les convulsions sociales et la guerre hâteraient sans doute leur fin. Mais cette fin est inscrite au-delà de la matière dont ils sont faits, dans leur âme qui avait besoin de la nôtre pour vivre. Or le monde perd son âme de jour en jour : que restera t-il des chefs-d'œuvre, au milieu d'un peuple barbare qui ne les reflétera plus ? (...).
Ah ! il importerait peu qu'ils fussent détruits si nous respections en nous cette humanité d'où ils sont sortis. Mais c'est la source même qui est atteinte, et voilà l'irréparable. Une foule ahurie se presse encore devant cet incompréhensible héritage, avec le sentiment obscur d'une grandeur qui lui échappe. Encore un peu de temps, et elle n'aura même plus un regard pour ces témoignages sublimes de sa dignité perdue” (F. Mauriac : Journal II, 1937 ; Les Chefs d’oeuvre de François Mauriac, Le Cercle du bibliophile, t. XI, p. 181).
En 1937 Mauriac traverse une de ses phases jansénistes. Sa volonté d’austérité ne s’exerce toutefois pas contre les petits conforts dont il agrémente sa propre existence. A cette époque, les décors à marqueterie de paille, dont Jean-Michel Frank avait orné son appartement trois ans auparavant, miroitaient autour de lui de mille fragiles éclats. Leur propriétaire ne s’en lassait pas encore (cf. le post du 10 novembre 2018 : "le 38 de la rue Théophile-Gautier"). Son propos s’inspire moins de la morale évangélique que d’une théologie sévère. Il met en garde contre les idolâtries qu’il voit s’exercer autour de lui et, parmi elles, celle de l’art. Celle-ci, déjà, sans attendre Malraux, devenait tranquillement la religion séculière que nous connaissons. Tandis que, selon Mauriac, il importe peu que les chefs d’oeuvre soient détruits si par ailleurs le monde garde son âme. Déclaration volontairement provocante qui précède de peu celle où il déclarera faire “bon marché des cathédrales” (cf. le post du 19 mai).
Il est vrai qu’on ne peut servir à la fois Dieu et le Veau d’or. Celui-ci certes n’exige plus ni fêtes ni sacrifices, mais qu’en est-il si, trônant dans le département des Antiquités orientales du Musée du Louvre, il voit défiler à ses pieds chaque dimanche, sous prétexte qu’il serait par ailleurs une merveille d’orfèvrerie, des foules d’adorateurs respectueux ? Déjà en 1937, les églises se vident et les musées se remplissent. Mauriac le déplore, Valéry s’en agace.
Ce processus de sacralisation, il a été décrit en termes sociologiques. Bernard Lahire a, par exemple, conté comment "La Fuite en Egypte", tableau anonyme de l’Ecole française du XVIIe siècle, est devenu, par la grâce des experts et des historiens, un chef d’oeuvre de Nicolas Poussin. Ainsi, en 2008, un nouvel objet sacré a t-il été désigné à l’admiration universelle. C’est que, comme le dit le titre même de l'ouvrage : “Ceci n’est pas qu’un tableau” (La Découverte, 2015) : "Derrière l’art (...), il y a tout autre chose que de l'art” (op. cit., p. 23), explique-t-il. Et il poursuit, dans ce style un peu lourd mais clair grâce auquel on reconnaît les disciples de Pierre Bourdieu : "On peut observer les comportements autour des œuvres d'art comme des comportements magiques d'individus qui les sacralisent, les séparent de l'ordinaire des objets, autorisent les émotions sur des œuvre authentifiées, sacralisées, mais trouveraient ridicule d’en éprouver devant une simple copie. Et l'on peut voir les acteurs du monde de l'art comme des croyants qui organisent leurs rituels (d'authentification, de sacralisation, de contemplation, etc.) et leurs actes magiques (juridiques, scientifiques, économique, etc.) (...) Ces croyances (...) sont le plus souvent ignorées comme telles et (...) font que leurs porteurs sont davantage possédés par elle qu'ils ne les possèdent vraiment” (op. cit., p. 42-42).
Poursuivons l’analogie entre les adorateurs de Dieu et les adorateurs de l’art.
Dans le seul rapport à Dieu, on ne peut bien, pour être simple, isoler et définir que deux catégories de sujets : les athées résolus et convaincus d'une part, les croyants-pratiquants réguliers de l'autre. Entre les deux, il existe un vaste marais dans les eaux duquel je crois qu'il est vain de vouloir fixer des frontières nettes.
L'on peut tout au plus y distinguer des gradations, des catégories mouvantes, entre lesquelles chacun évolue au gré des humeurs, des situations familiales ou des âges de la vie. Ainsi distinguera-t-on :
Les agnostiques : dans les sondages ils sont désignés par les lettres : NSP. La plupart d'ailleurs ne savent même pas ce que veut dire "agnostique". Pour autant, dans l’incertitude sans fin des croyances et des querelles métaphysiques, il y a, dans leur refus de prendre parti, une manière à la fois modeste et raisonnable de se ménager soi-même et de ménager autrui. Un athée peut logiquement penser que tout lui est possible, y compris les pires crimes, tandis qu’un agnostique prenant ses précautions, se comportera dans sa vie quotidienne comme Brassens dans sa chanson du "Mécréant" : c’est à dire “guère plus mal que s’il avait la foi”.
Les déistes (j’y range Benjamin Constant plus volontiers que Voltaire car je le crois plus sincère) sont rationnellement persuadés de l'existence d'une transcendance ou d'un Dieu créateur, mais ils sont bien incapables d'en dire quoique ce soit de précis et, surtout, ils ne savent tirer de cette conviction aucune conséquence utile pour eux-mêmes. Parvenus au terme de leur vie, face à l’angoisse de la vieillesse et de la mort, ils se révèlent, comme Rémusat qui toute sa vie a savamment disserté sur le Dieu des philosophes, bien nus et désarmés : “J'ai horreur de la mort et j'ai beau y penser, je ne me familiarise pas avec cette nécessité inexorable (...). J'ai résisté à ce courant d'athéisme qui domine aujourd'hui, mais je l'avoue, je n'en ai guère sauvé qu’un Dieu métaphysique qui suffit pour faire une théologie, mais non une religion, et je ne sais que penser de l'autre vie” (C. de Rémusat, Mémoires de ma vie ; Plon 1967, t. 5, pp. 495 et 508).
