"Au point de vue de la morale et des moeurs" 3
La plupart des affaires “chroniquées” par le Mercure de France, que j’ai commentées et citées, de mon côté, dans le post du 24 juillet 2019, ont trait à des cas de défaillance conjugale relativement “classiques”. Les magistrats disposaient, pour bien les traiter, de précédents jurisprudentiels pas toujours très cohérents entre eux, certes, mais entre lesquels ils pouvaient choisir. Et surtout il pouvait leur échoir des “dossiers faciles”. Notamment, ceux qui présentaient à juger des mariages non consommés du fait de la volonté de l’époux, l’épouse étant restée vierge après plusieurs mois de mariage. Soit que son partenaire ait été comme André Gide homosexuel, soit que, victime d’un “mariage arrangé”, il ait répugné à se soumettre aux “obligations” en découlant. “L’injure grave” faite à l’épouse était alors démontrée du seul fait de sa virginité et le divorce aux torts de l‘époux lui était accordé aux termes d’un arrêt laconique. L’affaire toutefois pouvait s’avérer plus compliquée : l’époux ne se montrait pas conciliant, il déniait sa prétendue impuissance, invoquait à son tout les torts de l’épouse, son peu d’attraits, sa froideur, sa mauvaise volonté à se plier à ses exigences. La rédaction de l’arrêt ou du jugement nécessitait alors un certain tour de main : il fallait parvenir à exposer des faits “délicats”, tout dire sans choquer personne, sans froisser les parties intéressées, sachant que le but n’était pas non plus d’amuser les lecteurs de revues juridiques.
Les magistrats de l’époque étaient rompus à cet exercice. Leurs décisions (je parle là de celles des cours et tribunaux, pas de celles de la Cour de cassation soumises à “l’imperatoria brevitas”) sont toujours très circonstanciées, explicites et précises autant qu’elles peuvent l’être, parfois même bavardes. De vraies “tranches de vie” y transparaissent. De sorte qu’on se plaît à les lire, quelle que soit l’aridité de la matière qu’elles abordent. Le caractère délicieusement désuet du vocabulaire employé, le peu de retenue avec lequel les magistrats donnent leur avis personnel sur les faits et arguments qu’ils exposent, la propension irrépressible qui est la leur à vouloir tout considérer sous l’angle de la morale, la solennité dont s’empare tout à coup leur ton lorsqu’au terme de leur raisonnement, il leur faut conclure par l’affirmation d’un beau et grand principe, toute cette rhétorique judiciaire, qui ne se confondait pas avec celle des avocats ni des professeurs, berce l’esprit, le satisfait quelle que soit la solution adoptée, lui inspire un sentiment de sécurité, de confort, de tranquillité intellectuels que l’on ne ressent plus guère aujourd’hui devant quelque prose juridico-administrative que ce soit.
Les juges se gardaient alors de revendiquer un pouvoir propre... Ils se bornaient à psalmodier des hymnes et des mélopées sur un rythme égal et des accords toujours consonants. Lorsqu’on tend l’oreille, que l’on se décide à écouter les paroles, on s’aperçoit que ce sont celles d’une dispute plutôt raide où des opinions contraires se confrontent jusqu’à l’anéantissement total de l’une d’elles. Mais l’on fait confiance à l’inattention du public, à la rapidité avec laquelle il perd le fil de la discussion, se prend à somnoler. C’est à cette condition - le sommeil des non-juristes - qu’une discussion entre professionnels du droit peut confortablement s’établir.
Pour en revenir à nos cas de jurisprudence, il en est un qui mérite qu’on l’examine à part de tous les autres tant il est intéressant encore aujourd’hui. C’est celui qui, à partir d’un arrêt de la cour d’appel de Douai, a conduit la Cour de cassation à se prononcer sur le droit au mariage des personnes de sexe mouvant ou indéterminé. Ces “êtres”, comme on les appelait, qui ne sont vraiment ni des hommes ni des femmes. Pour le coup, l’affrontement avait été vif entre les juridictions saisies, les opinions tranchées de part et d’autre.
Je reproduis d’abord ci dessous l’arrêt de la cour, celui même qui entendait se placer "au point de vue de la morale et des moeurs". Les conclusions du Procureur général de la Cour de cassation sont si amples (160.000 signes !), si fortement pensées et rédigées qu’elles méritent de faire l’objet d’un commentaire particulier.
