"Le petit sillon que la vue d'une aubépine ou d'une église a creusé en nous, nous trouvons trop difficile de tâcher de l'apercevoir. Mais nous rejouons la symphonie, nous retournons voir l'église jusqu'à ce que - dans cette fuite loin de notre propre vie que nous n'avons pas le courage de regarder, et qui s'appelle l'érudition - nous les connaissions aussi bien, de la même manière, que le plus savant amateur de musique ou d'archéologie. Aussi combien s’en tiennent là qui n’extraient rien de leur impression, vieillissent inutiles et insatisfaits comme des célibataires de l’art ! Ils ont les chagrins qu'on les vierges et les paresseux, et que la fécondité ou le travail guériraient. Ils sont plus exaltés à propos des œuvres d'art que les véritables artistes, car leur exaltation n’étant pas pour eux l'objet d'un dur labeur d'approfondissement, elle se répand au-dehors, échauffe leur conversation, empourpre leur visage ; ils croient accomplir un acte en hurlant à se casser la voix : “Bravo, bravo” après l'exécution d'une œuvre qu'ils aiment. Mais ces manifestations ne les forcent pas à éclaircir la nature de leur amour, ils ne la connaissent pas. Cependant celui-ci, inutilisé, reflue même sur leurs conversations les plus calmes, leur fait faire de grands gestes, des grimaces, des hochements de tête quand ils parlent d'art. (...) Ces amateurs velléitaires et stériles doivent nous toucher comme ces premiers appareils qui ne purent quitter la terre mais où résidait, non encore le moyen secret et qui restait à découvrir, mais le désir du vol (...). Comme ils n'assimilent pas ce qui dans l'art est vraiment nourricier, ils ont tout le temps besoin de joies artistiques, en proie à une boulimie qui ne les rassassie jamais. Ils vont donc applaudir longtemps de suite la même œuvre, croyant de plus que leur présence réalise un devoir, un acte, comme d'autres personnes la leur à une séance de conseil d'administration, à un enterrement" (M. Proust : Le Temps retrouvé ; Le Livre de poche, 1967, p. 251-253).
Après “la foule ahurie” croquée par Mauriac, voici “les Célibataires de l’art”, à leur tour moqués par Proust. Il est pourtant certain que, parmi ceux-ci, nous trouverons nombre de ses admirateurs. Les proustolâtres se délectent des petites madeleines et des chemins bordés d’aubépines. Ils revivent les hésitations amoureuses de Swann et les rêveries du narrateur sur le nom des stations balnéaires. Ils n’écoutent la sonate de Franck que pour y chercher désespérément une “petite phrase” qui ne s’y trouve pas et ils s’esclaffent des balourdises de Cottard.
Les fervents, les transis, ont donc choisi leur "côté" à eux, ce n'est pas celui de Méséglise ni celui de Guermantes, c’est celui de chez Swann, et ils ont choisi de s’y installer à demeure tant ils ne s’y sentent pas dépaysés. Ils ne décollent pas du tome 1 qu’ils lisent et relisent. Comme le remarque Pierre Assouline dans son blog ("A la recherche des lecteurs de Marcel Proust") "Du côté de chez Swann, le premier tome, est celui qui a eu le plus de succès, après cela n’a cessé de décliner. Ce qui fait écrire à Thierry Laget :« On peut donc estimer à un sur trois le nombre des lecteurs qui se contentent du premier volume et que le prix Goncourt ne convainc pas d’acquérir le deuxième (…) ».
Ces lectures tronquées, inabouties suffisent à combler ceux qui s'y livrent. Elles conduisent à ce résultat que pour la majorité des lecteurs, Swann et le Narrateur constituent un seul et unique personnage. Or, dans "La Recherche", le prototype même du célibataire de l’art, c’est justement Swann. Son échec, celui d'une existence vaine que seule la présence inaperçue à ses côtés d'un petit imbécile" a sauvée de l'oubli, se dévoile non par son mariage avec une femme qui ne serait pas son genre, mais par son incapacité à ne rien connaître d’autre, dans l'Art, que des émotions. A cet égard, même M. Verdurin lui est supérieur : lui au moins a réussi à devenir un spécialiste de Whistler, tandis que le grand ouvrage que projette Swann sur Vermeer reste à l’état de songe. Mais il faut avoir parcouru les six volumes suivants pour que cette vérité soit enfin prononcée et surtout pour que le narrateur s’en persuade et qu’il en tire pour lui-même des conséquences concrètes : ne pas devenir un Swann quelconque, écrire un vrai livre - c’est à dire qui ne soit pas une étude portant, de l’extérieur, sur “la belle pensée d'un maître”. Car inévitablement une telle étude, modeste, paresseuse conduit à “n’être que la pleine conscience d’un autre” (op. cit., p. 255).
