Simon Liberati en antiquaire
Je savais, par des recensions de presse, que Simon Liberati a consacré un livre à son épouse Eva Ionesco. Il y a retracé l’exploitation à laquelle s'est livrée sur elle, au cours de son enfance et de son adolescence, sa mère, la photographe Irina Ionesco. Ceux qui suivent bien l’actualité littéraire et les chroniques de Frédéric Beigbeder savent également que Liberati a rédigé une libre biographie de Jayne Mansfield. Ce que j’ignorais, c’est qu’il est également l’auteur d’un recueil de chroniques publié chez Flammarion en 2013, intitulé “113 études de littérature romantique”. Il ne s’agit pas de littérature romantique au sens que les historiens de la littérature donnent à cette expression. Comme le précise S. Liberati en introduction : “On ne trouvera dans ces mélanges aucun livre contemporain ou presque. Je n’en lis pas. Parfois ces articles ne traitent pas de littérature, souvent ils n’ont qu’un rapport éloigné avec le mouvement romantique” (p. 15). Leur point de jonction se trouve dans ce que Liberati appelle son “côté antiquaire”. Ils réunissent, de manière pas si hétéroclite que cela, tout ce que notre culture, y compris sa part la plus vénérable, comporte de marginal, de délaissé, d’un peu oublié. Dans les grands salons aux fauteuil recouverts de housses, Liberati explore les recoins que l’inattention a laissé s’empoussiérer. Il le fait avec énergie, méthode et détermination. A la manière d’un enfant ou d’un chaton qui renifle avec un intérêt égal les menus débris qui s’y cachent.
Pour donner un exemple de cette quête et de ses récompenses, quelques pages - la 7ème étude (pp. 53-56) par exemple - qui sont elles-mêmes le commentaire de quelques pages de Lucien Rebatet. Rebatet n’est pas du tout un auteur inconnu ou oublié, et il a cessé d’être un auteur maudit. Les Décombres, à la faveur de leur réédition en 2015 dans la collection “Bouquins”, ont suscité un mouvement d’intérêt et de curiosité et, comme on pouvait s’y attendre, un bref frémissement de polémique vite éteint grâce au renom académique des responsables de l’édition critique. Les Deux Etendards conservent leur “fan-club”, étroit mais fervent, et ils n’ont jamais cessé d’être édités, même si Gallimard le fait avec discrétion, maintenant le volume dans l’austérité de sa présentation d’origine : collection blanche et sans jaquette. Les articles de critique cinématographique, parues dans "Je suis partout" et signées François Vinneuil, ont à leur tour été réédités. Aucun libraire ne les met certes en évidence sur ses étals, ni même dans ses rayonnages, mais qu’importe ? Tout curieux peut se les procurer sur Amazon. Le Journal, il est vrai, reste inédit mais il finira bien un jour par paraître à la lumière. Bref, évoquer Rebatet en 2013, en parler sous un angle littéraire, ne saurait a priori constituer un exploit. Mais en revanche qui connaît le François Vinneuil de l’après-guerre ? Celui notamment qui écrivait dans "Le Spectacle du Monde" ? Or ce sont dans les anciens numéros de ce magazine disparu, du type de ceux qui dorment dans des armoires de famille, qu’est allé fouiller Simon Liberati, c’est là qu’il a trouvé la recension que fit en 1965 Rebatet du Sandra de Visconti. Rebatet évoque ce qui l’a frappé dans ce film : "les noirs et les blancs" dont Visconti joue "avec autant d'instinct pictural que de la palette éclatante du Guépard", les “bibelots admirablement photographiés”, “un vieux palais baroque, une atmosphère d’orages”... (op. cit., p. 55).
Cet article soigneusement rédigé par un esthète, né comme Visconti au tout début du XXe siècle, est, lui-même, devenu, par sa rareté, ses chantournures, un bibelot, l’un de ceux que les accessoiristes dénichent et vont rapporter tout fiers de leur trouvaille au régisseur et au metteur en scène. En amateur éclairé, Simon Liberati le palpe et l’apprécie, l’ajoute à sa collection. Le voici maintenant en vitrine, très loin de nous, rendu visible cependant, si ce n’est familier, par le doigt pointé vers lui d’un antiquaire, barbu et chevelu tel que nous apparaît Simon Liberati en quatrième de couverture. Et qui nous vante en tant que “matière à rêverie” cette “ordure biscornue” qu’il a “ramassée comme “aux puces” ("ordure biscornue", ce terme inventé par Liberati, désigne tout ce que Rebatet n’aimait pas dans le cinéma de Visconti : ses surcharges de décor, ses obscurités d’action, son “art d’étalagiste cultivé”).