Les spiritualistes : dans le grand supermarché des croyances religieuses, ils choisissent librement celles qui leur conviennent. Ils ne s'en tiennent d'ailleurs pas au rayon "Religion" et poussent leurs recherches jusque sur les étagères marquées "Développement personnel'. On les accuse parfois d'être sectaires ou crédules. Mais non ! ce sont de parfaits individualistes libéraux. Ils ont pour ancêtres lointains et méconnus tant Victor Cousin et son éclectisme philosophique que Charles Garnier et son éclectisme architectural. L'essentiel pour eux est d'être heureux dans un monde où les dieux sont aimables et s'entendent bien entre eux. Un syncrétisme que l'on se bricole et qu'on adapte à ses besoins permet en outre aux agonisants de disposer d'un échantillonnage de séjours post mortem aussi large et varié que celui de Lastminute. Un clic et c'est parti, même en s'y prenant au dernier moment !...
les "croyants-non-pratiquants" : ils admettent qu'il puissent exister un Dieu et que ce Dieu soit personnel, car ils sont avant tout fidèles à la tradition religieuse dans laquelle ils sont été élevés. Or Dieu dans ces traditions est normalement un Dieu personnel. Pour autant, on ne peut leur en demander davantage en termes d'implication personnelle. Et dès qu'on pousse le questionnement sur eux, qu'on leur demande notamment s'ils ont vraiment "la foi", quel est le dogme de la tradition religieuse dans laquelle ils déclarent se placer, ils sont embarrassés et bafouillent. Malgré tout, ils “croient” et cela aide...
Je place en dehors de ce marais les pratiquants d'une confession déterminée. Ceux-là sont en capacité de correctement définir, par rapport aux confessions concurrentes, celle à laquelle ils se rattachent. Ainsi Mauriac qui s’arrime au message chrétien en ce qu'il a de plus spécifique. Comme c'est le cas en toute pratique, qu'elle soit sportive ou autre, il est bien évidemment possible de distinguer, entre ceux qui s'y livrent, des gradations infinies en termes d'assiduité et d'intensité. Il y a les bons et les mauvais catholiques, les bons et les mauvais juifs, les bons et les mauvais musulmans… Mais tous savent bien ce qu'est leur religion, ce qu’elle exige d’eux et ce qu’elle leur promet. Et notamment que ce n'est pas l'art qui les sauvera (à suivre).
La religion de l’art existe. On peut l'analyser à travers les mêmes catégories que celles énumérées dans le post précédent. Elle comporte ses athées et ses indifférents, (François Hollande par exemple), ses saints et ses prophètes (Proust, Flaubert), ses pratiquants réguliers (bibliophiles et discomanes, abonnés des salles de concert, peintres du dimanche, etc.), ses croyants-non pratiquants (le public moutonnier des expositions du Petit ou du Grand Palais : cette “foule ahurie” qu’évoque Mauriac et dont il faisait lui-même partie), ses déistes (Kant peut-être et, à un niveau plus modeste, la plupart des chefs d’Etat qui, de Napoléon à Macron et Sarkozy, éprouvent pour la culture un respect lointain et intellectuel car ils la croient, comme la religion, utile sur le plan politique).
Notons qu’en 1906, - soit au moment même où Proust se convertissait à la religion de l’art pour n’en plus sortir -, le philosophe Théodule Ribot (il n'y a vraiment que moi pour aller lire des auteurs pareils et y prendre plaisir !), découvre, de son côté, ce phénomène. Il en souligne la nouveauté qu'il met en rapport avec la perte du sentiment religieux : "Historiquement, cette passion de l’art - aveugle, sans limites et presque intolérante - est d’éclosion récente et on n’en trouve guère d'exemple avant le XIXe siècle. Pourquoi ? D'abord, parce que l'art est devenu pour beaucoup un substitut de la religion défaillante, la forme préférée d'un idéal qui console de la vulgarité journalière" (T. Ribot : La passion esthétique ; Revue bleue, 6 octobre 1906, p. 418). Il prend ensuite comme base de comparaison et d'analyse, ce même sentiment religieux :
“A titre d'éclaircissement, comparons les degrés de la vie esthétique à ceux de la vie religieuse, plus communs, plus saisissables, mieux connus. Il y a les croyants sincères, constants dans leur foi, réguliers dans leur pratique, mais sans idéalité. Il y a au-dessus la foi ardente, supérieure, de ceux qui s'adonnent à la vie religieuse avec ferveur, mais qui sont en garde contre tout excès (passion moyenne). Au-dessus encore la foi enflammée qui, sous la forme de l'ascétisme, du mysticisme ou du fanatisme, consume l'homme tout entier. La passion esthétique a sa phase correspondante. Voyons les caractères qui lui sont propres.
La passion esthétique commence quand l'art est posé comme bien absolu, suprême, désirable, objet d'un amour sans bornes, sans restrictions, égal aux formes extrêmes de l'amour humain ou de l'amour divin. Le créateur ou le dilettante attribuent à l’art un caractère sacré ; c'est une religion dont ils sont les prêtres...” (op. cit.).
La comparaison n’est certes pas parfaite. Il reste difficile de reconnaître, dans la hiérarchie des passions artistiques, celle qui, par exemple, correspond, dans les religions instituées, aux agnostiques : qu’il existe une hiérarchie entre les diverses productions et activités humaines, que l’art y occupe une place éminente, voire la toute première et qu’il s’incarne dans des objets réels, cela fait en effet l’objet d’un consentement général. Pour reconnaître la puissance de ce fait social, nul besoin de ressentir personnellement des émotions esthétiques. Et que l’art ait une existence positive ne fait davantage naître de doute chez personne, alors même que, comme le faisait remarquer Maurice Clavel à propos du Musée imaginaire d’André Malraux, la question du statut ontologique de ce fameux Musée se pose bel et bien, mais à cette question Malraux ne fournit aucune réponse.
Déjà, en ce début du XXe siècle, le temps est passé où l’art désignant une façon particulièrement performante et experte d’exercer une activité particulière (peindre, écrire, composer, etc.), l’on pouvait se contenter de parler d’un art du menuisier ou de l’embaumeur. Commence à s’installer, dans l’esprit des visiteurs de musée, ce respect pour l’Art en tant que tel, Christ ressuscité devant lequel tous les saint Thomas de la terre se voient obligés de s’incliner. Car l’Art unit l’idéalité la plus éthérée et la matérialité la plus incontestable, à la fois terme rêvé et jamais atteint de l’activité terrestre et collection d’objets bien réels, cessibles et échangeables. Les objets d’art se laissent palper par quiconque, contrairement aux cicatrices du Christ et leur valeur se laisse précisément mesurer sur un marché des plus fréquentés. Les accès de fièvre qui secouent ce marché, le sérieux qu’y attachent de grands patrons à l’esprit froid, sont, encore plus aujourd’hui qu’en 1906, des preuves manifestes de l‘existence de l’Art.