Le narrateur ne sort de son interminable adolescence que lorsqu’il prend conscience de la médiocrité de Swann, plus grande encore que celle des Verdurin et plus impardonnable du fait de son intelligence supérieure. Car ne chercher dans l'Art que des plaisirs, analogues par nature à ceux que Swann trouvait par ailleurs auprès de ses maîtresses, c'est sinon trahir sa vocation, du moins le méconnaître : "Pour un âge de dilettantes et d’esthètes, un adorateur de la Beauté, c'est un homme qui, ne pratiquant pas d'autres culte que le sien et ne reconnaissant pas d'autre dieu qu'elle, passerait sa vie dans la jouissance que donne la contemplation voluptueuse des œuvres d'art. Or, pour des raisons dont la recherche toute métaphysique dépasserait une simple étude d'art, la beauté ne peut pas être aimée d'une manière féconde si on l'aime seulement pour les plaisirs qu'elle donne" (M. Proust : Pastiches et mélanges ; coll. Idées, 1970, p. 142-143).
Nous ne sommes ainsi pas si loin de Mauriac et de son jansénisme. Les joies artistiques, chez Proust comme chez Mauriac, ne sont rien si elles ne sont pas habitées par une grâce vivifiante, si elles ne donnent lieu à aucun travail sur soi, si celui qui les ressent se trouve comme emprisonné dans sa propre ferveur. Au demeurant, ce n’est pas la contemplation des oeuvres d’art qui suscite chez le narrateur les impressions les plus vives, et encore moins la personne de leurs créateurs, mais des objets familiers ou des éléments ordinaires du monde naturel (bouts de paysage, etc.), sans le moindre intérêt par eux-mêmes mais qui ont le pouvoir de faire renaître un moment complet de vie. “Seule l'impression, si chétive qu'en soit la matière, si insaisissable la trace, est un critérium de vérité, et à cause de cela mérite seule d'être appréhendée par l'esprit, car elle est seule capable, s'il sait en dégager cette vérité, de l'amener à une plus grande perfection et de lui donner une pure joie. L'impression est pour l'écrivain ce qu'est l’expérimentation pour le savant, avec cette différence que chez le savant le travail de l'intelligence précède et chez l'écrivain vient après” (op. cit., p. 238).
Impression primitive et qui, alors même qu’elle a été sensation de beauté, ne vaut rien ou pas grand-chose, si elle ne déclenche ensuite une volonté de connaissance et de purification, un travail d'analyse et de décomposition analogue celui qu’on mène dans un laboratoire. Au terme de ce processus qui dessèche et rétracte, le point de vérité recherché apparaîtra aussi détaché et isolé que possible du lieu et du moment tout contingents où s’est produit l’ébranlement initial : “On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu'au moment où l'écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l'art à celui qu’est le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera dans les anneaux nécessaires d'un beau style ; même, ainsi que la vie, quand, en rapprochant une qualité commune à deux sensations, il dégagera leur essence commune en les réunissant l'une et l'autre pour les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore” (op. cit., p. 247).
Julien Gracq a décrit de manière amusante les réticences que peuvent provoquer chez un lecteur peu disposé à la mettre en pratique une telle technique de dessication : "Je n'ai jamais pu savoir où j'en étais avec Proust. Je l'admire. Mais l'émerveillement qu'il me cause me fait songer à ses sachets de potage déshydraté où se recompose dans l'assiette, retrouvant même sa frisure, soudain un merveilleux brin de persil. J'admire. Mais je ne sais pas si j'aime ça. L'aspect et même le mouvement récupéré de la vie ne laissent jamais oublié la dessiccation préalable" (J. Gracq : Lettrines, 1967 ; O.C., Biblioth. de la Pléiade, 1995, t. 2, p. 156).
