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Madame André Maurois, 3


Simone de Caillavet mérite peut-être, maintenant, qu’on lui concède un petit entracte ; elle y apparaîtra sous un jour moins détestable que dans les épisodes qui précèdent et dans ceux qui suivront.

Son auguste généalogie littéraire fait déjà d’elle, comme on l’a indiqué, la petite-fille d’une protectrice des lettres et d’une muse académicienne, Léontine Arman de Caillavet, et la fille, sinon de Gilberte Swann, du moins de la jolie dame qui en fut le modèle, Jeanne Pouquet. Fait moins connu : elle est également la fille, sinon, de Robert de Saint-Loup, du moins de celui qui là également lui servit de modèle.



Car c’est Gaston de Caillavet, le dramaturge, auteur avec Robert de Flers de L’Habit vert et d’autres pièces à succès, que l’on reconnaît sous les traits de l’aimable militaire dont le narrateur de la Recherche du Temps perdu fait la connaissance au cours d’une permission et qui devient ensuite son seul véritable ami.

Précisons que Gaston de Caillavet aurait partagé avec bien d’autres personnages (notamment avec Bertrand de Fénelon) ce privilège d’avoir inspiré Robert de Saint-Loup. Mais il faut prendre garde que pour des raisons tant de prudence vis-à-vis de ses relations que de coquetterie littéraire, Proust s’efforçait de brouiller les pistes quant aux clés de ses personnages, déclarant à tout coup “qu'il ne se servait jamais de ses amis et relations mondaines ou tout-à-fait incidemment et pour des détails sans importance” (M. Martin du Gard: Les Mémorables ; Gallimard, 1999, p. 207, n. 1). Alors que chez lui, rares sont les détails sans importance : "L'écrivain (...) dictait à ses yeux et à ses oreilles de retenir à jamais ce qui semblait aux autres des riens puérils, l'accent avec lequel avait été dit une phrase, et l'air de figure et le mouvement d'épaule qu’avait fait à un certain moment telle personne dont il /l'écrivain/ ne sait peut-être rien d'autre, il y a de cela bien des années, et cela parce que cet accent, il l'avait déjà entendu, ou sentait qu'il pourrait le réentendre, que c'était quelque chose de renouvelable, de durable" (M. Proust : Le Temps retrouvé ; Le Livre de poche, 1967, p. 262)



Ainsi est-ce un détail, un souvenir non porteur de vérité mais retenu à jamais, moment où Proust fait connaissance de Gaston de Caillavet. Le narrateur rencontre Saint-Loup dans une circonstance semblable, lors d’un séjour en permission. Caillavet devient ensuite un ami et le restera, ce qui, dans le cas de Proust, constitue une véritable limite : Caillavet n’aimait que les femmes et Proust de son côté n’est pas tombé amoureux de Caillavet. C'est du moins l'opinion de Ghislain de Diesbach (Proust, Perrin, 1991, p. 99) ; Virginie Greene, qui a rédigé les notices biographiques de l'édition 2004 de la correspondance de Proust, pense il est vrai que ce dernier aurait éprouvé à l"égard de son ami Gaston un "amour inavoué" (M. Proust : Lettres, Plon, 2004, p. 1197), mais on peut douter de la réalité de ce sentiment, que n'appuie ni aveu ni témoignage ni signe perceptible.

Les rapports avec Gaston de Caillavet, ainsi qu'avec quelques autres, n’ont ainsi donné lieu qu’à d’aimables et superficielles conversations au cours desquelles Proust ressentait la sensation de perdre le temps qu’il aurait mieux fait de consacrer à ses livres. “L'artiste qui renonce à une heure de travail pour une heure de causerie avec un ami, sait qu'il sacrifie une réalité pour quelque chose qui n'existe pas” (M. Proust : Le Temps retrouvé, op. cit. p. 232). L’amitié, ne cesse de répéter le narrateur, c’est pauvre et décevant.


Peut-être cette pauvreté tient-elle à l’absence de charge érotique ou amoureuse de la relation, la convention narrative de la Recherche (un narrateur hétérosexuel) impliquant en effet que les amitiés masculines soient privées, et de manière irrémédiable, de cette indispensable source d'excitation et de souffrance.

Peut-être aussi, l’ennui éprouvé par le narrateur tiendrait-il, comme Jean-François Revel en fait l’hypothèse, à ce que Proust, dans sa recherche d’interlocuteurs avec qui il pourrait échanger des idées, serait en fait “mal tombé” : “Malheureusement Proust est mal tombé avec la première incarnation de Robert, un Robert fort aimable, affectueux, plein de vitalité, mais intellectuellement assez limité, quoique hélas ! avide de se faire exposer des “points de vue”. La fatigue de Proust ne provient en l'espèce que du niveau des gens qu'il fréquente” (J.F. Revel : Sur Proust ; coll. Bouquins, 1997, p. 367-369). Ainsi Proust, à force de cantonner ses relations au meilleur “monde”, aurait-il pris le risque de n’y rencontrer jamais que des imbéciles.