Il n’en a pas toujours été ainsi. Ainsi les Vandales du Ve siècle ignoraient-ils la valeur éminente de ce qu’ils détruisaient. Mais il n’en est pas de même des Islamistes contemporains. Ceux-ci savent parfaitement reconnaître, dans le culte voué par les Occidentaux aux ruines de Palmyre, celui qu’adressent des dévots à une divinité ennemie, laquelle n'est plus Baal ni quelque autre démon en vogue dans les cités hellénistiques, mais un pur témoignage de beauté et d'histoire, déposé dans nos mains pieuses par la science archéologique, et qu'il importe de réduire à sa matérialité de marbre concassable. Les agnostiques ne sont pas ainsi. Ils sont de bonnes personnes paisibles qui ne se fatiguent pas à abattre les calvaires ni à briser les effigies de la Vierge Marie. Pourquoi combattre des chimères et des nuages ? Mais la réalité de l’Art, la puissance de ses effets, s’imposent à ses adversaires de même que celle du Démon à un catholique. L’énergie que les membres de l’EI ont mis à combattre ses manifestations les plus vénérables et assoupies (car qui se sentait menacé dans sa foi par ces pauvres ruines de Palmyre, déjà si mal en point ?) trouve son emploi justifié dans un contexte de guerre des Dieux.
L’Art comme religion promène donc à sa suite une impressionnante foule de croyants. Mais à quel nombre se montent ses véritables adorateurs, ceux qui, selon l’expression de Th. Ribot, respirent une “foi ardente, supérieure” ? Parmi les visiteurs d’une exposition, comment reconnaître les bons et fidèles pratiquants et les extraire de la “foule ahurie” ? Laquelle, comme le lui reproche Mauriac, se presse à un événement artistique par conformisme, sans rien y comprendre et sans rien y ressentir.
A cet égard, le critère de la pratique d’un art n’est pas toujours utile : la beauté d’une oeuvre ou d’une interprétation peut se réaliser dans le train-train d’une routine quotidienne, sans que l’auteur ou l’interprète ait eu conscience, sur le moment même, de participer à une épiphanie ni de toucher au Sacré : "ils exerçaient leur métier, sans se croire, à cause de leur art, supérieurs à la moyenne de l'humanité" (op. cit.).
Un artiste, qui déploie bien tranquillement un talent qui est le sien, n’est pas assimilable par nature à une sybille, à un prêtre ou à un sacrificateur. La Petite Chronique d’Anna-Magdalena Bach, d’Esther Meynell, fait une description enfiévrée et romantique de Bach composant la Passion selon saint Mathieu : il sue, il ahane, l’inspiration le transperce… On peut aussi faire l’hypothèse d’une grande oeuvre paisiblement mûrie dans la solitude et le silence, sans qu’il soit besoin de convoquer les démons ni les extases.
L’Art trouvera-t-il plutôt ses fidèles parmi les amateurs ? notamment ceux qui éprouvent, lors de l’audition d’un morceau de musique, de la vision d’une oeuvre plastique, une joie artistique intense, une émotion vraie et mesurable : tremblements, palpitations, lèvres béantes, etc... ? Ribot le pense et il est vrai que c'est là un pathos que les créateurs ne revendiquent guère pour eux-mêmes et qu'ils préfèrent laisser à leurs admirateurs modernes : "Il n'est pas paradoxal de soutenir que la passion esthétique est plutôt propre au dilettante. En tout cas, chez lui elle se rencontre à l'état pur, dégagée des opérations nécessaires au travail de la création, mais étrangères à la passion" (op. cit.).
Ce critère de l'émotion artistique intimement ressentie serait, si on l’appliquait aux visiteurs de musée ou au public d’une salle de concert, très sévèrement sélectif. Tout comme si, parmi les fidèles d’un office, l’on devait s’amuser à en extraire uniquement ceux qui ont déjà connu des moments de vraie plénitude sinon mystique, au moins spirituelle. Et pourtant, ce petit noyau d’esthètes, il ne serait pas encore assez dur, assez sec, s’il devait satisfaire au très haut degré d’exigence artistique que Proust a défini, pour lui-même et dans les autres, dans cette sorte de manifeste littéraire que constitue, dans Le Temps retrouvé, le premier moment de la “matinée Guermantes”.
Manifeste au sens où les placards de Luther ont pu en constituer un, et qui n’est “littéraire”, soit peu de choses, que dans ce sens où rien n’est plus transcendant et salvateur que la littérature telle que Proust l’y définit : “La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature ; cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste" (M. Proust : Le Temps retrouvé ; Le Livre de poche, 1967, p. 256). Tous les hommes en effet, et sans rien qui y distingue les amateurs d’art. Recréant une sorte de générosité évangélique, Proust adresse son message à tous, bien au delà des hommes de goût et de mérite. Des érudits comme les esthètes, des cousins Pons comme des Swann : "Proust était persuadé, en toute sincérité d'esprit, que chacun détenait les ressources nécessaires d'une création artistique analogue sinon semblable à la sienne. Il espérait ou croyais qu'elle leur servirait d’exemple, Il m’a toujours parlé comme s'il dépendait de moi seul que je le suive - quitte à subir les souffrances qu'elle implique ou que j'y renonce par bêtise ou par lâcheté..." (E. Berl : Proust ou la mystique de la création, 1971 ; Essais, Julliard, 1985, p. 356).
Face à ce Nouveau Testament de la poésie romantique, à cette nouvelle Loi se substituant à la sienne tout en la prolongeant, les esthètes sont les tout premiers rejetés, avant même les béotiens, et comme l’ont été jadis les Pharisiens et les Saducéens. A peine est-elle constituée, la voici donc, cette religion de l’Art, qui rabroue ses croyants d’hier, ses doux bigots et ses demoiselles pâmées.
Il n’est pas que Mauriac qui soit dur et injuste envers eux, lui qui est allé chercher en partie chez Proust son jansénisme artistique.