C'est que tout ce qui, chez Proust, est lyrisme, exubérance métaphorique, élancements du verbe, peurs enfantines, est inessentiel si ses lecteurs, à la suite d’un narrateur devenu lucide, ne font en sorte de faire subir à cette sorte de pâte épaisse et odorante un implacable travail de réduction à des atomes, à des éléments simples, à des lois permanentes et brutales. “Il fallait tâcher d'interpréter les sensations comme les signes d'autant de lois et d'idées, en essayant de penser, c'est-à-dire de faire sortir de la pénombre ce que j'avais senti, de le convertir en un équivalent spirituel” (op. cit., p. 236). Notons que la répulsion mêlée de crainte qu'inspira à Proust ce qui le menaça le plus, non plus une ascèse de chercheur et de savant, mais un destin tout contraire de dilettante, s’est éveillée très tôt, ainsi qu’en témoigne cet avertissement dont il gratifia une des revues de lycéens à laquelle il pensait collaborer : “Cette lettre du Proust de 1888 ne nous révèle-t-elle pas un garçon moins créateur que dilettante, ayant moins la vocation que le goût des lettres ?....” (cité in : J. Cabanis : Plaisirs et lectures ; Gallimard, 1964, p. 166).
Qu'aurait pensé ce Proust sévère du chatoiement impressionniste avec lequel ses admirateurs célibataires barbouillent la Recherche de rose et de mauve ? Le plus rigidement platonicien de nos écrivains, il réclame plutôt, pour que soit donné à son oeuvre non pas un “équivalent spirituel” mais visuel, la monochromie et les angulosités du cubisme analytique. Il a établi, à l’usage de la petite poignée de ceux qui croient en l’art et en la beauté et possèdent “le sens artistique, c'est-à-dire la soumission à la réalité intérieure” (op. cit., p. 240), une règle aussi exigeante que celle que saint Bernard conçut en son temps pour se débarrasser des artistes, des bavards et des intellectuels.
A cette vision, dont je concède qu’elle est sèche et rationaliste, l’on objectera que, dans La Recherche, la part que prend la peinture dans la captation d’un “monde aux couleurs inconnues” n’est pas occupée par Picasso ni par Braque, encore moins par Mondrian et Malevitch. Celui devant les tableaux de qui le Narrateur, lors de sa première soirée chez la duchesse de Guermantes, tombe longuement en extase au point de perdre la sensation du temps, c’est cette sorte de Claude Monet affadi (ou de Helleu, ou de Whistler) que Proust baptise du nom d’Elstir. La scène étant censée se dérouler en 1898, il ne pouvait en être autrement. Malgré tout, l’on devine, dans la manière même dont le Narrateur fait l’éloge de l’art d’Elstir et fait partager son émotion, une critique sous-jacente qui situe cet art (tout comme d’ailleurs celui de son homologue en littérature Bergotte) à quelques échelons plus bas que Proust dans la gamme des prouesses et des investigations.
“Parmi ces tableaux, quelques-uns de ceux qui semblaient le plus ridicules aux gens du monde m'intéressaient plus que les autres en ce qu’ils recréaient ces illusions d'optique qui nous prouvent que nous n'identifions pas les objets si nous ne faisons pas intervenir le raisonnement. Que de fois en voiture ne découvrons-nous pas une longue rue claire qui commence à quelques mètres de nous, alors que nous n'avons devant nous qu'un pan de mur violemment éclairé qui nous a donné le mirage de la profondeur ! Dès lors n'est-il pas logique, non par artifice de symbolisme mais par retour sincère à la racine même de l'impression, de représenter une chose par cette autre que dans l’éclair d'une illusion première nous avons prise pour elle ? Les surfaces et les volumes sont en réalité indépendants des noms d'objets que notre mémoire leur impose quand nous les avons reconnus. Elstir tâchait d'arracher à ce qu'il venait de sentir ce qu'il savait ; son effort avait souvent été de dissoudre cet agrégat de raisonnement que nous appelons vision” (M. Proust : Le côté de Guermantes ; Le Livre de poche, 1966, t. 2, p. 168).