Le mépris que manifeste ici Revel tient pour une bonne part à ce que le “monde” de Proust avait, à l’époque où il écrivait ces lignes, perdu toute valeur non seulement intellectuelle mais aussi sociale. Le vrai “monde” dans les années 1960, c’était déjà celui formé par Revel lui-même et ses confrères intellectuels de gauche et journalistes de news magazines : Jean Daniel, Olivier Todd, Françoise Giroud, Georges Suffert, etc. A côté de leur puissance de frappe médiatique, que pouvaient encore représenter les survivants de l’époque de Proust, les Morand, les Caillavet, les Fabre-Luce avec leurs dîners en ville et leur pétainisme d’outre-tombe ? Cela n’implique pas pour autant que le monde de 1910 ne valait pas celui des sixties, même s’il est certain qu’aucun des deux ne valait celui de la Restauration (Rémusat dépensera moins de peine et d’énergie à converser avec Mme de Staël que Proust à se faire admettre auprès d’une sotte telle que Mme de Chevigné). Le triomphe de Revel et consorts, ce n’est que la victoire de Bloch sur Mme de Guermantes, de Lousteau sur M. de Marsay.

Gardons-nous donc de dauber sur de charmants convives dont aucune raison ne permet de penser qu’ils aient été stupides et incapables de soutenir une conversation avec Proust. Celui-ci, qui ne cesse d'insister sur les limites de l'intelligence en général, se forgea cette conviction indépendamment des individus particuliers auxquels il eut affaire. Et, comme en témoigne Cocteau, il sut, pour les besoins de ses joutes verbales, trouver les partenaires qu’il lui fallait : Cocteau justement, Morand, Berl mais aussi justement Gaston de Caillavet et Robert de Flers, son condisciple du lycée Condorcet. Il lui suffit d’associer le prénom de l’un et la bonne grâce amicale de l’autre pour obtenir le Robert de Saint-Loup de la première partie de la Recherche, celui qui est parfaitement convenable en ce qu’il n’a de goût que pour les dames...


L’on comprend que lorsqu’il fallut donner un enfant au couple que formaient Gilberte Swann et Robert de Saint-Loup, Marcel Proust n’eut pas à exercer longtemps son imagination pour qu’un tel rejeton prît place parmi ses personnages. Car cet enfant existait déjà. C’était celui de Jeanne Pouquet, alias Gilberte, et de Gaston de Caillavet, alias Robert, soit la petite Simone de Caillavet en personne.

C’est alors que Proust eut une de ces idées saugrenues et bouffonnes qui firent de lui, à la fin de sa vie, une sorte de clown étrange et attendrissant. "On avait l'impression d'un personnage du Musée Grévin. C'était à la fois comique mais extrêmement touchant. Et le touchant l'emportait beaucoup sur le comique" (P. Morand, in l'émission télévisée "Portrait-souvenir" de R. Stéphane, diffusée le 11 janvier 1962, visible sur le site ina.fr).

En 1908, déjà, le plan de l'oeuvre future est en train de se former dans son esprit. Un personnage s’offre à lui qui incarnerait une génération nouvelle. Mais il ne le connaît pas encore; sa mémoire ne lui offre aucun modèle disponible ; le temps presse car demain une autre idée, une autre trouvaille le solliciteront ; il lui faut, donc, sur le moment même où il ressent cette lacune, la combler d’un même mouvement, aller rendre visite au personnage en question, le contempler, le scruter, éventuellement lui parler, revenir ensuite chez lui immédiatement pour restituer son impression avant qu’elle ne se fane. Quelle heure est-il donc ? 22 heures ? Parfait, il est possible chez n’importe qui de surgir dès lors qu’il n’est pas encore minuit ! Alors, en route! Et voilà Proust, revêtu en hâte d’un pelisse et d’un chapeau melon, qui débarque à onze heures du soir chez les Caillavet et leur demande, ahuris, que leur fille lui soit "montrée tout de suite". Celle-ci, qui n’a que 14 ans est couchée déjà depuis deux heures, plongée dans le premier sommeil des enfants. Qu’importe ? On la réveille, on l’habille, on la fait descendre au salon pour que "Monsieur Marcel" puisse la contempler tout son saoûl.

Comme le remarque Emmanuel Berl : "La requête de Proust a un caractère un peu exorbitant. Elle serait inadmissible, n'était-ce sa très ancienne et tendre amitié pour Mme Gaston de Caillavet, pour le mari qu'elle a perdu, sans la longue habitude qu'elle a des bizarreries de Proust et de ses horaires désordonnés" (E. Berl : Le Proust de Painter, 1967 ; Essais, Julliard, 1985, p. 355). Dans cette même émission télévisée où Morand décrivit les aspects les aspects à fois comiques et touchants de Proust, Simone de Caillavet raconte que ce réveil brusque puis cette petite comédie à laquelle on lui demanda de se prêter l’aurait rendue "de très méchante humeur", mais qu’ensuite le monsieur moustachu se serait montré d'un charme si "ensorcelant" que ses préventions seraient tombées. Selon d’autres témoignages, elle aurait été au contraire ravie de parader ainsi sur demande et se serait prêtée complaisamment à la cérémonie de la présentation. Impossible de trancher entre ces deux versions…


Plusieurs années plus tard paraît Le Temps retrouvé et s’engage alors la métamorphose. Par la grâce du génie poétique, la petite peste Simone de Caillavet devient la resplendissante Mlle de Saint-Loup. Et ce n’est pas "un personnage mineur", comme la qualifie S. de Caillavet elle-même, que cette demoiselle incarna ainsi le temps d’une soirée ! C’est en elle, en la fille de Robert de Saint-Loup et de Gilberte Swann, que La Recherche du Temps perdu trouve sa vérité ultime, - et de manière inattendue et soudaine - que culmine et que s’achève la quête proustienne... Place donc, dans le prochain épisode, pour les quelques instants où elle apparaît dans la Recherche, à Mlle de Saint-Loup ! (à suivre)




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