Autre exemple de ces curiosités et excentricités qui font tout l'intérêt des Etudes de littérature romantique : “J'ai acheté l'an dernier une trentaine de tomes de la Revue des Études latines, l'annuaire publié par le Centre des études latines. L'ensemble des numéros couvre les années d'après-guerre (...). Ces trente volumes ont été transportés en train, sac par sac, pendant plusieurs semaines. Autour de moi, on me regardait comme un fou…” (op. cit., p. 85). Liberati connaît la richesse secrète de ces “revues-papier” reliées par années de parution et vendues en bloc par des brocanteurs de province ravis de s’en défaire. Après quoi s’imposent pour leur acquéreur les tâches de manutention, les convoyages de sacs et de carton, les entreposages le long de murs et de rayonnages qu’il faut bien arriver à s’aménager au prix du mètre carré parisien. Mais c’est à ce prix que l’on trouve ce qu'on n'a pas cherché au départ, ce dont nul moteur de recherche ne saura relier les mots-clés, tant leur combinaison est improbable. Tels ceux de “Stace” et de “marine à voile”.
Stace est un poète latin “imitateur de Virgile, léger, emphatique, illisible aujourd’hui” (op. cit. p. 86). En 1947, il se trouve que quelques-uns de ses vers tombent sous les yeux de M. André Pézard (1893-1984), spécialiste de Dante, professeur de lettres et civilisation italiennes au Collège de France. M. Pézard s’adonnait, durant ses loisirs, à la navigation de plaisance. Quel ne fut son bonheur à s’apercevoir que les vers de Stace en question constituaient la description très exacte de la manière dont s’effectuait au 1er siècle après J.C. une manoeuvre de voile dans la baie de Capri, comment les navires abordent, comment ils appareillent ! Quel sens alors donner au pluriel, dans le poème de Stace, conféré au mot sipara vela, soit le hunier en français. Des voiliers comportant deux huniers, qu’est-ce à dire ? A. Pézard cherche une explication et la trouve. Ce travail, comme le dit bien S. Liberati, “se ressent de l'allégresse d'un homme qui a réussi à joindre deux passions : l'érudition et le loisir”. Liberati reconnaît n’avoir pas lu jusqu’au bout l'article qu'il commente. Mais il sait rendre le plus juste hommage au charme d’écriture qui se dégage, comme d’un vieux cuir odorant, des écrits du type d’universitaire à l'ancienne que fut André Pézard.
André Pézard
Appartenant à la classe 1913, reçu à l’ENS le 25 juillet 1914 dans la même promotion que Marcel Déat, André Pézard a été mobilisé deux semaines après dans l’infanterie. Blessé en 1916, retiré du front, il passe son agrégation en 1919.
Au cours de leur jeunesse, à la fois guerrière et normalienne, Pézard et Déat ont donc vécu ces même expériences : l’incorporation et l’entrée en guerre, à peine proclamés les résultats du concours, le peloton d‘élève-officier, puis plusieurs années passées à commander, comme lieutenant ou capitaine, des sections ou des compagnies de fantassins. Enfin, une fois la guerre terminée, le retour à l’Ecole et à la vie d’étudiant, le concours d’agrégation, le professorat. Ce que je trouve le plus étonnant dans ces destinées, c’est que ces anciens officiers, après avoir commandé des troupes au feu, avoir été blessés, avoir tué peut-être, ont pu ensuite, redevenir de jeunes normaliens, se soumettre sans difficultés majeures aux contraintes de la vie scolaire, prendre au sérieux les épreuves d’un concours… Maurice Genevoix pour sa part s’en est montré incapable, et je le comprends davantage.
Revenons à André Pézard qui, poursuivant une carrière universitaire d'"italianiste", traduisit Dante en Pléiade et enseigna au Collège de France. Un témoignage sur sa vie de soldat, d’érudites études comme celle rédigée sur Stace, ont parsemé d’écrits cette digne carrière : “Les meilleurs universitaires sont ainsi, on attrape à leur contact un désintérêt bénédictin pour les passions présentes. Voilà sans doute pourquoi leur compagnie me rafraîchit. Un parti pris égoïste, une forme soignée, un pinceau fin, une délicatesse ferme d'archéologue, toutes ces qualités sont de bons contrepoisons contre le flou et l'hystérie du monde” (op. cit. p. 92).
Ce contrepoison a son prix. Simon Liberati a eu bien de la chance d'acquérir à un prix qu’on imagine modique une série complète de la "Revue des études latines" (REL). Cette revue est en effet inaccessible sur Gallica (sur le site duquel je me suis précipité après avoir lu cette 17e étude de l’ouvrage). Il existe en revanche un site propre de la Société des études latines ouvrant l’accès à tous les numéros numérisés de la REL. Mais pour en profiter réellement, il faut être membre de ladite société. Sans quoi le tarif de la connexion unique est de 70 euros, sans autre formule d’abonnement. Tout n’est pas gratuit sur Internet ! L’accès aux écrits de Patrick Boucheron, qui a préfacé un recueil d'articles consacré à la mémoire d'A. Pézard, est bien moins coûteux. Mais ils ne constituent nullement, tant le monde des universitaires a changé, un “bon contrepoison contre le flou et l'hystérie du monde”.
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