"Le petit sillon que la vue d'une aubépine ou d'une église a creusé en nous, nous trouvons trop difficile de tâcher de l'apercevoir. Mais nous rejouons la symphonie, nous retournons voir l'église jusqu'à ce que - dans cette fuite loin de notre propre vie que nous n'avons pas le courage de regarder, et qui s'appelle l'érudition - nous les connaissions aussi bien, de la même manière, que le plus savant amateur de musique ou d'archéologie. Aussi combien s’en tiennent là qui n’extraient rien de leur impression, vieillissent inutiles et insatisfaits comme des célibataires de l’art ! Ils ont les chagrins qu'on les vierges et les paresseux, et que la fécondité ou le travail guériraient. Ils sont plus exaltés à propos des œuvres d'art que les véritables artistes, car leur exaltation n’étant pas pour eux l'objet d'un dur labeur d'approfondissement, elle se répand au-dehors, échauffe leur conversation, empourpre leur visage ; ils croient accomplir un acte en hurlant à se casser la voix : “Bravo, bravo” après l'exécution d'une œuvre qu'ils aiment. Mais ces manifestations ne les forcent pas à éclaircir la nature de leur amour, ils ne la connaissent pas. Cependant celui-ci, inutilisé, reflue même sur leurs conversations les plus calmes, leur fait faire de grands gestes, des grimaces, des hochements de tête quand ils parlent d'art. (...) Ces amateurs velléitaires et stériles doivent nous toucher comme ces premiers appareils qui ne purent quitter la terre mais où résidait, non encore le moyen secret et qui restait à découvrir, mais le désir du vol (...). Comme ils n'assimilent pas ce qui dans l'art est vraiment nourricier, ils ont tout le temps besoin de joies artistiques, en proie à une boulimie qui ne les rassassie jamais. Ils vont donc applaudir longtemps de suite la même œuvre, croyant de plus que leur présence réalise un devoir, un acte, comme d'autres personnes la leur à une séance de conseil d'administration, à un enterrement" (M. Proust : Le Temps retrouvé ; Le Livre de poche, 1967, p. 251-253).
Après “la foule ahurie” croquée par Mauriac, voici “les Célibataires de l’art”, à leur tour moqués par Proust. Il est pourtant certain que, parmi ceux-ci, nous trouverons nombre de ses admirateurs. Les proustolâtres se délectent des petites madeleines et des chemins bordés d’aubépines. Ils revivent les hésitations amoureuses de Swann et les rêveries du narrateur sur le nom des stations balnéaires. Ils n’écoutent la sonate de Franck que pour y chercher désespérément une “petite phrase” qui ne s’y trouve pas et ils s’esclaffent des balourdises de Cottard.
Les fervents, les transis, ont donc choisi leur "côté" à eux, ce n'est pas celui de Méséglise ni celui de Guermantes, c’est celui de chez Swann, et ils ont choisi de s’y installer à demeure tant ils ne s’y sentent pas dépaysés. Ils ne décollent pas du tome 1 qu’ils lisent et relisent. Comme le remarque Pierre Assouline dans son blog ("A la recherche des lecteurs de Marcel Proust") "Du côté de chez Swann, le premier tome, est celui qui a eu le plus de succès, après cela n’a cessé de décliner. Ce qui fait écrire à Thierry Laget :« On peut donc estimer à un sur trois le nombre des lecteurs qui se contentent du premier volume et que le prix Goncourt ne convainc pas d’acquérir le deuxième (…) ».
Ces lectures tronquées, inabouties suffisent à combler ceux qui s'y livrent. Elles conduisent à ce résultat que pour la majorité des lecteurs, Swann et le Narrateur constituent un seul et unique personnage. Or, dans "La Recherche", le prototype même du célibataire de l’art, c’est justement Swann. Son échec, celui d'une existence vaine que seule la présence inaperçue à ses côtés d'un petit imbécile" a sauvée de l'oubli, se dévoile non par son mariage avec une femme qui ne serait pas son genre, mais par son incapacité à ne rien connaître d’autre, dans l'Art, que des émotions. A cet égard, même M. Verdurin lui est supérieur : lui au moins a réussi à devenir un spécialiste de Whistler, tandis que le grand ouvrage que projette Swann sur Vermeer reste à l’état de songe. Mais il faut avoir parcouru les six volumes suivants pour que cette vérité soit enfin prononcée et surtout pour que le narrateur s’en persuade et qu’il en tire pour lui-même des conséquences concrètes : ne pas devenir un Swann quelconque, écrire un vrai livre - c’est à dire qui ne soit pas une étude portant, de l’extérieur, sur “la belle pensée d'un maître”. Car inévitablement une telle étude, modeste, paresseuse conduit à “n’être que la pleine conscience d’un autre” (op. cit., p. 255).
Le narrateur ne sort de son interminable adolescence que lorsqu’il prend conscience de la médiocrité de Swann, plus grande encore que celle des Verdurin et plus impardonnable du fait de son intelligence supérieure. Car ne chercher dans l'Art que des plaisirs, analogues par nature à ceux que Swann trouvait par ailleurs auprès de ses maîtresses, c'est sinon trahir sa vocation, du moins le méconnaître : "Pour un âge de dilettantes et d’esthètes, un adorateur de la Beauté, c'est un homme qui, ne pratiquant pas d'autres culte que le sien et ne reconnaissant pas d'autre dieu qu'elle, passerait sa vie dans la jouissance que donne la contemplation voluptueuse des œuvres d'art. Or, pour des raisons dont la recherche toute métaphysique dépasserait une simple étude d'art, la beauté ne peut pas être aimée d'une manière féconde si on l'aime seulement pour les plaisirs qu'elle donne" (M. Proust : Pastiches et mélanges ; coll. Idées, 1970, p. 142-143).
Nous ne sommes ainsi pas si loin de Mauriac et de son jansénisme. Les joies artistiques, chez Proust comme chez Mauriac, ne sont rien si elles ne sont pas habitées par une grâce vivifiante, si elles ne donnent lieu à aucun travail sur soi, si celui qui les ressent se trouve comme emprisonné dans sa propre ferveur. Au demeurant, ce n’est pas la contemplation des oeuvres d’art qui suscite chez le narrateur les impressions les plus vives, et encore moins la personne de leurs créateurs, mais des objets familiers ou des éléments ordinaires du monde naturel (bouts de paysage, etc.), sans le moindre intérêt par eux-mêmes mais qui ont le pouvoir de faire renaître un moment complet de vie. “Seule l'impression, si chétive qu'en soit la matière, si insaisissable la trace, est un critérium de vérité, et à cause de cela mérite seule d'être appréhendée par l'esprit, car elle est seule capable, s'il sait en dégager cette vérité, de l'amener à une plus grande perfection et de lui donner une pure joie. L'impression est pour l'écrivain ce qu'est l’expérimentation pour le savant, avec cette différence que chez le savant le travail de l'intelligence précède et chez l'écrivain vient après” (op. cit., p. 238).