L’arrêt de la cour, quant à lui, développe sa thèse d’une manière parfaitement manière claire et explicite, parfois crue, de sorte qu’il se passe de paraphrase explicative. J’ai évoqué précédemment l’homogénéité sociale et culturelle des magistrats de la Belle Epoque. Cette homogénéité ne se rencontrait plus dès que l’on abordait le domaine de la politique. Les républicains laïques et les conservateurs cléricaux s’affrontaient plus que jamais dans ces années qui suivent de peu l’affaire Dreyfus et précèdent la loi de séparation. Chacun choisit son camp, brandit ses drapeaux, charge l’adversaire.
Ainsi reconnaît-on, sous la litanie serrée des “attendus” de l’arrêt, toute une anthropologie fortement marquée par le catholicisme tridentin. L’injonction adressée aux ouailles est celle de l’Ancien Testament : croître et se multiplier. Aussi le droit de la famille issu du Code Napoléon, malgré tout le respect qu’on lui doit, ne saurait-il, pour de bons chrétiens, faire obstacle à la pulsion sexuelle. Celle-ci est saine dès qu’elle est orientée vers la reproduction. Il en résulte une conception du mariage, rude mais pleine de santé, selon laquelle celui-ci ne doit être ni stérile ni frustrant ni platonique. Une épouse doit comporter tout ce qu’il faut à cet égard, pas seulement “l’apanage externe” mais tout le reste également ! Et cela, les juges de Douai, en cette année 1901, se sont employés à le formuler avec toute la clarté et la franchise requises.
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CA Douai, 14 mai 1901 ; D.1904, 1, p. 395
La demoiselle D... a contracté mariage au mois d'avril 1899 avec le sieur G... En octobre de la même année, le sieur G... a formé contre sa femme devant le tribunal civil de Lille une demande aux fins de voir déclarer nul son mariage par le motif que la dame G... manquait des organes caractéristiques du sexe féminin et que l'absence de ses organes constituait un défaut de sexe. Sur cette demande, le tribunal a, le 18 janvier 1900, rendu un jugement nommant des experts afin de visiter la dame G... Après le dépôt par ceux-ci de leur rapport, le tribunal civil de Lille a rendu, le 22 novembre 1900, un jugement déclarant nul le mariage des époux G... Sur appel interjeté par la dame G..., la cour de Douai a rendu, le 14 mai 1901, un arrêt confirmatif ainsi conçu :
Attendu que la prétention de la dame G..., si elle était admise aurait pour résultat de maintenir le sieur G... dans les liens du mariage où il ne rencontrerait ni la satisfaction des besoins sexuels, ni l'espoir, si universellement conçu, si légitime et si respectable, de reporter son affection sur sa descendance, ni l'espérance non plus, si douce à l'esprit humain, d'assurer la continuation de sa personnalité dans cette descendance ;
Attendu que G..., dans le cas où il n'accepterait pas les privations de tout genre que comporte une pareille union, se verrait exposé, le cas échéant, soit au sanction de la loi pénale en cas d'adultère, soit aux rigueurs de la loi civile en cas d'abandon de sa femme, refus de cohabitation, etc.
Attendu qu'avant d'admettre que la loi soumet à une telle épreuve un conjoint qui n'a eu aucun tort, et qui est victime d'une tare constitutionnelle de l'autre conjoint, tare dont il ne pouvait se rendre compte avant la célébration du mariage, il convient de rechercher si cette solution s'impose au juge, chargé d'interpréter la loi, d'une façon tellement inéluctable qu'il soit obligé de la consacrer ;
Attendu que, s'il arrive quelquefois à la loi de léser certains intérêts particuliers et personnels, elle ne le fait jamais et n’a droit de le faire que si sa décision est imposée par un intérêt supérieur où d'ordre public ;
Attendu qu'on ne voit pas quel intérêt supérieur de morale, d'humanité ou d'ordre public imposerait le maintien d'un mariage dans les conditions afférentes à l'union des époux G... ; mais qu'au contraire, le maintien de cette union semble ne pouvoir favoriser ou encourager que les individus assez négligents pour ne pas tenir compte de leurs tares constitutionnelles, ou d'assez mauvaise foi pour les cacher ;
Attendu que tel est précisément le cas de la dame G... ; que celle-ci, n'ayant jamais eu ses menstrues, ne pouvait ignorer tout ce que ce fait a d’anormal et de préjudiciable au point de vue matrimonial, et qu'il ne tenait qu'à elle, en recourant aux conseils des médecins, de vérifier quelles pouvaient être ses aptitudes physiques, au point de vue du mariage ; qu'en ne tenant aucun compte de cet état physiologique, elle a tout au moins commis une grave imprudence, sinon une faute, dont elle ne peut se plaindre d'avoir à supporter les conséquences ;
