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Madame André Maurois, 2


Prenant acte de l’échec de son premier mariage, Simone de Caillavet analyse les suites qu’elle doit tirer de cette mésaventure. Face à un contexte politique et social renouvelé, il lui faut adopter une nouvelle stratégie, se fixer d’autres objectifs.

Un mari riche et bête, comme l’était le précédent, dont les minces avantages étaient dus à un titre de diplomate et à une petite fortune familiale, cela ne peut plus dans les années 1920 apporter la moindre garantie de stabilité. Les frontières, les régimes politiques bougent de manière imprévisible, surtout dans les Balkans : être diplomate d’un petit pays, en de telles conditions, c’est danser sur les flots pour ensuite échouer sur le sable. Miser sur les espérances légitimes d’un fils de bonne famille est tout autant risqué : en une époque de révolutions, de crises économiques et d’inflation, les titres de rente fondent ou s’évanouissent, les héritages s‘évaporent.

Simone n’a d'ailleurs pas tardé à s’en apercevoir : Après avoir été épousé, Georges Stoicesco est certes toujours aussi bête ; en revanche il n’apparaît plus aussi riche et sa femme s’en désole, pensant à d’autres “partis” plus avantageux qu’elle avait laissé échapper : “B. a épousé, mardi dernier, une veuve. Elle a 100.000 francs de rente mais lui en a 1.500.000 !... Vraiment, quand je pense que j'aurais pu faire ce mariage éblouissant, que j'ai été à la veille de le faire, je ne peux pas m'empêcher de trouver que nous avons été tous idiots de ne pas multiplier nos efforts pour en hâter la conclusion. Du moment que l'on fait un mariage d'argent sans amour, il faut le faire le plus riche possible. J'ai fini, sept ans plus tard, par faire un médiocre mariage d'argent, au lieu de ce parti inespéré qui m'épousait sous le régime de la communauté ! Vraiment, c'est enrageant” (Lettre de S. de Cavaillet à sa mère, avril-mai 1920, citée in : M. Maurois : Déchirez cette lettre ; Flammarion, 1990, p. 227).


Par ailleurs, Simone est certes fort indifférente aux plaisirs de la chair : “D'après les confidences de Simone Maurois, celle-ci est frigide et a la chose en horreur, malgré psychanalyses et soins médicaux” (P. Morand ; Correspondance Paul-Morand-Jacques Chardonne, 1961-1963, Gallimard, 2015, p. 162). Elle n’en est pas moins un peu vexée de n’avoir jamais eu à se refuser à un mari très peu ardent avec qui les rapports sexuels se sont, en 4 ans, comptés sur les doigts d’un seule main. Mais le comble est qu’en ce peu d’occasions propices, Georges Stoicesco a tout de même trouvé le moyen de lui faire un enfant ! Or Simone est logique avec elle-même : peu attirée par le sexe, elle ne l’est pas davantage par la maternité.

N’osant toutefois pas recourir à un avortement, elle opte pour la solution de la fausse couche, elle fait du sport, elle prend des risques... Et, résolue dans ce beau projet, elle s’en ouvre à sa mère avec la stupéfiante crudité de langage qui la caractérise : “Ne nous attendrissons surtout pas sur l’innocent petit être. S'il résiste à l'exercice effréné que je vais continuer à m'imposer, je compte, dès que je sortirai de la maison de santé où il faudra bien que je me réfugie pour accoucher, l'expédier à Bucarest par le Simplon Orient-Express afin que mes beaux-parents se chargent de l’élever (...). Je ne vais pas m'attendrir sur le compte de cet avorton roumain : d'abord parce qu'un petit roumain, c'est forcément de la mauvaise graine de sale individu, et ensuite parce que je le déteste déjà aussi profondément qu'il est possible de haïr une chose impersonnelle. D'ailleurs ce ne sera pas un être humain : ce sera un bloc d'acide urique. Étant donné que Georges a refusé de me payer la cure salutaire qui m'aurait désintoxiquée, son moutard naîtra sans doute malade, s'il n'est infirme ou idiot” (Lettre de S. de Cavaillet à sa mère, août 1920, citée in : M. Maurois, op. cit. p. 242).