Impression primitive et qui, alors même qu’elle a été sensation de beauté, ne vaut rien ou pas grand-chose, si elle ne déclenche ensuite une volonté de connaissance et de purification, un travail d'analyse et de décomposition analogue celui qu’on mène dans un laboratoire. Au terme de ce processus qui dessèche et rétracte, le point de vérité recherché apparaîtra aussi détaché et isolé que possible du lieu et du moment tout contingents où s’est produit l’ébranlement initial : “On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu'au moment où l'écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l'art à celui qu’est le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera dans les anneaux nécessaires d'un beau style ; même, ainsi que la vie, quand, en rapprochant une qualité commune à deux sensations, il dégagera leur essence commune en les réunissant l'une et l'autre pour les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore” (op. cit., p. 247).
Julien Gracq a décrit de manière amusante les réticences que peuvent provoquer chez un lecteur peu disposé à la mettre en pratique une telle technique de dessication : "Je n'ai jamais pu savoir où j'en étais avec Proust. Je l'admire. Mais l'émerveillement qu'il me cause me fait songer à ses sachets de potage déshydraté où se recompose dans l'assiette, retrouvant même sa frisure, soudain un merveilleux brin de persil. J'admire. Mais je ne sais pas si j'aime ça. L'aspect et même le mouvement récupéré de la vie ne laissent jamais oublié la dessiccation préalable" (J. Gracq : Lettrines, 1967 ; O.C., Biblioth. de la Pléiade, 1995, t. 2, p. 156).
C'est que tout ce qui, chez Proust, est lyrisme, exubérance métaphorique, élancements du verbe, peurs enfantines, est inessentiel si ses lecteurs, à la suite d’un narrateur devenu lucide, ne font en sorte de faire subir à cette sorte de pâte épaisse et odorante un implacable travail de réduction à des atomes, à des éléments simples, à des lois permanentes et brutales. “Il fallait tâcher d'interpréter les sensations comme les signes d'autant de lois et d'idées, en essayant de penser, c'est-à-dire de faire sortir de la pénombre ce que j'avais senti, de le convertir en un équivalent spirituel” (op. cit., p. 236). Notons que la répulsion mêlée de crainte qu'inspira à Proust ce qui le menaça le plus, non plus une ascèse de chercheur et de savant, mais un destin tout contraire de dilettante, s’est éveillée très tôt, ainsi qu’en témoigne cet avertissement dont il gratifia une des revues de lycéens à laquelle il pensait collaborer : “Cette lettre du Proust de 1888 ne nous révèle-t-elle pas un garçon moins créateur que dilettante, ayant moins la vocation que le goût des lettres ?....” (cité in : J. Cabanis : Plaisirs et lectures ; Gallimard, 1964, p. 166).
Qu'aurait pensé ce Proust sévère du chatoiement impressionniste avec lequel ses admirateurs célibataires barbouillent la Recherche de rose et de mauve ? Lui réclame plutôt, pour que soit donné à son oeuvre non pas un “équivalent spirituel” mais visuel, la monochromie et les angulosités du cubisme analytique. Il a établi, à l’usage de la petite poignée de ceux qui croient en l’art et en la beauté et possèdent “le sens artistique, c'est-à-dire la soumission à la réalité intérieure” (op. cit., p. 240), une règle aussi exigeante que celle que saint Bernard conçut en son temps pour se débarrasser des artistes, des bavards et des intellectuels.
A cette vision, dont je concède qu’elle est sèche et rationaliste, l’on objectera que, dans La Recherche, la part que prend la peinture dans la captation d’un “monde aux couleurs inconnues” n’est pas occupée par Picasso ni par Braque, encore moins par Mondrian et Malevitch. Celui devant les tableaux de qui le Narrateur, lors de sa première soirée chez la duchesse de Guermantes, tombe longuement en extase au point de perdre la sensation du temps, c’est cette sorte de Claude Monet affadi et mondain (ou Helleu, ou Whistler) que Proust baptise du nom d’Elstir. La scène étant censée se dérouler en 1898, il ne pouvait en être autrement. Malgré tout, l’on devine, dans la manière même dont le Narrateur fait l’éloge de l’art d’Elstir et fait partager son émotion, une critique sous-jacente qui situe cet art (tout comme d’ailleurs celui de son homologue en littérature Bergotte) à quelques échelons plus bas que Proust lui-même dans la gamme des prouesses et des investigations.
“Parmi ces tableaux, quelques-uns de ceux qui semblaient le plus ridicules aux gens du monde m'intéressaient plus que les autres en ce qu’ils recréaient ces illusions d'optique qui nous prouvent que nous n'identifions pas les objets si nous ne faisons pas intervenir le raisonnement. Que de fois en voiture ne découvrons-nous pas une longue rue claire qui commence à quelques mètres de nous, alors que nous n'avons devant nous qu'un pan de mur violemment éclairé qui nous a donné le mirage de la profondeur ! Dès lors n'est-il pas logique, non par artifice de symbolisme mais par retour sincère à la racine même de l'impression, de représenter une chose par cette autre que dans l’éclair d'une illusion première nous avons prise pour elle ? Les surfaces et les volumes sont en réalité indépendants des noms d'objets que notre mémoire leur impose quand nous les avons reconnus. Elstir tâchait d'arracher à ce qu'il venait de sentir ce qu'il savait ; son effort avait souvent été de dissoudre cet agrégat de raisonnement que nous appelons vision” (M. Proust : Le côté de Guermantes ; Le Livre de poche, 1966, t. 2, p. 168).
Les termes qu’emploie le Narrateur pour décrire le charme qu’exerce sur lui les tableaux d’Elstir : “lanterne magique”, “illusion d’optique”, “mirage”, “illusion première”, “retour à la racine même de l’impression”, désignent tous un effet de tromperie et de mensonge, chatoiement fallacieux projeté sur le mur de la caverne. Y fait normalement obstacle “cet agrégat de raisonnement que nous appelons vision” et que tout l’effort d’Elstir vise justement à dissoudre. Le Narrateur suit docilement les modes fin-de-siècle : il admire Elstir que les gens du monde, en bons béotiens qu’ils sont, méprisent. Pourtant l’effort de Proust, comme romancier, va dans une direction inverse à celle de ce stéréotype du peintre impressionniste qu’Elstir incarne de manière somme toute ennuyeuse et attendue : possédé par une rage froide d’analyse que lui envierait le positiviste le plus obtusément acharné à sa tâche, Proust reconstitue "l’agrégat", s'attache à dénombrer et étiqueter chacun des éléments qui le composent. Il redonne au raisonnement sa pleine puissance de restauration du vrai, détruit l’illusion en la nommant, fait ressurgir de l’embrouillamini optique créé par la vitesse “la longue rue claire”, qu’il ne s’agissait surtout pas, pour le conducteur d'automobile, de rater et de ne pas percevoir nettement. Les différents plans, les différentes perspectives, toutes parfaitement légitimes, par lesquelles un objet peut être vu, sont par lui soigneusement découpées et distinguées, alors même que “l’éclair de l’illusion première” les confond, les unit dans une même impression à la fois sincère, frappante et stupide.