Les termes qu’emploie le Narrateur pour décrire le charme qu’exerce sur lui les tableaux d’Elstir : “lanterne magique”, “illusion d’optique”, “mirage”, “illusion première”, “retour à la racine même de l’impression”, désignent tous un effet de tromperie et de mensonge, chatoiement fallacieux projeté sur le mur de la caverne. Y fait normalement obstacle “cet agrégat de raisonnement que nous appelons vision” et que tout l’effort d’Elstir vise justement à dissoudre. Le Narrateur suit docilement les modes fin-de-siècle : il admire Elstir que les gens du monde, en bons béotiens qu’ils sont, méprisent. Pourtant l’effort de Proust, comme romancier, va dans une direction inverse à celle de ce stéréotype du peintre impressionniste qu’Elstir incarne de manière somme toute ennuyeuse et attendue : possédé par une rage froide d’analyse que lui envierait le positiviste le plus obtusément acharné à sa tâche, Proust reconstitue "l’agrégat", s'attache à dénombrer et étiqueter chacun des éléments qui le composent. Il redonne au raisonnement sa pleine puissance de restauration du vrai, détruit l’illusion en la nommant, fait ressurgir de l’embrouillamini optique créé par la vitesse “la longue rue claire”, qu’il ne s’agissait surtout pas, pour le conducteur d'automobile, de rater et de ne pas percevoir nettement. Les différents plans, les différentes perspectives, toutes parfaitement légitimes, par lesquelles un objet peut être vu, sont par lui soigneusement découpées et distinguées, alors même que “l’éclair de l’illusion première” les confond, les unit dans une même impression à la fois sincère, frappante et stupide.
En un autre passage du roman, le Narrateur évoque les "noms", ou plutôt les agrégats de notions et de souvenirs qu'ils recouvrent. "Dans le tourbillon vertigineux de la vie courante, où ils n'ont plus qu'un usage entièrement pratique", ils perdent "toute couleur comme une toupie prismatique qui tourne trop vite et qui semble grise", remarque-t-il. Mais ce tourbillon, à la faveur duquel par une illusion d'optique les couleurs se fondent les uns dans les autres, ne mérite aucunement d'être préservé. "En revanche, quand, dans la rêverie, nous réfléchissons, nous cherchons, pour revenir sur le passé, à ralentir, à suspendre le mouvement perpétuel où nous sommes entraînés, peu à peu nous revoyons apparaître juxtaposées mais entièrement distinctes et les unes des autres, les teintes qu’au cours de notre existence nous présenta successivement un même nom" (M. Proust : Le Côté de Guermantes ; Le Livre de poche, 1966, t. 1, p. 14). Proust juxtapose, distingue, dissocie, cerne, isole, des contours fermement dessinés mais que brouille la myopie du regard, il restitue, dans leur crudité, des couleurs primaires que la distance fait se confondre et s'effacer les unes dans les autres.
Le jeune Proust en 1895 ne pouvait ne pas s'attarder auprès d'Anatole France et de Bergson, de Fauré et des Impressionnistes. Mais il est mort en 1921, alors qu'il était plus actif que jamais. Il faut donc lui redonner la place qui était la sienne aux côtés de ses contemporains : Picasso, Stravinsky, Schoenberg, Wittgenstein, notamment, dont il partageait la volonté de réduction analytique. A chaque proposition du Tractatus logico-philosophicus, il serait ainsi amusant de faire correspondre une illustration puisée dans la Recherche du Temps perdu ; les propositions suivantes du Tractatus auraient pu être formulées par Proust en des termes quasiment identiques : "4.112 - La philosophie a pour but de rendre claires et de délimiter rigoureusement les pensées qui autrement, pour ainsi dire, sont troubles et floues (...). 4.114 - Elle doit délimiter le concevable, et, de la sorte, l'inconcevable. Elle doit limiter de l'intérieur l'inconcevable par le concevable. 4.115 - Elle signifiera l'indicible, en représentant clairement le dicible. 4.121 - Ce qui se reflète dans le langage, le langage ne peut le représenter. Ce qui s'exprime soi-même dans le langage, nous-même ne pouvons l'exprimer par le langage (...). 4.1212 - Ce qui peut être montré ne peut pas être dit" (L. Wittgenstein : Tractatus logico-philosophicus ; coll. Idées/Gallimard, 1972, pp. 82-84)..