Attendu que la dame G..., n'ayant point en sa faveur l’équité, compte, pour faire admettre sa demande, sur le mutisme du législateur au sujet des nullités de mariage qu’on invoque contre elle ;
Attendu, en effet, que le code civil n'a point expressément fait un cas de nullité du mariage du défaut de conformation sexuelle de l'un des époux ; mais que le sieur G... soutient que, lorsque les organes sexuels font défaut, comme dans l'espèce, l'individu doit être considéré comme n'appartenant pas au sexe qu’annonce sa conformation extérieure, et que, dès lors, l'union avec une personne ainsi constituée n'est pas un mariage ;
Attendu, en ce qui concerne la prétention de G..., que, de tout temps, chez tous les peuples, dans la terminologie juridique, religieuse ou philosophique, on a désigné sous le nom de mariage, toujours et exclusivement, la consécration de l'union entre un homme et une femme, union impliquant des relations sexuelles à venir, et la procréation d'une famille dans des conditions déterminées par les lois, la religion et les moeurs ;
Attendu que, si le mariage comporte, pour le bon fonctionnement de la vie conjugale, et si la loi prescrit la mise en commun de qualités morales et d'intérêts matériels, on n'a jamais considéré cette mise en commun comme constituant un mariage, lorsqu'elle avait lieu en dehors de toute idée de rapprochement sexuel ; qu’ainsi les lois n’ont jamais réglementé l'association que faisaient dans ces conditions un homme et une femme réunis par un sentiment de mutuelle estime, une communauté d'intérêt, une pensée d'assistance réciproque ;
Attendu, à la vérité, que les lois n'ont pas refusé la consécration du mariage à l'union de deux personnes trop âgées pour créer une descendance, ou même sur le point de quitter la vie ; mais que, si de pareilles unions ont été consacrées par respect des bienséances ou pour donner satisfaction à des sentiments d'affection invétérés et louables, par contre, la plupart des législations civile et religieuse ont admis la nullité du mariage en cas de stérilité de la femme ou d'impuissance du mari, lorsque les époux sont jeunes et paraissent bien constitués ;
Attendu que telle était la législation française avant la promulgation du code civil ; que celui-ci, sans doute, n'a pas admis comme une cause de nullité de mariage la stérilité et l’impuissance ; qu'il l’a fait avec raison, par suite de la difficulté d'arriver à la de phénomène dont les causes sont mystérieuses, relatives, souvent temporaires et guérissables ; mais qu'il ne s'ensuit pas de ce rejet qu'il ait cessé de considérer le mariage comme une union sexuelle ayant pour but primordial et prépondérant la fondation d'une famille ;
Attendu que cette pensée s'accuse nettement dans l'article 144, interdisant le mariage entre époux trop jeunes, et dans l'article 203 du code civil qui place en tête des obligations des époux celles de nourrir, entretenir et élever leurs enfants ;
Attendu, dès lors, que, lorsque le code a prévu l'union d'un homme et d'une femme, il a entendu parler de l'union de deux êtres humains appartenant, par leur organisation toute entière, l'un au sexe masculin, l'autre au sexe féminin, et non de deux être différents quelconques ;
Attendu que ce qui caractérise le sexe, d'après tous les auteurs traitant de physiologie et de biologie, ce sont les organes faisant de l'un des êtres un mâle et de l'autre une femelle, et non point des apparences et une conformation extérieure qui ne sont que des accessoires les rattachant à un sexe plutôt qu'à l'autre ;
Attendu que la dame G... n'ayant, de l’avis des médecins, ni vagin, ni ovaire, ni matrice, est dénuée des organes constituant le sexe féminin, bien qu'elle possède des des seins, la conformation du bassin, et le clitoris, qui sont l'apanage externe de ce sexe ; qu'en réalité, elle n'est pas une femme, mais une personnalité incomplète, avec laquelle la loi n'a jamais pu vouloir imposer l'union à un homme qui, ignorant ce défaut d'organisme lorsqu'il a contracté ce mariage, ne peut être censé en avoir accepté les conséquences ;
Attendu qu’au point de vue de la morale et des moeurs, le législateur n'a jamais pu vouloir et prescrire le maintien d'une union dans laquelle il ne pourrait exister que des relations immorales ou même contre nature entre les époux ;
Attendu qu'il résulte de toutes les considérations qui viennent d'être exposées, que la nullité du mariage, pour les raisons invoquées par le sieur G..., est conforme aux textes et à l'esprit du code civil et de nos principes de morale...
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