En un autre passage du roman, le Narrateur évoque les "noms", ou plutôt les agrégats de notions et de souvenirs qu'ils recouvrent. "Dans le tourbillon vertigineux de la vie courante, où ils n'ont plus qu'un usage entièrement pratique", ils perdent "toute couleur comme une toupie prismatique qui tourne trop vite et qui semble grise", remarque-t-il. Mais ce tourbillon, à la faveur duquel par une illusion d'optique les couleurs se fondent les uns dans les autres, ne mérite aucunement d'être préservé. "En revanche, quand, dans la rêverie, nous réfléchissons, nous cherchons, pour revenir sur le passé, à ralentir, à suspendre le mouvement perpétuel où nous sommes entraînés, peu à peu nous revoyons apparaître juxtaposées mais entièrement distinctes et les unes des autres, les teintes qu’au cours de notre existence nous présenta successivement un même nom" (M. Proust : Le Côté de Guermantes ; Le Livre de poche, 1966, t. 1, p. 14). Proust juxtapose, distingue, dissocie, cerne, isole, des contours fermement dessinés mais que brouille la myopie et l'insuffisance du regard, il restitue, dans leur crudité, des couleurs primaires que la distance fait se confondre et s'effacer les unes dans les autres.
Le jeune Proust en 1895 ne pouvait pas ne pas s'attarder auprès d'Anatole France et de Bergson, de Fauré et des Impressionnistes. Mais il est mort en 1921, alors qu'il était plus actif que jamais. Il faut donc lui redonner la place qui est la sienne aux côtés de ses contemporains : Picasso, Stravinsky, Schoenberg, Wittgenstein, notamment, dont il partageait la volonté de réduction analytique. A chaque proposition du Tractatus logico-philosophicus, il serait ainsi amusant de faire correspondre une illustration puisée dans la Recherche du Temps perdu ; les propositions suivantes du Tractatus auraient pu être formulées par Proust en des termes quasiment identiques : "4.112 - La philosophie a pour but de rendre claires et de délimiter rigoureusement les pensées qui autrement, pour ainsi dire, sont troubles et floues (...). 4.114 - Elle doit délimiter le concevable, et, de la sorte, l'inconcevable. Elle doit limiter de l'intérieur l'inconcevable par le concevable. 4.115 - Elle signifiera l'indicible, en représentant clairement le dicible. 4.121 - Ce qui se reflète dans le langage, le langage ne peut le représenter. Ce qui s'exprime soi-même dans le langage, nous-même ne pouvons l'exprimer par le langage (...). 4.1212 - Ce qui peut être montré ne peut pas être dit" (L. Wittgenstein : Tractatus logico-philosophicus ; coll. Idées/Gallimard, 1972, pp. 82-84)..
Mais une dévotion doucereuse s’est à son tour emparée de ce Marcel Proust rationnel, positiviste, dissipateur du flou et des illusions, contempteur des émotions vaporeuses : pèlerinages à Illiers-Combray, reliques, visites guidées en des cortèges de vierges et de célibataires que le mépris que Proust leur portait ne semble pas décourager. La commune d'Illiers-Combray publie, dans la presse littéraire, des placards publicitaires sur lesquels on peut lire ce genre de stupidités : "Venez découvrir Illiers et tombez sous le charme de Combray de Marcel Proust. La maison de la tante Léonie (...) vous offrira un voyage littéraire inoubliable dans les ambiances qui ont inspirées /sic/ Marcel Proust pour l'écriture de son œuvre. Et qui sait en dégustant une madeleine, vous aussi vous composerez peut-être une œuvre magistrale". Un "Printemps proustien" s'y est tenu en mai 2019, comportant "de mystérieux dîners proustiens, un championnat du monde de la madeleine et bien d'autres choses encore" (Lire, hors-série Marcel Proust, p. 9).
De sorte que lorsque Nikos Aliagas lance cette formule : "“La marque Europe 1 reste une madeleine de Proust pour les Français de notre génération” (Le Figaro, 15 juin 2019, p. 26), il caricature à peine une méconnaissance devenue banale de l'oeuvre proustienne. Sans compter les Alain Minc et autres patrons et hauts fonctionnaires qui, en déclarant qu’ils relisent la Recherche à chaque été, croient témoigner leur admiration pour l’oeuvre. C’est plutôt leur refus d'entendre le message de celle-ci qui s'y révèle. Refus qui, comme un mécanisme d’horlogerie, les reconduit année après année au point de départ du 1er volume, sans que jamais ils aient tiré la moindre leçon des lectures précédentes.
Ainsi visitons-nous, revisitons-nous sans fin des monastères désaffectés en croyant y accomplir un devoir sacré. Proust avait d'ailleurs prédit le moment où, une fois éteint le catholicisme, n'en subsisteraient plus que des "cathédrales désaffectées et muettes". "Monuments devenus inintelligibles d'une croyance oubliée", elles ne seraient plus alors visitées que par des "caravanes de snobs" venant y ressentir "l'émotion qu'ils allaient autrefois chercher à Bayreuth et à Orange" (M. Proust : Pastiches et mélanges ; coll. Idées, 1970, p. 181-182).
Revenons aux exigences, aux aspirations proustiennes, lesquelles replacent à leur rang inférieur et véritable, les émotions esthétiques, les réminiscences, les “moments privilégiés”, gestes, bruits et odeurs, toute cette verroterie dont paraît-il s’ornementent les romans de Pierre Loti et qui fait tant miroiter également les premiers chapitres de Du côté de chez Swann : “Qu'un bruit, une odeur, déjà entendu ou respirée jadis, le soit de nouveau, à la fois dans le présent et dans le passé, réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits, aussitôt l'essence permanente et habituellement cachée des choses se trouve libérée, et notre vrai moi qui, parfois depuis longtemps, semblait mort, mais ne l'était pas entièrement, s'éveille, s’anime en recevant la céleste nourriture qui lui est apportée” (op. cit., p. 228).