Malheureusement pour Simone, ses efforts n’y feront rien. Le “bloc d’acide urique” naîtra sous le prénom de Françoise. Ce sera une fillette frêle et sensible, qui ne trouvera de l’amour qu’auprès d’André Maurois et des enfants de celui-ci et qui mourra à 9 ans, seule, dans une sorte de sanatorium. "Peut-on aimer une fille quand on ne s'aime pas comme femme et qu'on n'aime pas l'homme avec qui l'enfant a été conçue ?" (C. Eliatcheff et N. Heinich : Mères-filles, 2002 ; rééd. Le Livre de poche, 2003, p. 82).


Revenons à Simone et à ses ambitions. Il lui faut, pour les réaliser, miser sur ses qualités : son intelligence, sa puissance de travail, sa connaissance de la dactylographie, sa connaissance des milieux mondains et littéraires. Il lui faut également capitaliser sur une tradition familiale pas encore tout-à-fait oubliée : la grand mère Léontine, son salon, le rôle d’égérie et de protectrice qu’elle a jouée auprès d’un grand écrivain (le couple qu’elle a jadis formée avec A. France correspondrait, dans la “Recherche du Temps perdu”, à celui de Mme Verdurin et de Bergotte).

C’est donc décidé ! Le prochain mari sera un écrivain. Simone assurera son secrétariat, se chargera de ses relations publiques, l’aidera dans ses recherches ; elle le fera travailler comme Léontine Arman de Caillavet avait impitoyablement fait travailler le paresseux Anatole France. Ainsi sera-t-il misé cette fois-ci, non plus sur les valeurs effondrées de la défunte Belle-Epoque mais sur du solide, du pérenne : les droits d’auteur, les gros tirages, les honneurs littéraires, la célébrité internationale.

Reste à le trouver, ce grand écrivain…

Paul Morand, qui a formé avec Hélène Stoudzo un couple mondain et littéraire symétrique et ennemi de celui d’André Maurois et Simone de Caillavet, a raconté de manière drôle comment cette dernière, assistée, pour l’occasion, de sa mère, a mené en 1924 sa chasse aux hommes de lettres célibataires :

“27 mars 1970. - Michelle Maurois a fait un livre sur Simone, sa belle-mère, qu'elle déteste. Elle est venue demander à Hélène des souvenirs, du temps ou Simone était mariée au premier secrétaire de la légation de Roumanie à Paris, Stoicesco. Hélène l'a fait rire en lui racontant la file des traquenards tendue avenue Hoche par Mme Pouquet pour coller sa fille divorcée à un jeune littérateur ambitieux, avec déjeuners flanqués de deux académiciens prometteurs de gloire prochaine et future pour l’élu. Ainsi, Giraudoux, puis moi (on m'avait installé près de L. Barthou et de R. de Flers) ; puis Pierre Benoit. Autant d'échecs, célibataires endurcis. Quelques années plus tard, Gérard Bauer s'était proposé, mais éliminé. C'est alors que la terrible Pouquet fondit sur le veuf de chez Grasset, Maurois”. (P. Morand : Journal inutile, 1968-1972 ; Gallimard, 2001, p. 376).


Maurois était encore à l’époque un provincial naïf qui connaissait mal les arcanes de la vie mondaine parisienne. La perspective de dîner chez Jeanne Pouquet l’avait attiré par la croyance qu’il y rencontrerait Léontine Arman de Caillavet en personne. il ignorait que celle-ci était morte depuis 15 ans et que la Madame de Caillavet qu’on l’invitait à rencontrer était en fait sa petite-fille. Il espérait également pouvoir profiter de la conversation du maréchal Pétain qu’il admirait beaucoup et qui devrait présider le dîner. Mais Pétain fit faux-bond. Maurois, qui s’attendait à dîner entre deux illustres vieillards, se retrouva donc presque seul et relativement désarmé, face à une divorcée de trente ans dont il ignorait tout mais qui, elle, le connaissait parfaitement et avait lu tous ses livres.

André Maurois toutefois n’était pas si facile à conquérir. Il n’était pas seulement un écrivain reconnu et souhaitant l’être encore davantage. C’était aussi un veuf inconsolé, père de trois enfants, habité par le souvenir d’un très jolie femme, ce qui ne faisait pas de lui une proie facile.. Simone de Caillavet, outre qu'elle ne se faisait pas d'illusion sur sa capacité à "vamper" qui que ce soit, savait en outre qu’elle devrait se battre contre le fantôme de l’épouse défunte, se glisser, elle et sa fille, dans une famille déjà constituée, se faire accepter par elle ou du moins la dominer. Un rôle de marâtre va s’offrir à elle. Elle n’aura pas trop de toute sa méchanceté pour l’assumer… (à suivre)







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