Mais une dévotion doucereuse s’est à son tour emparée de ce Marcel Proust rationnel, positiviste, dissipateur du flou et des illusions, contempteur des émotions vaporeuses : pèlerinages à Illiers-Combray, reliques, visites guidées en des cortèges de vierges et de célibataires que le mépris que Proust leur portait ne semble pas décourager. La commune d'Illiers-Combray publie, dans la presse littéraire, des placards publicitaires sur lesquels on peut lire ce genre de stupidités : "Venez découvrir Illiers et tombez sous le charme de Combray de Marcel Proust. La maison de la tante Léonie (...) vous offrira un voyage littéraire inoubliable dans les ambiances qui ont inspirées /sic/ Marcel Proust pour l'écriture de son œuvre. Et qui sait en dégustant une madeleine, vous aussi vous composerez peut-être une œuvre magistrale". Un "Printemps proustien" s'y est tenu en mai 2019, comportant "de mystérieux dîners proustiens, un championnat du monde de la madeleine et bien d'autres choses encore" (Lire, hors-série Marcel Proust, p. 9).
De sorte que lorsque Nikos Aliagas lance cette formule : "“La marque Europe 1 reste une madeleine de Proust pour les Français de notre génération” (Le Figaro, 15 juin 2019, p. 26), il caricature à peine une méconnaissance devenue banale de l'oeuvre proustienne. Sans compter les Alain Minc et autres patrons et hauts fonctionnaires qui, en déclarant qu’ils relisent la Recherche à chaque été, croient témoigner leur admiration pour l’oeuvre. C’est plutôt leur refus d'entendre le message de celle-ci qui s'y révèle. Refus qui, comme un mécanisme d’horlogerie, les reconduit année après année au point de départ du 1er volume, sans que jamais ils aient tiré la moindre leçon des lectures précédentes.
Ainsi visitons-nous, revisitons-nous sans fin des monastères désaffectés en croyant y accomplir un devoir sacré. Proust avait d'ailleurs prédit le moment où, une fois éteint le catholicisme, n'en subsisteraient plus que des "cathédrales désaffectées et muettes". "Monuments devenus inintelligibles d'une croyance oubliée", elles ne seraient plus alors visitées que par des "caravanes de snobs" venant y ressentir "l'émotion qu'ils allaient autrefois chercher à Bayreuth et à Orange" (M. Proust : Pastiches et mélanges ; coll. Idées, 1970, p. 181-182).
Revenons aux exigences, aux aspirations proustiennes, lesquelles replacent à leur rang inférieur et véritable, les émotions esthétiques, les réminiscences, les “moments privilégiés”, gestes, bruits et odeurs, toute cette verroterie dont paraît-il s’ornementent les romans de Pierre Loti et qui fait tant miroiter également les premiers chapitres de Du côté de chez Swann : “Qu'un bruit, une odeur, déjà entendu ou respirée jadis, le soit de nouveau, à la fois dans le présent et dans le passé, réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits, aussitôt l'essence permanente et habituellement cachée des choses se trouve libérée, et notre vrai moi qui, parfois depuis longtemps, semblait mort, mais ne l'était pas entièrement, s'éveille, s’anime en recevant la céleste nourriture qui lui est apportée” (op. cit., p. 228).
Ce propos, souvent cité, que Proust lui-même paraphrase dans l'entretien qu'il a accordé à Elie Bois, en en reprenant non seulement l'idée mais le rythme de la phrase, peut d'ailleurs, d'un point-de-vue chrétien, susciter la méfiance : "La réalité, la seule qui nous soit perceptible, celle de l’oeuvre d'art, est-elle bien réelle ? Qui peut le dire dans un univers où seules sont reçues comme vraies les évidences et où seule la beauté est totalement inévidente. L’être y apparaît par épiphanies successives, dans la discontinuité d'instants qui échappent au temps. Cette éternité extra-temporelle est source d'un temps imaginaire dont nous savons seulement qu'il est plus réel que celui de la vie quotidienne et que celui des horloges, mais dont nous ne pouvons pas être sûrs qu'il n'est pas seulement un miroitement du néant" (C. Reboul : Proust ou le mémorial de l’illusoire ; Ressurection 1997, n° 69-70, p. 78-80).