Ce propos, souvent cité, que Proust lui-même paraphrase dans l'entretien qu'il a accordé à Elie Bois, en en reprenant non seulement l'idée mais le rythme de la phrase, peut d'ailleurs, d'un point-de-vue chrétien, susciter la méfiance : "La réalité, la seule qui nous soit perceptible, celle de l’oeuvre d'art, est-elle bien réelle ? Qui peut le dire dans un univers où seules sont reçues comme vraies les évidences et où seule la beauté est totalement inévidente. L’être y apparaît par épiphanies successives, dans la discontinuité d'instants qui échappent au temps. Cette éternité extra-temporelle est source d'un temps imaginaire dont nous savons seulement qu'il est plus réel que celui de la vie quotidienne et que celui des horloges, mais dont nous ne pouvons pas être sûrs qu'il n'est pas seulement un miroitement du néant" (C. Reboul : Proust ou le mémorial de l’illusoire ; Resurrection 1997, n° 69-70, p. 78-80).
Confrontons-le avec cet autre d’un plus ancien et inconnu disciple de Platon :
“Si on le nomme beau /Le beau suressentiel/, c'est en ce sens qu'ensemble il contient toute beauté et surpasse toute beauté, qu'il demeure éternellement beau, d'une beauté identique à soi-même et constante, qui ne naît ni ne périt, ne croît ni ne décroît, car il n'est point beau en ceci et laid en cela, ni tantôt beau et tantôt laid, ni beau selon les points de vue, les lieux où les façons de le considérer, mais bien plutôt d'une beauté constante, qui demeure la même en soi et pour soi, contenant d'avance en soi et de façon transcendante la source originelle de toute beauté” (Pseudo-Denys l’Aéropagite, Les Noms divins ; O. C., Aubier, 1980, p. 101).
Voici ainsi bien défini, plus nettement que par Proust en tout cas, le statut ontologique de ce Beau en qui Urs von Balthazar voyait, après le Vrai et le Bien, le troisième Transcendental.
Les limites entre le Vrai et le Bien, d’une part, le Beau, d’autre part, en vont à devenir insensibles chez saint Thomas d’Aquin, notamment : “Le beau est identique au bien ; leur seule différence procède d’une vue de la raison (...). Les sens les plus intéressés par la beauté sont ceux qui procurent le plus de connaissances, comme la vue et l’ouïe mises au service de la raison ; nous parlons, en effet, de beaux spectacles et de belles musiques. Les objets des autres sens n'évoquent pas l'idée de beauté : on ne parle pas de belles saveurs ou de belles odeurs. Cela montre bien que le beau ajoute au bien un certain rapport à la puissance connaissante” (Thomas d’Aquin : Somme théologique, prima secundae pars, questio 26).
Saint Thomas, le Pseudo-Denis, … ce sont là des références peut-être un peu écrasantes et lointaines. L’idée proustienne du beau comme voie de connaissance, instrument de vérité, associée à un certain dédain pour la simple émotion esthétique, nous la trouvons aussi exprimée en termes simples et contemporains, sur Youtube, par le chef d’orchestre Sergiu Celibidache : “Si à la fin vous dites : “Ah ! comme c'était beau”, alors vous n'avez rien découvert. Ça n'était pas beau, c'était vrai. La beauté n'est rien d'autre qu'une étape intermédiaire vers la vérité” (https://youtu.be/SthKs40CICY, cité in ; Classica, juin 2019, p. 12). Mais Proust lui aussi sait se montrer clair et surtout concis lorsque dans sa préface aux écrits de Ruskin, il avance - comme clandestinement et dans un détour de phrase - cette idée selon laquelle : "Le plaisir esthétique est précisément celui qui accompagne une vérité" (M. Proust : Pastiches et mélanges ; coll. Idées/Gallimard, 1970, p. 170).
Proust, à mesure que sa pensée s’affermit, s’éloigne ainsi jusqu’à s’en moquer de la ferveur esthétisante de sa jeunesse, laquelle le conduisait à traduire Ruskin et à y perdre son temps autant qu’en conversant d’art et de littérature en compagnie de tous les Swann et des Saint-Loup de la terre. Le Proust de la maturité prend place dans une lignée néo-platonicienne autrement austère et ancienne, ravivée par les lectures modernes du début du XXe siècle. Et Mauriac n'en est pas si éloigné, Mauriac, point de départ de cette réflexion, pour qui toute beauté ne vaut que pour cette “source rayonnante” (Pseudo-Denys) dont elle émane, et qui craignait que, chez ses contemporains, cette source même ne fût atteinte et ce, de manière “irréparable”.
Appréhensions exprimées en 1937, et qui étaient au demeurant justifiées si l’on songe au saccage de l’Europe artistique et monumentale accompli sept ans après dans l’indifférence générale de tous les esthètes et prétendus passionnés d’art. Le seul auteur que je connaisse à s'être ému des bombardements opérés par les Alliés sur le monastère du Mont-Cassin et le Campo Santo de Pise est Lucien Rebatet, et l'on devine les raisons de cette indignation sélective.
J’ai découvert, après que j'ai commencé à rédiger ce texte, un article du philosophe et psychologue Théodule Ribot (1839-1916), intitulé “La Passion esthétique”. La lecture de cet article, publié dans la Revue bleue du 6 octobre 1906 (le vrai nom de ce périodique - celui sous lequel il est indexé sur le site Gallica - est la “Revue politique et littéraire”). m’a conduit à compléter mon prpos (car, dans un blog, grand avantage sur une publication en revue, on peut indéfiniment compléter et corriger les posts déjà mis en ligne !).

Contemporain de Proust, issu du monde universitaire, Ribot a pu, de même que Brichot, fréquenter le salon Verdurin. Peut-être y a t-il croisé le vieux Goncourt ou le jeune Proust. Sans réellement les approcher ni être familier avec eux, il a également pu lui être facile d’avoir connaissance des derniers poètes symbolistes, de lire leurs écrits, d’observer leurs excentricités. L’intérêt de l’étude qu'il a consacrée aux esthètes de ce temps (outre une clarté d’exposition commune à ces penseurs de la Belle-Epoque), c’est que Théodule Ribot porte sur le petit monde d’amateurs d’art dans lequel a baigné Proust un regard à la fois extérieur et attentif. Il perçoit les soubassements religieux et philosophiques de ce qu’il appelle la “passion esthétique” et aussi, de manière moins intéressante pour nous, moins actuelle en tout cas, les risques de dérive pathologique qu’à ses yeux elle comportait : “On sait combien facilement la passion esthétique glisse dans la pathologie (...). La pathologie du sentiment esthétique n'existe pas par elle-même : elle est l'expression, entre beaucoup d'autres, d'une prédisposition morbide qui ne peut suivre cette voix que chez le petit nombre - chez ceux qui ont la puissance de l'imagination créatrice” (T. Ribot : La passion esthétique ; Revue bleue, 6 octobre 1906, p. 419-420). On passera vite sur ces expressions de scientisme moralisant par laquelle Ribot s’affuble pour l’éternité d’une barbiche, d’un lorgnon et d’un chapeau melon.
