"L'art représente la plus grande défaite des hommes" 4

Depuis que j’ai rédigé les épisodes précédents de cette série, consacrée à la religion de l'art, j’ai découvert un article du philosophe et psychologue Théodule Ribot (1839-1916), intitulé “La Passion esthétique”. La lecture de cet article, publié dans la Revue bleue du 6 octobre 1906 (le vrai nom de ce périodique - celui sous lequel il est indexé sur le site Gallica - est la “Revue politique et littéraire”). m’a conduit à compléter les parties 2 et 3 de la série en question (car, dans un blog, grand avantage sur une publication en revue, on peut indéfiniment compléter et corriger les posts déjà mis en ligne !).

Contemporain de Proust, issu du monde universitaire, Ribot a pu, de même que Brichot, fréquenter le salon Verdurin. Peut-être y a t-il croisé le vieux Goncourt ou le jeune Proust. Sans réellement les approcher ni être familier avec eux, il a également pu lui être facile d’avoir connaissance des derniers poètes symbolistes, de lire leurs écrits, d’observer leurs excentricités. L’intérêt de l’étude qu'il a consacrée aux esthètes de ce temps (outre une clarté d’exposition commune à ces penseurs de la Belle-Epoque), c’est que Théodule Ribot porte sur le petit monde d’amateurs d’art dans lequel a baigné Proust un regard à la fois extérieur et attentif. Il perçoit les soubassements religieux et philosophiques de ce qu’il appelle la “passion esthétique” et aussi, de manière moins intéressante pour nous, moins actuelle en tout cas, les risques de dérive pathologique qu’à ses yeux elle comportait : “On sait combien facilement la passion esthétique glisse dans la pathologie (...). La pathologie du sentiment esthétique n'existe pas par elle-même : elle est l'expression, entre beaucoup d'autres, d'une prédisposition morbide qui ne peut suivre cette voix que chez le petit nombre - chez ceux qui ont la puissance de l'imagination créatrice” (T. Ribot : La passion esthétique ; Revue bleue, 6 octobre 1906, p. 419-420). On passera vite sur ces expressions de scientisme moralisant par laquelle Ribot s’affuble pour l’éternité d’une barbiche, d’un lorgnon et d’un chapeau melon.
Lorsqu'il décrit les élément de comportement et de représentation par lesquels se laisse reconnaître la vie “artiste”, on s’attardera davantage sur ses écrits, car on peut y lire curieusement une évocation du type d’existence que Proust fut conduit à adopter une fois qu’il eût décidé d’écrire la Recherche. Ribot perçoit, chez ceux qui se laissent gouverner par la “passion esthétique”, la présence d’une “idée fixe” qui, à la manière d’un “centre d'attraction unique, organise la vie suivant son type propre (...). Aussi exclusive que toute autre de ce qui ne convient pas à sa nature ou ne lui fournit pas d'aliments, elle s'enferme dans un cercle magique infranchissable”. Plus loin, il relève chez les esthètes “le besoin permanent et obsédant de vivre dans un monde autre”, une “nécessité d'être en communion avec l'idéal”, une “recherche du plaisir de la possession qui, satisfaite, recommence, parce que le but poursuivi n'est pas une abstraction, mais un objet d'amour que ces manifestations multiples n'épuisent pas”. Une note en bas de page fournit, comme exemple de cette vie esthétique, “J. Ruskin, avec son horreur de l’industrialisme, des chemins de fer” (op. cit.).
Ribot conclut cette brève évocation par ces lignes : “L'activité esthétique (...) a sa fin en elle-même ; elle réclame la liberté absolue, “un bon plaisir qui ne souffre aucune loi au-dessus d'elle”, ce qui n'est guère moins que la toute-puissance. C'est pourquoi les passionnés de l'art posent comme un postulat indiscutable que l'activité esthétique est supérieure à toutes les autres. Ce que l'histoire nous apprend sur la folie du pouvoir, l'ivresse de la puissance (...) peut, toute proportion gardée, s'appliquer ici. De là, à l'égard des autres, le mépris, parce que parce qu'on se juge supérieur, la haine, si on se juge simplement mésestimé” (op. cit.).
Proust, s’il a lu cette étude, n’aurait certainement pas été flatté d’en être l’objet. Il ne souhaitait pas qu’on vît en lui une sorte de Des Esseintes. D’autant plus que Ribot réserve ses observations, non pas au véritable créateur, mais à l’amateur de frissons que ses cris d’admiration rendent ridicule, au "célibataire de l’art" à la Swann : “Il n'est pas paradoxal de soutenir que la passion esthétique est plutôt propre au dilettante” relève-t-il. En fait, Ribot et Proust ne se contredisent pas à ce sujet. Ils se moquent bien des mêmes personnes. La passion, les émois, la ferveur sont liés, chez l’un comme chez l’autre, à l’amateurisme, au célibat, à la virginité. Mais aux yeux d’un abonné du "Temps" ou de la "Revue des Deux-Mondes", qu’est-ce qui distingue le Proust maniaque et cloîtré des dernières années, martyr de la sainte littérature, idéaliste fou de la vérité par l’art, manquant d’agoniser devant une toile de Vermeer, et quelque excité en perpétuelle extase, comme Ribot en trace le portrait clinique ? On comprend alors la rage de Proust à se dissocier, fût-ce par une certaine méchanceté, des dilettantes et des purs esthètes (alors pourtant que ce n’est pas de leur faute si nous avons Cyril Hanouna et si le niveau des revues politiques et littéraires a baissé depuis 1906 !). Le risque était fort grand pour Proust qu'on le confondît avec eux. Ayant lu, étudié, traduit, préfacé John Ruskin, il connaissait fort bien les tentations, les plaisirs et les limites du pur amour de l'art (à suivre).