Confrontons-le avec cet autre d’un plus ancien et inconnu disciple de Platon :
“Si on le nomme beau /Le beau suressentiel/, c'est en ce sens qu'ensemble il contient toute beauté et surpasse toute beauté, qu'il demeure éternellement beau, d'une beauté identique à soi-même et constante, qui ne naît ni ne périt, ne croît ni ne décroît, car il n'est point beau en ceci et laid en cela, ni tantôt beau et tantôt laid, ni beau selon les points de vue, les lieux où les façons de le considérer, mais bien plutôt d'une beauté constante, qui demeure la même en soi et pour soi, contenant d'avance en soi et de façon transcendante la source originelle de toute beauté” (Pseudo-Denys l’Aéropagite, Les Noms divins ; O. C., Aubier, 1980, p. 101).
Voici ainsi bien défini, plus nettement que par Proust en tout cas, le statut ontologique de ce Beau en qui Urs von Balthazar voyait, après le Vrai et le Bien, le troisième Transcendental.
Les limites entre le Vrai et le Bien, d’une part, le Beau, d’autre part, en vont à devenir insensibles chez saint Thomas d’Aquin, notamment : “Le beau est identique au bien ; leur seule différence procède d’une vue de la raison (...). Les sens les plus intéressés par la beauté sont ceux qui procurent le plus de connaissances, comme la vue et l’ouïe mises au service de la raison ; nous parlons, en effet, de beaux spectacles et de belles musiques. Les objets des autres sens n'évoquent pas l'idée de beauté : on ne parle pas de belles saveurs ou de belles odeurs. Cela montre bien que le beau ajoute au bien un certain rapport à la puissance connaissante” (Thomas d’Aquin : Somme théologique, prima secundae pars, questio 26).
Saint Thomas, le Pseudo-Denis, … ce sont là des références peut-être un peu écrasantes et lointaines. L’idée proustienne du beau comme voie de connaissance, instrument de vérité, associée à un certain dédain pour la simple émotion esthétique, nous la trouvons aussi exprimée en termes simples et contemporains, sur Youtube, par le chef d’orchestre Sergiu Celibidache : “Si à la fin vous dites : “Ah ! comme c'était beau”, alors vous n'avez rien découvert. Ça n'était pas beau, c'était vrai. La beauté n'est rien d'autre qu'une étape intermédiaire vers la vérité” (https://youtu.be/SthKs40CICY, cité in ; Classica, juin 2019, p. 12). Mais Proust lui aussi sait se montrer clair et surtout concis lorsque dans sa préface aux écrits de Ruskin, il avance - comme clandestinement et dans un détour de phrase - cette idée selon laquelle : "Le plaisir esthétique est précisément celui qui accompagne une vérité" (M. Proust : Pastiches et mélanges ; coll. Idées/Gallimard, 1970, p. 170).
Proust, à mesure que sa pensée s’affermit, s’éloigne ainsi jusqu’à s’en moquer de la ferveur esthétisante de sa jeunesse, laquelle le conduisait à traduire Ruskin et à y perdre son temps autant qu’en conversant d’art et de littérature en compagnie de tous les Swann et des Saint-Loup de la terre. Le Proust de la maturité prend place dans une lignée platonicienne autrement austère et ancienne, ravivée par les lectures modernes du début du XXe siècle. Et Mauriac n'en est pas si éloigné, Mauriac, point de départ de cette réflexion, pour qui toute beauté ne vaut que pour cette “source rayonnante” (Pseudo-Denys) dont elle émane, et qui craignait que, chez ses contemporains, cette source même ne fût atteinte et ce, de manière “irréparable”.
Appréhensions exprimées en 1937, et qui étaient au demeurant justifiées si l’on songe au saccage de l’Europe artistique et monumentale accompli sept ans après dans l’indifférence générale de tous les esthètes et prétendus passionnés d’art. Le seul auteur que je connaisse à s'être ému des bombardements opérés par les Alliés sur le monastère du Mont-Cassin et le Campo Santo de Pise est Lucien Rebatet, et l'on devine les raisons de cette indignation sélective (à suivre).
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