Lorsqu'il décrit les élément de comportement et de représentation par lesquels se laisse reconnaître la vie “artiste”, on s’attardera davantage sur ses écrits, car on peut y lire curieusement une évocation du type d’existence que Proust fut conduit à adopter une fois qu’il eût décidé d’écrire la Recherche. Ribot perçoit, chez ceux qui se laissent gouverner par la “passion esthétique”, la présence d’une “idée fixe” qui, à la manière d’un “centre d'attraction unique, organise la vie suivant son type propre (...). Aussi exclusive que toute autre de ce qui ne convient pas à sa nature ou ne lui fournit pas d'aliments, elle s'enferme dans un cercle magique infranchissable”. Plus loin, il relève chez les esthètes “le besoin permanent et obsédant de vivre dans un monde autre”, une “nécessité d'être en communion avec l'idéal”, une “recherche du plaisir de la possession qui, satisfaite, recommence, parce que le but poursuivi n'est pas une abstraction, mais un objet d'amour que ces manifestations multiples n'épuisent pas”. Une note en bas de page fournit, comme exemple de cette vie esthétique, “J. Ruskin, avec son horreur de l’industrialisme, des chemins de fer” (op. cit.).
Ribot conclut cette brève évocation par ces lignes : “L'activité esthétique (...) a sa fin en elle-même ; elle réclame la liberté absolue, “un bon plaisir qui ne souffre aucune loi au-dessus d'elle”, ce qui n'est guère moins que la toute-puissance. C'est pourquoi les passionnés de l'art posent comme un postulat indiscutable que l'activité esthétique est supérieure à toutes les autres. Ce que l'histoire nous apprend sur la folie du pouvoir, l'ivresse de la puissance (...) peut, toute proportion gardée, s'appliquer ici. De là, à l'égard des autres, le mépris, parce que parce qu'on se juge supérieur, la haine, si on se juge simplement mésestimé” (op. cit.).
Proust, s’il a lu cette étude, n’aurait certainement pas été flatté d’en être l’objet. Il ne souhaitait pas qu’on vît en lui une sorte de Des Esseintes. D’autant plus que Ribot réserve ses observations, non pas au véritable créateur, mais à l’amateur de frissons que ses cris d’admiration rendent ridicule, au "célibataire de l’art" à la Swann : “Il n'est pas paradoxal de soutenir que la passion esthétique est plutôt propre au dilettante” relève-t-il. En fait, Ribot et Proust ne se contredisent pas à ce sujet. Ils se moquent bien des mêmes personnes. La passion, les émois, la ferveur sont liés, chez l’un comme chez l’autre, à l’amateurisme, au célibat, à la virginité. Mais aux yeux d’un abonné du "Temps" ou de la "Revue des Deux-Mondes", qu’est-ce qui distingue le Proust maniaque et cloîtré des dernières années, martyr de la sainte littérature, idéaliste fou de la vérité par l’art, manquant d’agoniser devant une toile de Vermeer, et quelque excité en perpétuelle extase, comme Ribot en trace le portrait clinique ? On comprend alors la rage de Proust à se dissocier, fût-ce par une certaine méchanceté, des dilettantes et des purs esthètes (alors pourtant que ce n’est pas de leur faute si nous avons Cyril Hanouna et si le niveau des revues politiques et littéraires a baissé depuis 1906 !). Le risque était fort grand pour Proust qu'on le confondît avec eux. Ayant lu, étudié, traduit, préfacé John Ruskin, il connaissait fort bien les tentations, les plaisirs et les limites du pur amour de l'art.
Cette chronique a traité de la passion de l'art (ramené essentiellement à la peinture et la musique) comme substitut moderne de la religion. Pendant longtemps, cette dichotomie n'avait pas de sens car le beau a été perçu dans toute la tradition métaphysique occidentale comme une catégorie universelle équivalente à celle du vrai et du bien ou du juste (de Platon à Thomas d'Aquin et Kant). Par ailleurs, sur un plan plus historique et matériel, la production et l'expression artistique étaient surtout religieuses.
Dans la sphère occidentale, la sécularisation de l'art à l'époque moderne, et donc son autonomisation par rapport à la religion, correspond sans doute à l'émergence de cette religion de l'art comme substitut. Ce qui est paradoxal, c'est que pour jouer ce rôle et légitimer cette prétention, elle doive malgré tout continuer à se référer à des catégories anciennes de la philosophie (tradition platonicienne revisitées par la métaphysique kantienne). Proust est en plein dans cette deuxième phase, même s'il s'en défendrait. L'esthétisme d'un Swann analysé cliniquement par Ribot n'est qu'une pathologie de cette religion de l'art.
Mais le passage de Mauriac qui constitue le point de départ, correspond à une troisième phase qui serait celle où précisément l'art perd son statut ontologique qu'il conservait encore dans la deuxième phase. Il semble que l'idée de Mauriac d'une déchéance de l'art soit moins liée à la perte de son référent religieux (les cathédrales vides), qu'à la perte de la croyance (philosophique) en l'éternité de l'art et la conviction que l'effort pour détacher le beau de ce qui est poussière et retournera en poussière finit toujours par être vaincu. Vision matérialiste en quelque sorte des objets d'arts que ne transcende aucun universel de l'art. Et au delà de la matière, vision culturelle et historique : l'art est l'expression d'une civilisation (l'âme). Lorsque celle-ci se transforme ou disparaît, l'art lui-même devient mortel car il devient incompréhensible aux génération suivantes faute de conservation et de transmission d'un héritage et d'une culture commune. La perte de la valeur et du sens d'une forme d'expression artistique serait liée à celle de la civilisation et du type humain qui ont pu les produire. En ce sens, difficile de dire si la déploration de Mauriac correspond déjà comme il l'affirme à la description d'une réalité accomplie ou à une sombre prophétie sur la disparition d'une forme d'humanité et de civilisation.
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